Les mobilisations à Sciences Po (1), le surgissement d’un « Comité Palestine »

La mobilisation étudiante contre l’horreur dans la bande de Gaza s’est répandue comme une traînée de poudre autour du monde. En France, la contestation s’est d’abord organisée dans la prestigieuse université Sciences Po, à Paris, secouée par les manifestations étudiantes de février à mai. Retour sur ce semestre tendu qui a attiré l’attention nationale.

Le premier volet de notre enquête sur les mobilisations pro palestiniennes des étudiants de Sciences Po est consacré au Comité Palestine de Sciences Po.

Une série de Mateo Gomez

Avant le 7 Octobre, la question palestinienne à Sciences Po, l’université sensée former les futures élites françaises, est lentement mais sûrement en train de sombrer dans l’oubli et l’indifférence, comme partout ailleurs. Les mois précédents, les yeux ont plutôt été rivés sur la réforme judiciaire très contestée du gouvernement Netanyahu et sur la normalisation des relations avec l’Arabie Saoudite. Au programme, aucun cours spécifique sur le conflit (du moins à Paris), seulement des mentions occasionnelles lors de cours portant sur des thèmes plus larges comme les relations internationales ou l’anthropologie. Sciences Po, comme le monde, était passé à autre chose, à un autre Moyen-Orient, où les deux millions de Palestiniens enfermés à Gaza n’étaient plus qu’une note en bas de la page qui décrivait les nouvelles problématiques de la région. Qui aurait pu croire, dans ces conditions, qu’un soutien ardent pour la cause palestinienne couvait au sein de nombreux esprits dans les couloirs du 27 rue Saint Guillaume?

Mathias Vicherat, ex-directeur de Sciences Po. Il démissionne le 13 mars à cause d’une affaire de violences conjugales.

Une direction très réactive

La réaction s’est pourtant manifestée au quart de tour.  Deux jours après la déflagration du 7 octobre, le directeur de l’école, à l’époque Mathias Vicherat, envoie à tous les étudiants, professeurs et salariés un message par mail. “Israël a été la cible d’une série d’effroyables attaques terroristes. Le bilan provisoire de ces attaques et de la riposte qui a suivi est d’ores et déjà de centaines de morts, d’otages et de plusieurs milliers de blessés.”. Il croit sûrement bien faire, et peut-être aussi surtout, faire comme tout le monde: condamner l’horreur des attaques terroristes, penser aux victimes, exiger la libération des otages. Il ne s’imagine pas qu’au sein même de l’institution qu’il préside, où règne un calme relatif depuis sa nomination au printemps 2022, la colère se propage comme une traînée de poudre. Le jour même, une pétition atterrit dans toutes les boîtes mail de l’université, exigeant un message plus équilibré de la part de la direction: “Dire que vous condamnez ces attaques terroristes sans reconnaître le contexte d’occupation militaire de la Palestine par Israël depuis 75 ans […] nie au peuple palestinien son droit à l’auto-détermination.” Cette pétition, signée simplement par des “alumni et étudiants de Sciences Po”, marque le début de la contestation organisée à Sciences Po pour la question palestinienne, qui aura été longue et inextinguible, et aura fait couler beaucoup d’encre. Une partie des futures élites de la nation se sera révélée être disruptive, pro-palestinienne, enragée, et infatigable.

L’enquête sur le Comité Palestine de Sciences Po, grand moteur des mobilisations, est semée d’embuches. A deux reprises, au moment d’établir contact avec des membres du mouvement, on ne me dit rien et on me redirige vers des étudiants spécialisés dans le contact avec les médias.

“On doit faire attention, tu comprends. On n’a pas envie de se faire taxer de n’importe quoi”, me lâche une militante.

J’appréhende mon appel avec une responsable chargée de communication avec les médias. Et si elle ne me lâchait que des platitudes? Et si elle n’osait rien dire? Les peurs se révèlent assez fondées: elle ne me recontacte même pas. Pour mieux m’informer, je dois en réalité m’éloigner du cœur du mouvement, qui a généralement la langue liée. Je contacte Angela, étudiante en M2 et militante de longue date, et Adèle, étudiante en M1. Ex-syndicaliste, elle est depuis longtemps dans les cercles militants universitaires, et connaît bien la question du Comité sans pour autant être en son centre. Trois axes se dégagent: l’organisation lâche, la peur des militants, et la surprenante pérennité du mouvement.

Une manifestation étudiante pro-palestinienne le 26 avril

Une nébuleuse insaisissable

Le Comité Palestine n’est pas un syndicat comme l’Union Étudiante, ni une association accréditée comme la Students Justice for Palestine (SJP). Le terme plus vague de “collectif” lui correspond mieux. “C’est plutôt une nébuleuse”, explique Adèle. “Ce n’est pas du tout structuré, il n’y a aucune hiérarchie. Pour les rejoindre il ne faut signer nulle part”. C’est une organisation qui n’a pas de chef, pas de comité exécutif, pas de branches ou de sections, pas d’adhésion formelle. Cette nébuleuse insaisissable (au grand dam de l’administration, qui n’y trouve aucune tête à faire sauter), qui ne communique à ses membres qu’à travers les boucles encryptées de Telegram et le bouche à oreille, est pourtant d’une organisation redoutable, et mène toutes les actions pro-palestiniennes à Sciences Po avec une efficacité impressionnante. Sur sa page instagram, le Comité se présente comme “autogéré”, c’est-à-dire sans leaders,  et “n’a pas d’affiliation politique et n’est pas responsable de ses soutiens”. C’est une image résolument démocratique et horizontale que se donne le mouvement militant. 

Néanmoins, même s’il est effectivement loin des structures bien plus rigides d’un syndicat ou une association, le mouvement doit bien s’organiser d’une manière ou d’une autre. “Ils te diront que tout se fait lors des AG [assemblées générales] démocratiques et dans les boucles Telegram, mais en réalité ce n’est pas aussi simple que ça”, continue Adèle. “Il y a en réalité un noyau dur qui organise les actions militantes, et le reste suit et confirme”. C’est en petit comité que se décident les spécificités des blocages, des occupations, et du format des manifestations. Ce qui est normal, s’empresse d’ajouter la militante. Si  le Comité annonçait toutes les actions coup de poing à tout le monde largement en avance lors des AG, elles seraient bien plus faciles à désamorcer et à réprimer pour l’administration, très soucieuse de l’image de l’école.

Les AG remplissent un rôle de contrôle, elles assurent le suivi

Ces grandes assemblées générales servent surtout à “légitimer les décisions du noyau dur”, indique Adèle. “Si c’était juste un petit groupe qui décidait tout de manière autoritaire, personne ne suivrait.” Les AG remplissent un rôle de contrôle, elles assurent le suivi – et les organisateurs se plient volontiers à leurs décisions, généralement consensuelles. “Si l’AG décide d’un truc, le Comité doit obtempérer”, confirme Angela.

Des étudiants devant Sciences Po brandissant une pancarte réclamant un débat avec la direction

La peur de la répression

Mais qui est ce “noyau dur”, clou de voûte du mouvement et de son succès? C’est un secret bien entretenu. Adèle n’ose même pas faire une estimation du nombre d’étudiants qui le composent, encore moins de qui en fait partie, de ce que signifie “en faire partie”, et de comment ils s’organisent exactement. Angela indique seulement que c’est souvent des militants pro-palestiniens de la première heure qui le composent, qui font souvent déjà partie d’autres organisations.  Mais vu la petite taille du Comité Palestine (de 150 à 300 personnes), des leaders naturels émergent nécessairement, malgré les efforts en horizontalité. Adèle en énumère deux principaux: Hubert et Isham.

Hubert est la face médiatique du mouvement, il est passé sur BFM, sur RTI, sur France Inter, et plus. Calme, articulé, et à l’aise devant les caméras, il est le porte-étendard idéal. Isham, par contre, est un personnage bien plus difficile à cerner. Palestinien, il refuse généralement de partager son nom de famille et de passer sur les plateaux télé. Militant pour la cause bien avant le 7 Octobre, il essaye de se faire discret malgré son charisme – mais c’est lui le leader de fait.

Pourquoi une telle discrétion? Ça, les éléments les plus investis veulent bien en parler. C’est simple, les militants craignent. C’est un deuxième axe essentiel à la compréhension du Comité Palestine, et au secret qui l’entoure sur lequel je butte. Les menaces des sanctions et de l’expulsion, que l’administration a brandi à tour de bras à chaque épisode de blocage ou d’occupation, pèsent évidemment sur les militants, mais pas que: les informateurs de l’administration, qui s’immiscent dans les AG et les boucles Telegram, créent de la méfiance envers les inconnus, mais surtout, les militants sont inquiets pour leur futur. “Et s’ils ont des difficultés sur le marché du travail pour avoir été militants palestiniens? Et si ils ont un casier judiciaire dès leurs 20 ans? Et s’ils se font arrêter et interroger par la police? Et s’ils se font harceler par des fachos? Tout ça c’est des vraies questions qu’ils se posent”, affirme Adèle. Ils n’ont rien à cacher… si ce n’est leur identité. La peur impose une rigueur et une discipline que d’autres mouvements n’ont pas forcément. C’est pour cela que les langues ont du mal à se délier et qu’on me redirige, en tant que membre de la presse, vers les étudiants rompus à l’exercice com. 

“La formule gagnante”

Mais cette organisation lâche, et cette discipline auto-imposée, sont ce qui font (peut-être paradoxalement) du Comité Palestine une organisation aussi durable que non-controversée au sein des cercles militants. Dès sa création, à la rentrée en janvier, elle se rend vite compte de sa vulnérabilité aux critiques. Il faut dire que le débat public sur la question est tout sauf apaisé – la moindre erreur est brutalement punie par des accusations d’antisémitisme, islamo-gauchisme, et plus. Certains médias n’attendent que ça. C’est dans ces conditions que se forge son atout idéologique principal: un certain apolitisme. Le Comité reste volontairement vague, il ne propose aucune solution politique au conflit, aucune modalité d’un potentiel cessez-le-feu, aucune demande de positionnement de politique étrangère. Cela lui permet de rester rassembleur et d’éviter un embrasement en interne. “Ils n’appellent pas au décolonialisme ou l’intersectionnalité ou à des trucs bien gaucho. C’est une question de droit international, pas de politique” insiste Angela. La question appartient à tout le monde, pas seulement à une partie de la gauche. “Les syndics étaient d’ailleurs soulagés quand le Comité est apparu”, se souvient Adèle. “Ils n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur comment mener la lutte. Mais le Comité a trouvé la formule gagnante”. 

Grâce à l’apolitisme et les craintes militantes, la parole se police presque toute seule: non seulement il n’y a aucun signe d’antisémitisme lors des blocages et les AG, mais même l’antisionisme ou alors les appels à une solution à deux états sont absents des chants, slogans, et débats, et communications officielles (j’ai pourtant bien tendu l’oreille). Ce serait hors sujet. Seule vraie gaffe médiatique: les mains peintes en rouge sang lors d’une manifestation en avril, perçue par les médias comme antisémite, car faisant référence au lynchage de deux reservistes israéliens lors de la deuxième Intifada. Évidemment sans faire exprès, d’après les militants. “BFM a appris avant nous qu’on était apparemment antisémites”, ironise un militant anonyme. Un incident qui est plus un reflet de l’âge et l’inexpérience des jeunes plutôt que d’une idéologie antisémite.

Des demandes mûrement réfléchies

Il est vrai que cette dernière option ne serait pas du tout congruente avec les demandes précises du Comité, très conscient de ses limites. Elles se limitent au strict cadre de Sciences Po, et s’attaquent notamment à la communication et l’inaction de l’administration. Mais que peut donc faire Sciences Po? Demandent certains. Et bien, appeler à un cessez-le-feu. Vous empêchez le débat, accuseront des politiques, et bien, organisons-en un, rétorque le Comité. Voulez vous cesser les partenariats avec les universités Israéliennes? Non, seulement mettre en place un comité d’éthique pour les évaluer. C’est d’une concision impressionnante, aucun détail n’est oublié.

Car ce n’est pas que la peur, ou le type d’organisation, ou la visée politique qui ont mené au succès et à la pérennité du comité. C’est également une colère inextinguible, une rigueur nécessaire, une capacité organisationnelle à toute épreuve, et, oserais-je peut-être, une intelligence digne des futures élites de la République, qui a permis à un mouvement étudiant aussi hétéroclite que redoutable de naviguer sans couler l’épineuse question israélo-palestinienne.