La crise a été désamorcée de justesse le 17 août au soir. La tension entre le gouvernement de Niamey et le plus grand syndicat de magistrats du Niger menaçait les deux parties de sérieux dommages collatéraux. On ignore encore si les mesures de rétorsion très dures prises auparavant par le gouvernement vont être levées mais on semble s’acheminer vers une solution négociée qui évitera de «casser la calebasse».
On doit cette issue à la médiation du président de la commission «paix, sécurité cohésion sociale et réconciliation nationale» du Conseil Consultatif de la Refondation, l’organe «législatif» de la transition installé en juin dernier. Selon un communiqué publié par son service de communication, le chef traditionnel Bachir Harouna Mahamadou Hambali a conduit les deux parties vers un «accord mutuellement acceptable, fondé sur le respect et dans l’intérêt de la patrie», en faveur de «la stabilité institutionnelle» et du «renforcement de la cohésion sociale au Niger.»
Reste que l’épisode d’emballement, surgi à l’improviste, est révélateur des défis majeurs qui restent à surmonter pour la junte mais aussi des agendas cachés de plusieurs acteurs politiques et de la société civile.
Démagogie homophobe
Tout a commencé le 5 août. Ce jour-là, deux jeunes filles sont relaxées d’outrage à la pudeur par le juge Bachir Djibo, qui siège au tribunal de grande instance de Niamey.. Poursuivies en raison de leur relation amoureuse homosexuelle – sujet qui cristallise les indignations populaires – elles sont relaxées dans le cadre strict de l’application de la loi, les faits s’étant déroulés en privé et le délit n’étant donc pas constitué.
Deux jours plus tard, le ministre de la Justice Aliou Daouda, un ancien haut magistrat très compromis sous les régimes antérieurs, retire le juge de son poste et le met à disposition de l’administration centrale, outrepassant le principe d’inamovibilité – bien que surtout de papier – qui régit la magistrature. Aussitôt, le Syndicat autonome des magistrats du Niger (SAMAN) réagit contre cette mutation sanction,. Dès lors, c’est l’escalade.
Le 7 août, plusieurs syndicats de la justice, dont le SAMAN, sont purement et simplement dissous par le ministre de l’Intérieur, à la demande de son collègue de la Justice qui s’en explique le lendemain dans un point de presse agité, où il affirme vouloir ainsi restaurer l’autorité de l’Etat.
Des «dérives graves»
Le 12 août, l’Ordre des avocats se jette dans la mêlée. Il qualifie les arrêtés d’illégaux et dénonce «les actes d’une gravité sans précédent» de son ministre de tutelle qui «assume avec gloire et éclat la compromission de la liberté syndicale, de l’indépendance de la justice et de la liberté d’expression.» Déjà mobilisé depuis plusieurs mois contre «les dérives graves qui fragilisent (le) système judiciaire et sapent les fondements même de l’Etat de droit», le barreau en profite pour dénoncer à nouveau «les violations répétées de l’état de droit commises au Niger», à travers «le refus d’assistance aux justiciables devant certaines instances, les interpellations illégales et les détentions extrajudiciaires dans les locaux de la Direction Générale de la Sécurité extérieure (DGDSE) (ndlr : plusieurs personnes y sont détenues depuis des mois sans accès à leur famille ni à leurs avocats), la résistance et l’entrave à l’exécution de certaines décisions de justice.» Pour les avocats nigériens, le pouvoir ravive ainsi «les pratiques arbitraires d’un passé sombre que le peuple nigérien croyait à jamais révolu.»
Appuyant là où ça fait mal – la sincérité de la junte à purger les injustices du passé – le bâtonnier s’interroge sur une «sélectivité inquiétante lorsque le pouvoir se montre d’une célérité implacable pour dissoudre des organisations ou raser les habitations de citoyens vulnérables et, dans le même temps, affiche une lenteur coupable à sanctionner les crimes économiques les plus graves.» Le communiqué de soutien aux syndicalistes de la magistrature se termine par l’annonce de deux jours de dépôt de robe les 14 et 15 août.
Un ministre mal placé pour faire la morale
Le 13 août, le SAMAN réplique à son tour au ministre. Il l’accuse d’être en échec dans son poste, n’ayant, en deux ans, «initié aucune réforme majeure dans ce secteur clé de la vie de notre Nation» mais plutôt «réussi à créer un climat de stress permanent chez tous les acteurs judiciaires.» La dissolution du syndicat «constitue une attaque inacceptable contre le droit des magistrats à s’organiser pour défendre leurs droits et les valeurs de la justice. Elle sape la séparation des pouvoirs et porte un coup sévère à la crédibilité des institutions nigériennes», martèle le secrétaire général du SAMAN, Bagna Abdourahamane Abdoul Nasser, dans son communiqué.
Mais au-delà des principes, le syndicat juge le ministre particulièrement mal placé pour lui faire la morale sur le terrain des moeurs puisqu’il a été exclu du SAMAN en 2003 après avoir épousé une femme dont il venait lui-même de prononcer le divorce. A l’époque, cette «indélicatesse» lui a également valu une «affectation-sanction à l’administration centrale du ministère de la Justice.»
Bagna Abdourahamane Abdoul Nasser,
A travers le président Abdourahmane Tiani dont il est très proche – la rumeur les dit même cousins -, le ministre poursuit sa croisade vengeresse. Le 14 août, le général signe un décret radiant de la magistrature le secrétaire général du SAMAN. Parallèlement, il signe une ordonnance «relative à la discipline des magistrats pendant la période de la Refondation», par laquelle il proclame qu’il «peut décider de toutes mesures qu’il juge opportunes en cas de faute grave ou flagrante ou de tout autre comportement de nature à jeter le discrédit sur les institutions de l’Etat.»
Dans le même temps, le secrétaire général adjoint du SAMAN, Mahamadou Moussa, signe un communiqué de protestation contre la radiation de son collègue demandant sa réintégration et appelant à un mouvement «justice morte» illimité.
«Cette dérive autoritaire sans précédent dans notre pays intervient le lendemain de l’exercice, par le BEN/SAMAN, de son droit de réponse face au point de presse incendiaire (du ministre), truffé de contre-vérités et de fausses accusations contre la magistrature nigérienne, le tout teinté de jet de discrédit sur une décision de justice», écrit le secrétaire général adjoint, aussitôt radié, à son tour, par le général Tiani.
Une société civile partagée
La transcription d’un message radio du ministre de la justice daté du 15 août transpire sur les réseaux sociaux. Adressé à tous les présidents de juridictions et tous les chefs de parquet et de parquet général, le télégramme leur ordonne «de bien vouloir rappeler aux magistrats que la grève projetée sous le couvert de SAMAN dissous est illégale dans la forme et le fond.»
La société civile plaide le chaud et le froid. Le SAMAN est l’un des piliers de la vie syndicale du pays et il est donc soutenu par la majorité des acteurs sociaux et des syndicats. Mais d’autres agitent le chiffon rouge de l’homosexualité pour tenter de mobiliser les esprits contre les juges, sur fond de défiance ancienne et généralisée des Nigériens à l’égard de la justice.
Sur le front des moeurs, une réforme du code pénal a été entreprise par le régime de Mohamed Bazoum en 2022, qui réprime expressément l’homosexualité. Mais le nouveau texte n’est toujours pas adopté.
Un ministre compromis dans les régimes précédents
La justice est l’un des grands échecs des régimes précédents. Les Nigériens ont assisté, depuis 2011, à sa caporalisation et sa politisation à outrance, sans parler des scandales de corruption voire de trafic de stupéfiants qui ont éclaboussé des juges. Plusieurs magistrats contestés ont, en outre, présidé des démembrements régionaux de la CENI lors de scrutins nationaux marqués par une fraude systémique. Finalement, la justice est apparue comme le symptôme de la faillite morale et institutionnelle de l’Etat.
Pour beaucoup de nigériens, seul le régime d’exception porte désormais l’espoir d’un Niger plus juste. Mais, de l’autre côté, le nouveau régime ne semble pas en mesure non plus d’impulser le vrai changement attendu des Nigériens. Et la personnalité du ministre en atteste. Nommé par le général Tiani par le même réflexe que le prédécesseur de ce dernier, Salou Djibo, en 2010, de s’entourer de ses parents et amis, le ministre est connu plutôt défavorablement de l’opinion publique et des milieux judiciaires pour son zèle au service des régimes précédents.
Le SAMAN y fait allusion dans son premier communiqué en estimant qu’il devrait plutôt se faire modeste «quand il évoque des sujets sur l’éthique et la déontologie.» Sanctionné au début des années 2000 par le président Mamadou Tandja pour des soupçons de corruption, le magistrat a été ensuite promu par le régime de Mahamadou Issoufou, jusqu’à devenir président de la cour d’appel de Niamey en 2021, président de la commission électorale indépendantes de Tillabéri la même année lors du scrutin qui a porté Mohamed Bazoum aux affaires, après avoir occupé, en 2020, le poste de confiance de président du tribunal militaire.
Des contentieux juridico-militaires
Il avait ouvert les sessions du tribunal militaire cette année-là par un exercice de communication dans le quotidien d’Etat le Sahel, jurant ses grands dieux que la juridiction était «très respectueuse des droits de ses justiciables», de leur représentation par un avocat et, ses décisions «susceptibles de recours.» A la barre du commissaire du gouvernement se tenait, comme pour toutes les autres audiences du tribunal militaire des régimes Issoufou et Bazoum, le général Abou Tarka, désormais en fuite à l’étranger.
Il se peut d’ailleurs que le contentieux du ministre avec le bouillant secrétaire général du SAMAN trouve l’une de ses nombreuses sources dans les affaires militaires. En effet, siégeant en tant que juge des référés, le syndicaliste avait libéré, le 24 octobre 2023, l’un des officiers supérieurs incarcérés, le général Salou Souleymane, malade. Condamné à quinze ans d’emprisonnement par le tribunal militaire en janvier 2018 pour complot contre la sûreté de l’Etat, le général avait, à tort, été exclu du bénéfice du décret de remise gracieuse de peine signé le 1er juin 2020 par Mahamadou Issoufou, qui devait lui être appliqué en raison de son âge.
Dans son jugement, le magistrat estimait que l’Etat «à travers les actions des autorités chargées de l’exécution du décret portant remise gracieuse des peines» avait «procédé à l’exécution du dit décret dans des conditions discriminatoires, donc irrégulières.» La mauvaise foi des juges du Conseil d’Etat et des magistrats du parquet est patente à la lecture du jugement de 2023.
Des citoyens pas dupes
Un acteur de la société civile, Kaka Touda Mamane Goni, qualifie de «courageuse» cette ordonnance de Bagna Abdourahamane Abdoul Nasser et rappelle que le magistrat a ensuite été «affecté au tribunal de grande instance de Zinder où il officie actuellement comme juge d’instruction du 1er cabinet d’instruction.»
Le ministre Aliou Daouda, à la recherche d’une nouvelle virginité, a-t-il surfé sur l’homophobie ambiante pour se présenter comme un digne représentant de la «refondation» ? Puis, piqué au vif par la publicité autour de son passé peu glorieux, a-t-il voulu se venger, entraînant son ami le général Tiani dans son règlement de comptes ? C’est probable. Mais la sortie de route du régime est grave, puisque le général Tiani s’affranchit, finalement, de tout ce qui constitue l’état de droit au nom d’une Refondation qui peine à convaincre.
La haine des homosexuels ne suffira pas à masquer les vrais fragilités du régime. Beaucoup d’internautes, pas dupes, le relèvent et continuent de réclamer justice contre le régime de Mahamadou Issoufou et ses anciens serviteurs toujours au pouvoir. A quoi bon tous les sacrifices endurés si le changement n’est pas au rendez-vous ?