Notre portrait du général Saïd Chengriha, l’homme fort d’Alger

Notre chroniqueur Mathieu Chamant dresse le portrait du chef d’état major de l’armée algérienne, le général major Saïd Chengriha, l’homme fort par défaut du régime algérien. Ce haut gradé est souvent mal connu parce que éduqué dans la culture du secret, formé chez les militaires soviétiques peu communicatifs et grandi dans une Algérie marquée successivement par une quasi guerre civile (1992-1998) et menacée d’isolement international face à un Maroc agressif, un Mali hostile, une France distante et une Russie moins confiante  qu’elle n’était avec son allié traditionnel

Le patron de l’armée algérienne, Said Chengriha, confirme sa prééminence au sein de l’État

Origines et formation : un officier né dans la rigueur

Saïd Chengriha naît le 1er août 1945 à El Kantara, dans les Aurès, région montagneuse où la mémoire guerrière est un héritage presque intime. Le récit familial — peu documenté mais évoqué dans divers portraits — rappelle une lignée d’agriculteurs et de petits commerçants, marqués par les contraintes du milieu rural et par la proximité historique des mouvements insurrectionnels. Même si peu d’informations publiques existent sur ses parents et sa fratrie, un point ressort : une éducation dure, disciplinée, structurée par la rareté matérielle et les codes d’honneur locaux.

Cette génération née avant l’indépendance a grandi dans un environnement où la militarisation de la société — due à la guerre d’indépendance — était omniprésente. Après l’indépendance, la jeune Algérie a besoin d’officiers formés : Saïd Chengriha, fait le choix des armes et le service de son pays. Il fait partie de ceux qui sont envoyés dans des écoles d’artillerie et de blindés, d’abord en Algérie, puis dans des académies soviétiques.

La doctrine soviétique, très structurée, va marquer durablement sa vision de l’organisation de l’armée algérienne:

  • La primauté du commandement hiérarchique,
  • cLa entralité des forces blindées,
  • L’importance de la profondeur stratégique,
  • méfiance envers les influences extérieures, notamment la France dont il n’a jamais été proche, comme le prouuve le mauvais climat qui a présidé à sa rencontre avec Emmanuel Macron à Paris.

Ses camarades de promotion le décrivent comme un soldat calme, silencieux, méthodique, d’une discipline presque ascétique.

La captivité à Amgala : l’ombre du récit

Parmi les récits qui circulent sur sa carrière, l’épisode d’Amgala  est celui qui revient le plus souvent, mais sans preuves irréfutables. Cet oasis est situéedans le Sahara (près de la frontière avec la Mauritanie). En 1976, dans le cadre de la guerre du Sahara occidental (impliquant le Maroc, l’Algérie et le Front Polisario), plusieurs batailles ont eu lieu à Amgala, la première fin janvier 1976, et une seconde du 14–15 février 1976. 

Saïd Chengriha était alos capitaine dans l’Armée nationale populaire algérienne (ANP) à la tète d’un bataillon algérien (avec des éléments du Polisario selon certaines sources) à Amgala. Lors de la bataille, le jeune officier ainsi qu’un un nombre important de soldats algériens ont été faits prisonniers par les Forces armées royales marocaines (FAR). Selon certaines versions, il aurait été brièvement capturé lors des affrontements entre forces marocaines, sahraouies et algériennes. L’anecdote structure en partie l’imaginaire autour de Saïd Chengriha même si elle n’est pas prouvée par des archives militaires ou diplomatiques.

Elle reste toutefois un élément symbolique clé dans la manière dont certains médias marocains et algériens construisent l’image de ce général. Dans les échanges géopolitiques, l’histoire sert parfois de mythe narratif, comme si une humiliation supposée avait façonné sa fermeté actuelle.

Un général façonné par le désert

L’essentiel de la carrière de Saïd Chengriha se déroule dans les zones les plus dures du pays :

  • le Sud algérien,
  • les régions militaires frontalières, notamment avec le Maroc à qui il voue une constante détestation
  • les secteurs sahariens stratégiques.

Il commande des brigades blindées, puis prend la tête de la 3ᵉ région militaire, zone sensible pour le contrôle du Sahara occidental et du sud-ouest algérien. Il devient ensuite chef des forces terrestres (CFT), l’un des postes les plus stratégiques de l’ANP, la voie royale pour accéder au poste suprême et convoité de CEMA (chef état-major des armées).

Ces dernières années renforcent chez lui trois convictions :

  1. Le désert est le véritable champ de bataille d’avenir.
  2. Les frontières sont des lignes de vie.
  3. L’Algérie n’est en sécurité que si elle surveille elle-même son espace.

Lorsqu’il est nommé chef d’état-major en 2019, après la mort brutale d’Ahmed Gaïd Salah, il arrive donc avec un bagage opérationnel extrêmement solide.

L’école du soupçon

Saïd Chengriha appartient à une génération marquée par la décennie noire de lutte contre les maquis islamistes, les conflits frontaliers et les ingérences étrangères dans le sentiment parfois obsessionnelle de son pays devenu une forteresse assiégée

Sa psychologie — telle qu’elle ressort des discours, des gestes institutionnels et des analyses internes — peut se résumer en quatre traits :

  1. La prudence stratégique : Tout changement rapide est suspect : doctrine héritée de l’armée algérienne d’après-guerre froide.
  2. La centralité de la souveraineté : Refus de la présence militaire étrangère, défense d’un contrôle total du territoire.
  3. L’obsession des frontières : Les frontières sont des sanctuaires, non des espaces à négocier.
  4. Le secret, de façon caricaturale : Le silence est un outil, pas un trait personnel isolé. Cette discipline presque monastique crée une image paradoxale un homme invisible, mais omniprésent dans les structures du pouvoir.

 

Chengriha et Tebboune : un équilibre fragile, mais contrôlé

Contrairement à Ahmed Gaïd Salah, qui avait incarné une figure quasi politique, Chengriha maintient une posture plus institutionnelle après être devenu ministre de la Défense à part entière peu après la première élection de Tebboune à la Présidence. Ses relations avec le président Abdelmadjid Tebboune peuvent être décrites comme :

  • Fonctionnelles, chacun connaît l’espace de l’autre. Tebboune gouverne, Chengriha sécurise.
  • Complémentaires: le président a besoin d’un chef d’état-major stable le chef d’état-major a besoin d’un président légitime pour consolider l’équilibre interne.
  • Stratégiquement alignées sur le Sahara occidental, le Sahel, la souveraineté énergétique les lignes sont communes.
  •  Ces relations sont tout sauf fusionelles. Tout indique qu’ils se consultent régulièrement, sans travailler ensemble et sans s’exposer inutilement.Aucune image de binôme politique n’est entretenue. Depuis 2022, plusieurs dossiers montrent que Chengriha conserve un rôle d’arbitre suprême au sein de l’État, comme on en a eu la preuve durant la longue attente qui a présidé à l’amnistie de Bouallem Sansal souhaitée par la Présidence algérienne depuis un an.  Pour autant, le patron de l’armée algérienne ne cherche pas la lumière, à l’exception du pilotage des exercices de modernisation de l’ANP, tout en faisant tout pour installer les militaires au coeur des rouages de l’État et de la communication du régime notamment à la télévision publique 

Le Sahara, une fermeté structurelle

Depuis la rupture diplomatique de 2021, Chengriha supervise une politique de vigilance maximale face au Maroc.

  • Un renforcement massif de la surveillance de la frontière ouest,
  • La protection de Tindouf et des zones sahraouies,
  • Le maintien de l’axe stratégique de soutien au Polisario,
  • Le contrôle rigoureux des mouvements aériens et terrestres,
  • dissuasion sans confrontation ouverte.

Le véritable patron de l’Algérie qu’il est par défaut ne se vit pas comme un chef de guerre mais comme ce veilleur vigilant qui guette la moindre lueur menaçante de l’aube aux confins du Sahara pour tenter d’empêcher tout embrasement.

Le Sahel : priorité absolue depuis 2023–2025

La déstabilisation du Sahel est devenue la principale obsession de l’état-major.
Trois raisons :

  1. Le vide sécuritaire post-français

Le retrait progressif de l’armée française a transformé la région en mosaïque mouvante.

  1. L’essor des groupes armés

AQMI, groupes affiliés à l’EI, trafics transfrontaliers.

  1. Le rôle de la profondeur stratégique

Pour l’ANP, si le Sahel tombe, le Sud algérien devient une forteresse assiégée.

C’est pourquoi Chengriha multiplie :

  • séminaires nationaux sur le Sahel (2025),
  • rencontres bilatérales avec des responsables africains,
  • adaptation doctrinale de l’armée au désert,
  • renforcement des bases et dispositifs dans le Sud.

L’incident du drone malien abattu dans la nuit du 31 mars au 1er avril 2025 illustre la tension : l’armée agit selon un principe strict : tout ce qui entre sans autorisation est neutralisé.

Partenaires internationaux : équilibre et prudence

Lors de ses rencontres internationales, le général Chengriha abandonne parfois l'uniforme militaire
Lors de ses rencontres internationales, le général Chengriha abandonne parfois l’uniforme militaire
  • Russie

Partenaire militaire historique.
Doctrine et équipements restent majoritairement russes.
Relation stable, technique, jamais idéologique.

  • Chine

Coopération discrète sur les technologies duales, la cybersurveillance, les infrastructures stratégiques.

  • France

Relation paradoxale : coopération sécuritaire ponctuelle mais méfiance historique.
Le retrait français du Sahel a renforcé l’importance du rôle algérien.

  • Turquie

Partenariat pragmatique, notamment sur certains segments technologiques (drones, blindés), sans basculement stratégique.

  • États africains

Rencontres diplomatiques militaires régulières (ex. Rwanda en 2025).
L’Afrique devient un terrain central de projection non militaire mais institutionnelle.

Chengriha apparaît alors comme le chef d’état-major d’une puissance régionale prudente, refusant les alliances rigides mais multipliant les partenariats opportunistes.

Un général dans l’ombre

En 2025, Saïd Chengriha est devenu l’un des responsables militaires les plus influents du Maghreb et du Sahel.
Son parcours raconte :

  • une génération d’officiers façonnés par la rigueur,
  • une conception militaire de la souveraineté,
  • une méfiance totale envers les ingérences,
  • une vigilance constante à l’égard du voisinage,
  • une obsession des frontières et des équilibres.

Il n’est pas un homme d’apparat mais un homme de structure.
Pas un stratège flamboyant, mais un stratège vigilant.
Son style n’est pas l’autorité visible mais la présence silencieuse.

Il est, plus que tout, l’ombre qui veille sur la forteresse algérienne — du Sahel au Maghreb.

Bibliographie / Sources consultées

Communiqués officiels et institutions

  • Ministère algérien de la Défense (communiqués 2019–2025)
  • Présidence de la République (décrets de nomination, communiqués diplomatiques)
  • Dépêches APS sur les visites et rencontres militaires

Presse spécialisée et think tanks

  • Africa Intelligence (dossiers sur l’ANP, 2020–2025)
  • International Crisis Group (rapports Sahel & Algérie)
  • Menas Associates, Gulf State Analytics (notes sur l’équilibre Maghreb-Sahel)
  • Middle East Eye, Al-Monitor (analyses régionales)
  • Jeune Afrique (portraits de dirigeants, analyses ANP)

 

Presse internationale

  • Reuters (incidents frontaliers, affaires sahéliennes)
  • AFP (politique algérienne, Sahel)
  • Le Monde, El País, La Vanguardia (géopolitique régionale)

Ouvrages / références académiques

  • Aït-Aoudia, Myriam. L’Algérie contemporaine
  • Addi, Lahouari. L’armée algérienne et le pouvoir
  • Rapport SIPRI (équipements militaires)