Tripoli a connu au cours des trois derniers jours l’une des phases les plus tendues et violentes des dernières années, notamment avec l’escalade des affrontements entre les forces loyalistes au gouvernement d’union nationale et les puissantes forces de la Radda [1]dirigées par Abd al-Raouf Karah. Alors que les violences se calment temporairement à Tripoli, la légitimité du pouvoir en place est remise en question par les institutions et par la rue
Dans la soirée du vendredi 16 mai, des sources ont fait état de la démission de plusieurs ministres et vice-ministres du Gouvernement d’union nationale (GUN) libyen, reconnu internationalement et dirigé par Abdul Hamid Dbeibah, suite aux pires violences qu’a connues la capitale Tripoli depuis des années.
Parmi les démissions annoncées figurent celles de : Badr Al-Din Al-Toumi, ministre des Administrations locales Abou Bakr Al-Ghaoui, ministre du Logement, Ramadan Boujnah, vice-Premier ministre et ministre de la Santé (suspendu pour enquête avril 2025) Mohamed Al-Houeij, ministre de l’Économie
Bechir Jouini

Libye, la région de Tripoli au bord d’une escalade militaire
La série d’événements a débuté dans la soirée du mardi 13 mai, lorsque des ordres directs ont été émis par le Premier ministre Abdul Hamid Dbeibah pour évacuer de force, par le biais de l’appareil de la Radda et de l’appareil de sécurité judiciaire[2], plusieurs sites sensibles : le siège de la Direction des transports (appelé An-Naqliya), la prison (la prison ouverte), et une installation connue sous le nom de « lieu de repos Sindbad », également appelée « Ar-Rahma ».
En conséquence de ces ordres, Mahmoud Hamza, commandant de la 444e brigade[3], a envoyé des unités des renseignements militaires (identifiables par leurs véhicules verts à cabine double) pour prendre le contrôle des installations évacuées. Parallèlement, les forces de la Radda ont entamé des contacts avec des formations de la région ouest, notamment depuis la ville de Zawiya, dans le but d’organiser une contre-attaque. Selon des observateurs, l’objectif était de contrer l’influence croissante de Dbeibah, accusé de vouloir concentrer le pouvoir entre ses mains en remplaçant les chefs des forces de sécurité par des commandants issus de deux villes alliées : Misrata (dont il est lui-même originaire) et Zintan (d’où est issu le ministre de l’Intérieur, Imad Trabelsi).
À l’aube du mercredi 14 mai, les forces de la Radda ont mobilisé leurs partisans dans les quartiers est de Tripoli, notamment à Soug al-Jumaa et le long de la route « Al-Chatt ». Des armes légères ont été distribuées aux civils rassemblés, qui ont été incités à ériger des barricades routières et à brûler des pneus dans des zones stratégiques comme Arada. Certaines de ces unités ont ensuite été envoyées vers des sites militaires sensibles, dont le complexe Ar-Rajma.
Sous la pression de la Radda, le commandement de la 444e brigade a ordonné à ses formations un repli tactique. Les unités des renseignements se sont retirées en premier, suivies par les forces quittant la prison et le centre des transports. Par la suite, les forces de la Radda et l’appareil de sécurité judiciaire sous les ordres ont repris le contrôle des sites.
Des affrontements directs ont immédiatement éclaté entre la Radda et la 444e brigade dans les zones des quartiers généraux de « An-Naqliya », » Ra’s Hassan » et près du « club Al-Ittihad ». Les combats ont duré toute la nuit du mercredi, la 444e brigade maintenant ses positions et ripostant aux tirs ennemis.
À l’aube du jeudi 15 mai, la situation s’est aggravée : les brigades 111[4] et 166[5], ainsi que l’appareil de sécurité publique, sont entrées en action, lançant des attaques coordonnées contre les positions de la Radda dans la zone d’Al-Ghiran. Les forces loyalistes ont avancé vers l’hôtel Al-Mahari, tandis que la 444e brigade a de nouveau progressé depuis Ra’s Hassan. Sous la pression combinée, les forces de la Radda se sont repliées vers l’aéroport de Mitiga, mais ont conservé le contrôle de positions clés dans les quartiers est de Tripoli, notamment sur la route Al-Chouk, le carrefour « Aoudat al-Hayat Entre-temps, les milices ont appelé à un cessez-le-feu humanitaire temporaire pour évacuer les civils des alentours de l’aéroport de Mitiga.
Entre-temps, certaines unités autrefois affiliées à l’ancien « Appareil de soutien à la stabilité » d’Abdul Ghani Al-Kikli[6] – éliminé le 12 mai – sont retournées sur les lieux des affrontements. Ces unités comprennent des factions armées surnommées « Les Ghaniyates », des groupes dirigés par Chalhouh et Osama Talish, ainsi que des factions loyalistes à Al-Madhghouqa (lui aussi éliminé avec Abdul Ghani Al-Kikli).
Selon des rapports, certains de ces éléments, opérant depuis l’aéroport de Mitiga, ont tenté de reprendre du terrain dans la zone d’Abou Salim, atteignant même Al-Raqi’at. Durant la nuit, une coalition inédite de milices de la ville de Zawiya – incluant des groupes de Mohamed Bahroun (alias « Al-Far »), Mohamed Seifaw, Othman Lahb et Mahmoud Ben Rajab – s’est déployée vers la région d’Al-Sayahiya. Des sources indiquent que l’objectif était double : reprendre l’initiative dans le scénario guerrier et soulager la pression exercée par les forces pro-gouvernementales sur le front est.
Retour précaire à la normale
Les principales factions armées de Misrata ont évité toute intervention directe dans les opérations. Des observateurs y voient une crainte des mouvements offensifs de l’Armée nationale libyenne (ANL) – commandée par le maréchal Khalifa Haftar – à l’est de Misrata (région d’Al-Chouweirf, près de Syrte, à 450 km de Tripoli). S’y ajoute un manque de conviction totale quant à la méthodologie de Dbeibah dans la gestion de la crise. Globalement, cette prudence refléterait une volonté de garder ses distances avec le Gouvernement d’union nationale (GUN), face à l’éventualité d’une nouvelle structure de pouvoir.
Un cessez-le-feu temporaire a été conclu le Jeudi 15 mai, sous la pression des habitants et de notables des quartiers de Zawiyat Al-Dahmani, Ben Achour, Al-Jaraba et de la route Al-Chatt. Cette trêve semble viser à contenir les répercussions politiques internes, d’autant que les bombardements et affrontements ont touché des zones historiquement épargnées par les violences depuis 2014.
Suite à cela, la vie a progressivement repris dans la ville : les commerces ont rouvert, les quartiers se sont animés, et des patrouilles de la Force de soutien aux directions de sécurité se sont déployées massivement, notamment dans le centre-ville, près des zones de désengagement.
Cependant, malgré le retrait des mécanismes et combattants des deux camps vers leurs bases, les Tripolitains n’ont pas caché leur méfiance envers l’accord. Dès la nuit tombée, les rues se sont vidées et les magasins ont fermé.
Une trêve fragile
Des observateurs soulèvent de multiples questions sur la nature de ce cessez-le-feu, ses acteurs et – surtout – sa capacité à résister aux complexités d’un conflit mêlant enjeux militaires, politiques et juridiques, avec des loyautés entremêlées et des centres de décision divergents.
D’autant que l’annonce du ministère de la Défense – mercredi 14 mai au matin, après plus de 7 heures de combats – d’un « cessez-le-feu » via le déploiement de « unités neutres » aux lignes de contact, n’a pas clarifié sa position sur les loyautés des belligérants. Notamment alors que la 444e brigade relève de ce ministère, et que les forces de l’Intérieur la soutiennent.
Dans un développement parallèle, un agent de sécurité a été tué lors d’une tentative de « prise d’assaut » du siège du gouvernement par des manifestants, vendredi, dans un contexte de tensions renouvelées, selon des sources officielles.
Dans un communiqué, le GUN a annoncé le décès d’un policier chargé de la sécurisation du bâtiment de la présidence du Conseil des ministres, après avoir été blessé par balle par des individus non identifiés. Le gouvernement a révélé que les forces de sécurité avaient « déjoué une tentative d’intrusion menée par des éléments infiltrés parmi les manifestants, visant le siège du gouvernement », qualifiant cette attaque de « violation directe des institutions de l’État ».
En conclusion de son communiqué, le gouvernement a mis en garde contre « toute tentative de provoquer des violences ciblant les manifestants pour attiser les tensions et déstabiliser le pays ».
Sur la plateforme « Hukoumatna » (Notre gouvernement), un enregistrement vidéo a été publié, montrant des dégradations sur une partie du mur d’enceinte du siège gouvernemental.
Dbeibah défend sa légitimité
Dans une déclaration officielle, Dbeibah a affirmé que la vision de son gouvernement repose sur le principe que « la stabilité durable en Libye passe par la dissolution de toutes les entités qui ont pesé sur le pouvoir depuis plus d’une décennie, prolongeant la division politique et entravant la construction de l’État » – une allusion voilée aux Conseils de la Chambre des représentants et d’État.
Concernant les grandes manifestations ayant éclaté après la prière du vendredi sur la place des Martyrs à Tripoli, réclamant la chute de son gouvernement, Dbeibah a déclaré :
« Le droit de manifester pacifiquement est l’une des conquêtes de la révolution du 17 février. Il reste garanti dans l’ouest de la Libye, où il s’exprime librement dans le cadre légal et le respect des institutions. »
Il a également remercié les membres du ministère de l’Intérieur pour leurs efforts dans la sécurisation de la manifestation, saluant leur engagement à « protéger les manifestants et maintenir l’ordre public ». Il a insisté sur le fait que « le démantèlement des groupes armés et le ralliement exclusif aux forces de police et de sécurité régulières constituent une exigence populaire majeure, essentielle pour bâtir un État de droit ».
Dans un communiqué publié vendredi, le GUN a affirmé suivre « les publications sur les réseaux sociaux évoquant des démissions de ministres et de vice-ministres », soulignant que ces informations « ne reflètent pas la réalité ».Le texte ajoute :« Le gouvernement comprend les pressions actuelles, mais rappelle que tous les ministres continuent d’exercer leurs fonctions normalement. Toute décision officielle sera communiquée exclusivement via les canaux habilités, et non par des publications non vérifiées. »
Le gouvernement de Dbeibah « a perdu toute légitimité politique, juridique et populaire ».« Ce gouvernement ne représente plus la volonté des Libyens. Il est donc illégitime et ne peut plus exercer ses fonctions. »
Khaled Al-Mechri, président du Conseil d’État suprême
Une crise politique sans précédent
Ces démissions plongent le gouvernement de Dbeibah dans sa pire crise politique depuis son arrivée au pouvoir)MARS 2021), le confrontant à une pression populaire croissante exigeant le départ du Premier ministreet l’accusant d’être responsable :
- Du chaos sécuritaireà Tripoli
- De la montée en puissance des milices armées
- Réactions internationales aux affrontements de Tripoli
Dans les premières réactions internationales concernant les violences du début de semaine, les coprésidents du Groupe de travail sur les droits humains[7] en Libye ont déclaré que les affrontements armés à Tripoli reflètent l’échec à protéger les civils et à respecter leurs libertés fondamentales. Ils ont exprimé une « inquiétude particulière » face aux rapports faisant état de l’utilisation de munitions réelles par les forces de sécurité pour disperser les manifestants dans la capitale.
Dans un communiqué conjoint publié vendredi soir, le groupe a exprimé son inquiétude face à la récente escalade de violence à Tripoli, qui a fait des morts et des blessés parmi les civils, endommagé des habitations et des infrastructures protégées, et conduit à une répression violente des manifestants. Le communiqué ajoute que les morts et blessés civils lors des combats dans les zones densément peuplées de Tripoli « constituent un échec manifeste de toutes les parties à respecter leurs obligations selon le droit international humanitaire de protéger les civils en toutes circonstances ».
Le groupe a également estimé que les bombardements et tirs ayant touché des habitations dans des quartiers résidentiels et endommagé des hôpitaux « mettent en lumière l’impact des affrontements sur les infrastructures civiles ». Les coprésidents ont insisté auprès de toutes les parties sur la nécessité de « prendre des mesures pour protéger les civils et les biens publics, en accordant une protection particulière aux hôpitaux ».
Ils ont souligné leur préoccupation particulière concernant les rapports sur l’usage de munitions réelles contre des manifestants, « alors que des centaines de personnes descendaient dans les rues de Tripoli pour réclamer un changement politique et le retrait des groupes armés de la ville ». Ils ont insisté sur la nécessité de garantir à tous les Libyens le droit à la liberté d’expression et de réunion pacifique sans crainte de représailles, appelant les autorités à mener des enquêtes indépendantes sur la répression violente et à poursuivre les responsables.
« Un environnement qui protège l’espace civique est essentiel pour garantir les droits humains et les libertés fondamentales. Il permet une participation politique inclusive et favorisera une transition politique en Libye basée sur un dialogue libre et ouvert », ont-ils ajouté.
Le communiqué a également mentionné des rapports faisant état du contrôle d’installations de détention par des groupes armés, appelant à la protection des droits des détenus et à leur traitement humain, ainsi qu’à la préservation de toutes les preuves pour les efforts de reddition de comptes nationaux et internationaux, y compris les registres des centres de détention. « La justice pour les victimes, les survivants et leurs familles doit être une priorité commune », a-t-il ajouté.
Des fragilités profondes
Cette crise a mis en lumière la fragilité de la situation sécuritaire dans la capitale et confirmé que ce paysage reste l’otage des groupes armés, tout en approfondissant l’impasse politique et en entravant les efforts déjà difficiles de l’ONU pour relancer le processus électoral suspendu, selon un rapport de la UNSMIL daté du 10 mai 2025.
Des observateurs estiment que les affrontements ont accru les craintes populaires d’un retour au scénario de la guerre totale dans la capitale, particulièrement dans le contexte de division politique entre l’Est et l’Ouest du pays. La persistance de cette situation menace de faire échouer toutes les tentatives de trouver une solution politique pacifique, risquant de provoquer une nouvelle explosion de la situation sécuritaire à Tripoli et de plonger le pays dans un conflit prolongé.
Le Gouvernement d’union nationale parviendra-t-il à surmonter cet obstacle ? Ou bien la Chambre des représentants et le Conseil d’État suprême dépasseront-ils leurs différends pour former un gouvernement unificateur et adopter une constitution qui mettra fin aux phases de transition ?
[1] https://rctoc.gov.ly/
[2] Karim Khan, procureur de la Cour pénale internationale (CPI), a annoncé lors d’un briefing devant le Conseil de sécurité le 15 mai 2025 que les comptes bancaires et les biens d’Osama Najim, d’une valeur de 12 millions de livres sterling, avaient été gelés. Il a appelé les autorités libyennes à remettre Najim à la CPI pour qu’il y soit jugé, tout en révélant que son bureau émettrait des mandats d’arrêt contre les auteurs de violations des droits de l’homme dans l’est et l’ouest de la Libye.
[3] Il s’agit d’une brigade relevant de la région militaire de Tripoli, créée en 2020 après la défaite des forces de Haftar dans sa guerre contre Tripoli.À l’origine, cette brigade était un détachement appelé « 20-20 », commandé par Mahmoud Hamza après sa séparation de la puissante Force de dissuasion (Radda) dirigée par Abd al-Raouf Karah
[4] La majorité des membres de cette brigade sont originaires de la ville de Misrata. Anciennement connue sous le nom de « 301ème bataillon d’infanterie » ou « brigade Al-Halbous », elle est commandée par Abdelsalam Al-Zoubi, un civil qui a activement participé à la résistance contre les forces de Haftar.Cette brigade a été fondée en 2022 par le Premier ministre Abdul Hamid Dbeibah lorsqu’il occupait le poste de ministre de la Défense. Elle relève de l’état-major général de l’armée et a son quartier général principal au camp Hamza, situé dans la zone de la route de l’aéroport.La 111ème brigade « Mujahfal » joue un rôle crucial dans la sécurisation du sud de la capitale Tripoli. Elle est déployée dans les quartiers du projet Al-Hadba (la colline), la route de l’aéroport, Al-Sawani et les environs de l’aéroport international de Tripoli.
[5] Une brigade qui jouit du respect d’une large partie de la population libyenne, placée sous le commandement de Mohamed Al-Hassan, originaire de Misrata. Elle relève de la région militaire centrale.Il est à noter qu’Al-Hassan a été transféré, accompagné d’un certain nombre d’officiers, à la 603ᵉ brigade d’infanterie, également sous l’autorité de la région militaire centrale. Par ailleurs, les 3ᵉ et 4ᵉ compagnies de la 166ᵉ brigade de garde et de sécurisation ont été rattachées à cette même 603ᵉ brigade d’infanterie.Ces mouvements illustrent l’instabilité qui règne au sein de la hiérarchie militaire et de son organisation.
[6] Cet appareil a été créé par décision du Conseil présidentiel en 2021 et était dirigé par Abdul Ghani Al-Kikli, surnommé « Gheniwa » (liquidé le 13 mai par des forces relevant du gouvernement d’union nationale). Cette structure a été bâtie sur les ruines du bataillon de sécurité centrale d’Abou Salim, qui avait son quartier général dans la municipalité d’Abou Salim à Tripoli et qui comptait parmi les plus importants groupes armés ayant résisté à l’offensive de Haftar contre Tripoli (2019-2020), subissant d’importantes pertes durant ce conflit.Les adjoints du chef de cet appareil étaient Ayoub Abou Ras, commandant du bataillon des révolutionnaires de Tripoli, et Hassan Abou Zreiba, dirigeant des brigades de Zawiya, avant leur expulsion de la capitale en 2022 pour leur soutien au gouvernement de Fathi Bachagha issu de la Chambre des représentants dans son conflit contre le gouvernement Dbeibah reconnu internationalement.L’Appareil de soutien à la stabilité a pour missions la protection des sièges officiels de l’État, la sécurisation des cérémonies et événements officiels, ainsi que la participation aux opérations combattantes. Ses membres ont été investis par le décret de création des prérogatives d’officier de police judiciaire.Le siège principal de l’appareil se situe dans le quartier Al-Fallah à Tripoli, avec une zone d’influence couvrant les quartiers d’Abou Salim, de la Colline Est et certaines parties du centre-ville et de la route de l’aéroport. Il dispose également de plusieurs annexes dans d’autres villes de l’ouest du pays.
- [7] Ce groupe de travail, qui relève du Processus de Berlin et se concentre sur le droit international humanitaire et les droits humains, comprend les Pays-Bas, la Suisse et la Mission d’appui des Nations Unies en Libye (unsmil).