Interviewé le 23 octobre en arabe par le journaliste Wassim Nasr, le chef de la Katiba Macina, la première force djihadiste malienne, dresse les contours de la guerre qu’il mène depuis près de dix ans dans le delta central du Niger : alliés, ennemis, cibles, moyens. Pour décrypter le langage parfois allusif de l’émir issu de la communauté peule, Mondafrique a fait appel au chercheur Boubacar Ba, du Centre d’analyse sur la gouvernance et la sécurité au Sahel, excellent connaisseur des dynamiques sécuritaires régionales. Ce dernier a écouté l’interview dans sa version audio en fulfulde, la langue peule, traduite de l’arabe par le porte-parole de Hamadoun Koufa, Mahmoud Barry.
Mondafrique : Qu’est-ce-qui vous a frappé, d’emblée, dans cette interview ?
Boubacar Ba : Hamadou Koufa parle à un moment où il pense avoir étendu son pouvoir, sa vision et son ordre politique dans une grande partie du pays, bien au-delà du delta central du Nger. C’est un discours de puissance. Cette interview est une réponse à l’Alliance des Etats du Sahel (AES) : à la vision sécuritaire des trois pays du Sahel central, il répond par un projet djihadiste régional cohérent, même s’il ne développe pas les situations du Burkina Faso et du Niger qui ne relèvent pas de sa responsabilité.
Ce projet est assis, selon lui, sur un ordre idéologique tiré de l’Islam, une gouvernance et un ordre politico-juridique. Cette dynamique de réponse aux Etats n’est pas nouvelle. On l’a déjà vue à l’oeuvre lorsque Barkhane puis le G5 Sahel ont vu le jour en 2014 et 2015 : Hamadoun Koufa et ses amis ont alors créé le Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM) avec une stratégie sahélienne et des branches autonomes. Maintenant qu’ils font la guerre aux armées nationales et aux Russes, les «moudjahidine» (terme utilisé par Koufa et ses combattants) ont créé une formule de recentrage du GSIM dans les trois pays, à travers une action coordonnée de la Katiba Macina, la Katiba Serma et la cadette burkinabè de la Katiba Macina, Ansaroul Islam. Ils se déploient surtout dans le centre et le sud du Sahel oriental ainsi que le nord et l’est du Burkina Faso. Au Niger, selon plusieurs sources, ils ont créé un «mandiga» ou Almantaqa (une entité régionale) qui couvre la région ouest de Tillabéri, jusqu’à la frontière du Bénin, dans la réserve transnationale du parc W. Koufa sous-entend qu’un émirat autonome est en train de se construire dans ce pays après l’émirat du Mali et celui du Burkina Faso. Enfin, en réponse à une question de son intervieweur, il menace clairement les pays côtiers qui «oppriment et maltraitent leurs peuples.» Des attaques et des infiltrations des groupes apparentés à la Katiba Macina sont rapportées depuis des mois au Bénin, au Togo, au Ghana et au Burkina Faso.
Mondafrique : Cette interview, c’est une sorte de leçon de guerre de l’ancien prêcheur du delta. Qui sont ses alliés ?
B.B.: En l’écoutant, on comprend qu’il s’appuie sur deux alliés essentiels : l’organisation faîtière, le Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM), commandé par Iyad Ag Ghali, qui est sa couverture dans le djihad global, et l’organisation soeur du Burkina Faso, Ansaroul Islam, à laquelle il rend un hommage appuyé.
On dit parfois que «la force du cheval, c’est son sabot». Koufa est le sabot du GSIM, sa force de frappe principale. Et le GSIM assure l’articulation avec la vision globale d’Al Qaida. Les responsabilités de chacun sont décrites avec précision.
Mondafrique : Quelle est, selon Koufa, la source de sa légitimité et ses buts de guerre ?
B.B. : il pense qu’il est un envoyé de Dieu ; il est légitimé par l’Islam. Il n’est pas, dit-il, entré dans le djihad à cause du projet de code de la famille de 2009 au Mali, qu’il avait contesté à l’époque. « Les problèmes et la tragédie des musulmans au Mali et dans d’autres pays musulmans sont plus importants et plus dignes de sacrifice» que les enjeux de personnes et de familles», dit-il. «Nous combattons pour restaurer la règle islamique dans notre pays (…) mise à mal par ces apostats qui usurpent la règle de Dieu par la force, l’injustice et la tyrannie.»
Mais à cette défense de l’Islam, il ajoute celle des communautés peules. En réponse à une question de Wassim Nasr sur le risque que les actions de Koufa feraient courir à ces groupes, Koufa ne répond pas, sinon pour dire que l’appel islamique a pour but d’unir et non de diviser. Cette communauté pastorale à laquelle il appartient, il estime qu’elle est aujourd’hui discriminée par les gouvernants dans sa pratique de l’Islam et dans son mode de vie. Mais il ne cantonne pas le djihad à ce groupe : «Les Peuls, comme d’autres races musulmanes, vivent en marge de la religion et du monde. Ils ont été privés de leur religion et de moyens de subsistance décents pendant un certain temps. (…) Au fil du temps et de l’adversité, les Peuls ont compris qu’il n’y avait aucun autre moyen de regagner leur droit de vivre honorablement sous la domination de l’Islam que par le djihad.»
Koufa pense ici, sans les préciser, aux droit pastoraux, à la transhumance, aux systèmes de production, aux conditions de vie. Dans le Macina, il a imposé son ordre sur tous ces sujets. Il a fixé un prix plafond aux gestionnaires des pâturages pour l’accès aux éleveurs venus des zones exondées. Mais pour lui, le djihad va au-delà. Tous ceux dont les droits sont violés doivent y adhérer. Il glisse subtilement vers les autres groupes communautaires. L’homme qui a revendiqué l’attaque de l’école de la gendarmerie de Bamako, le 17 septembre, s’appelait Abou Houzeifa Al Bambari : le Bambara.
Mondafrique : Qui sont les ennemis de Koufa ?
B.B. : Les ennemis sont multiples. Il y a des Etats : ceux du Sahel mais aussi la France, l’Occident, la Russie. Il se montre plus critique envers la Russie qu’envers la France pour son action au Mali. Même si la France est fortement prise à partie, en fin d’interview, pour son action dans le djihad global. «Les crimes odieux commis par les mercenaires de Wagner et l’armée malienne ont accru la colère et le mécontentement du peuple car ils ont dépassé les crimes et les violations des Français (…) contre des civils désarmés. Ces derniers n’ont pas fait ce que les Russes ont fait», dit Koufa dans son interview.
De façon très politique et un peu paradoxale, il récupère le dégagisme anti-français actuellement très fort au Sahel en attribuant à ses frères d’armes le mérite du départ de l’armée française de la région, même si ce puissant sentiment de rejet a conduit à l’arrivée au pouvoir des gouvernements militaires que le chef djihadiste combat par ailleurs. «Il s’agit d’une victoire triomphale que Dieu nous a accordée. (…) C’est une revanche divine sur les dirigeants français qui se sont moqué de l’Islam (…) et ont soutenu ceux qui insultaient le Prophète de l’Islam Mohamed (…) Dieu a répandu dans le coeur des partisans et esclaves (de la France) le courage de se révolter contre elle, l’un après l’autre. (…) Ce qui a contraint la France à partir, brisée et humiliée.» S’éloignant du théâtre sahélien, Koufa s’offre le luxe d’y voir une «leçon pour la France» qui devrait «arrêter les injustices et les provocations à l’égard des musulmans en général et des musulmans africains en particulier (…) et leur montrer du respect.»
Mondafrique : l’autre grand ennemi, c’est l’Etat islamique. Les deux groupes divergent sur les cibles, les modes opératoires et la gouvernance.
B.B. : Pour Koufa, la guerre entre les deux groupes n’est pas de son fait. «Nous n’avons décidé de combattre cette secte égarée (…) qu’après avoir tout fait pour convaincre ses adeptes de suivre la vérité. (…) Malheureusement, nos appels sont restés vains car ils ont persisté dans leur égarement et se sont enorgueillis de leur puissance. Ils ont commencé à tuer des innocents sans discernement et à semer le désordre sur la terre», dit Koufa.
Il privilégie la litote, disant avoir été contraint «de les prendre par la main, de mettre fin à leur agression et d’endiguer leur méchanceté.» Après des années de durs combats, l’Etat islamique au Sahel a dû reculer devant les troupes du front constitué par la Katiba Macina, la Katiba Serma et Ansaroul Islam. La route du sud est désormais coupée. Le groupe se trouve confiné dans les régions de Menaka et Gao, au Mali, et de Tillabéri et Tahoua au Niger. Koufa s’en félicite, remerciant Dieu «de les avoir fait reculer dans des zones limitées.» Cependant, il affirme que «la porte des négociations pour résoudre les différends et régler les conflits est ouverte à tous ceux qui le veulent» et il reconnaît des «trêves locales et ponctuelles quand la situation l’exige.» Il refuse de répondre aux questions de Wassim Nasr sur les aspects communautaires du conflit entre les deux franchises djihadistes, qui recrutent toutes les deux largement dans les groupes peuls.
Mondafrique: Koufa clarifie les cibles et les moyens employés par son organisation. Mais sa vision de la licéité des actions varie largement, au gré des situations. Qu’en dites-vous?
B.B. : Koufa réaffirme dans cette interview que son groupe ne s’en prend ni aux ONG, surtout humanitaires, ni aux légitimités locales, ni, plus généralement, aux civils. «Les institutions humanitaires et les ONG ne font pas partie de notre stratégie», dit Koufa, sauf lorsqu’elles se mettent au service de ses ennemis. Plus généralement il affirme qu’il «ne fait pas partie de notre approche de la guerre de cibler des personnes innocentes ; nous combattons ceux qui nous combattent.» En effet, la majorité des actions menées ces derniers mois au Mali ont visé des cibles militaires. Mais il existe des exceptions. Que Koufa justifie. Quand des villages sont harcelés par les djihadistes, c’est pour de bonnes raisons, dit-il, et cela n’arrive qu’après «avoir épuisé tous nos efforts pour leur exposer nos arguments, leur répéter nos avertissements et avoir consulté les savants.»
Une même action peut être licite ou illicite en fonction de qui la commet et dans quel but. En somme, la fin justifie les moyens. Le même acte de guerre «peut, selon son auteur, être juste, à saluer ou à récompenser, ou erroné, à blâmer et désavouer.» C’est ainsi que Koufa justifie le blocus contre des villes par l’histoire du Prophète et de ses compagnons qui «assiégeaient parfois les ennemis dans des forteresses pendant de longues périodes et les chassaient de leurs pays vers des lieux où ils ne pourraient plus les menacer.» «En cela, ils avaient raison», insiste-t-il.
De même, il refuse de dénigrer les nombreuses exactions contre les civils commises par le groupe frère Ansaroul Islam, qu’il félicite au contraire pour sa guerre. «Nos frères du Burkina (…) ont atteint un haut niveau de Ribat (Garde) et de Djihad dans le Sahel. Et ils ont bien travaillé.» Pour Koufa, les actions du groupe sont licites puisqu’il réagit aux exactions commises par les volontaires de la patrie et punit les civils complices des forces de sécurité locales.
Mondafrique : que sait-on de la gouvernance de Koufa ?
B.B. : Koufa se rapproche de la guerre par le droit islamique développée par les Talibans en Afghanistan. Il s’appuie sur le Coran, les hadith et la jurisprudence développée au fil du temps par ses juges islamiques dans les zones qu’il contrôle. Il est vrai que cette justice, perçue comme plus rapide et moins corrompue que la justice de l’Etat, est bien accueillie sur le terrain. C’est cette justice, d’ailleurs, qui a accéléré l’expansion territoriale de la Katiba Macina. La Katiba Macina a aussi prôné davantage de justice sociale et familiale et d’équité entre les communautés peules autochtones et allochtones. Depuis 2016, 2017, les ressources pastorales et les fruits de la location des pâturages dans le delta central du Niger sont ramenés dans la cellule familiale, afin que personne ne soit laissé de côté.
Les éleveurs de la zone exondée, qui payaient un loyer pour faire paître leurs grands troupeaux dans la zone inondée, ont été entendus des chefs djihadistes du delta, souvent originaires de même communauté. Ils ont obtenu la baisse des loyers et un prix fixe pour l’accès aux bourgoutières, les pâturages situés sur les berges du fleuve. Ceci a créé des frustrés parmi les gestionnaires des pâturages qui redistribuaient une partie de leurs gains aux services étatiques. Les dioros (ou jowro), (les propriétaires coutumiers des pâturages) se sont appauvris ces dernières années avec la baisse forcée des loyers. Ils sont mécontents de leur perte d’influence, y compris dans la famille. Mais ils ne peuvent rien faire. Certains disent même que désormais, l’hivernage fait trois pauvres : l’herbe (le pâturage), la carpe (le poisson) et le dioro. Koufa a cependant souhaité garder un certain équilibre. Il ne conteste pas que les pâturages appartiennent aux autochtones. Mais il prône une utilisation plus juste des ressources, au nom de l’Islam.
Mondafrique : l’intervieweur d’Amadou Koufa insiste beaucoup sur le dialogue. Amadou Koufa y est favorable mais pas sans conditions.
B.B. : C’est la question la plus intéressante aujourd’hui : faut-il, peut-on négocier avec eux? Koufa répond par l’affirmative. Je pense qu’au-delà de son discours un peu guerrier, il accepte qu’il y a une opportunité et une possibilité de dialogue mais il n’en clarifie pas les formes. Alors que le Mali s’engage dans l’élaboration d’une charte de paix, cette interview apparaît comme un appel au dialogue, certes, mais à condition qu’il soit conforme aux intérêts de l’Islam et des musulmans. Koufa est favorable au dialogue mais imprécis sur sa forme.
Il distingue aussi le dialogue politique de la trêve locale. Le dialogue politique relève d’Iyad et la trêve locale des acteurs locaux. Elle n’est pas forcément durable. Elle est conclue quand «la situation l’exige.»