Le sort des migrants tunisiens en Italie suscite une vague d’émotion depuis quelques semaines alors que l’Italie accélère la cadence des expulsions et que le mercredi 9 avril s’ouvre à Rome le procès dans l’affaire de la mort suspecte d’un jeune tunisien, Wassim Abdellatif. Mais les autorités tunisiennes servent loyalement la politique migratoire européenne.
Par Selim Jaziri

Wassim Abdellatif (26 ans) est mort le 28 novembre 2021 dans un hôpital romain où il avait été transféré après avoir psychologiquement « craqué » durant sa détention dans un centre pour migrants en instance d’expulsion. Ligoté, bras et jambes attachés à son lit pendant plus de trois jours, il avait reçu une forte de dose calmant qui lui a été fatale. Suite à la plainte de la famille, une infirmière est jugée pour homicide involontaire et contrefaçon d’un document public. Mais ce procès est surtout celui de tout le dispositif de traitement des migrants en situation irrégulière dans un contexte de durcissement de la politique migratoire italienne et européenne.
Les CPR, symbole de la violence de la politique migratoire
La Cheffe du gouvernement italien Giorgia Meloni a fait de la répression de la migration clandestine l’un des axes forts de sa politique, dans un pays devenu la porte d’entrée en Europe des migrants en provenance de la Méditerranée centrale, de Tunisie et de Libye en particulier.
Les CPR – centri di permanenza per il rimpatrio, centre de détention pour le rapatriement – sont l’un des éléments-clés du dispositif mis en place pour systématiser des expulsions. Ils sont aussi devenus le symbole de la violence de cette politique, en raison des conditions inhumaines infligées aux migrants.
Dix centres sont actuellement opérationnels, dix centres supplémentaires sont en projet de sorte qu’il y en ait dans chacune des vingt régions du pays. Depuis 2023, la durée de la détention a été portée de 135 jours maximum à 18 mois.
Bien que remplissant une mission de service public, les CPR sont gérés des entreprises privées dont la priorité est de minimiser les coûts, quitte à ne pas respecter les exigences de base de leur cahier des charges relatives aux services sanitaires, linguistiques et juridiques aux migrants. Ces mauvaises conditions sont régulièrement dénoncées par les ONG italiennes et par Amnesty International : cellules surpeuplées, installations sanitaires déplorables, absence d’eau courante ou de matériel médical élémentaire, soins administrés par du personnel non qualifié, absence totale d’activité récréative, impossibilité de contacter un avocat… Aucun examen médical et psychologique préalable, pourtant obligatoire, n’établit l’aptitude à supporter ces conditions de détention, alors même que les migrants sont plus en plus jeunes.
A cela s’ajoutent la violence physique. Teresa Florio, militante du réseau « Mai più lager – No ai CPR » – « Plus jamais de camps de concentration, non aux CPR » –, dénonce les passages à tabac, les coups de matraques et les coups de pied, infligés à des personnes menottées. Selon rapport d’une enquête du Parquet de Potenza, dans l’Italie du Sud, en janvier 2024, une infirmière affirme devoir traiter fréquemment des patients souffrant « de contusions, de hématomes sur tout le corps ou de fractures ». Une enquête d’Avocats sans frontière de 2022 avait établi que 88 % des Tunisiens passés par les CPR, qui constituent la majorité de leurs « pensionnaires », avaient souffert de maltraitance physique et psychologique. Les migrants tunisiens ont même forgé un dicton : « Celui qui y entre est perdu, celui qui en sort est comme un nouveau né ».
Des détenus drogués de force
De telles conditions rendent les détenus littéralement fous. Les cas d’automutilation, voire les suicides ne sont pas rares. En mars dernier, après qu’un détenu tunisien a tenté de se pendre, dans le CPR de Trapani-Milo, en Sicile, une mutinerie a éclaté et cent cinquante détenus ont voulu entamer une grève de la faim. Dans une vidéo tournée en cachette alors que la police anti-émeute investissait le centre pour mater la révolte, on entend les cris « À l’aide, à l’aide, nous sommes couverts de sang ! », sur fond de bruits de coups de matraque.
Pour calmer les crises d’angoisse ou de colère, l’usage massif de psychotropes et de tranquillisants, parfois administré de force, a été confirmé par l’enquête du Parquet de Potenza. Le Rivotril, un antiépileptique qualifié de « drogue du pauvre », est devenu le médicament le plus utilisé dans les CPR. Une utilisation dangereuse puisqu’elle peut créer des dépendances, voire entrainer des décès. Selon une enquête du site italien Altreconomia, un Géorgien est décédé en janvier 2020 des suites d’une rétention d’eau dans les poumons provoquée par l’administration de stupéfiants, et en juillet une Albanaise, a succombé à une overdose de méthadone.
Selon Majdi Karbaï, 244 personnes seraient décédées en 2024 dans les prisons tunisiennes (pas uniquement dans les CPR), dont dix Tunisiens. D’après les témoignages qu’il a reçus, trois Tunisiens sont morts pour le seul mois de mars dernier : l’un dans la prison de Perrugia, le 12 mars, un autre, Fadi Ben Sassi (20 ans) retrouvé mort suite à un « suicide apparent » à la prison de Potenza, et un troisième, le 19 mars, s’est suicidé dans un CPR, plutôt que d’être expulsé. Un quatrième a tenté de mettre fin à ses jours au CPR de Gradisca d’Isonzo à Gorizia, le 3 avril dernier, lui aussi pour protester contre son expulsion.
Une justice d’abattage
Les migrants tunisiens qui ont placé tous leurs espoirs dans l’émigration, voire parfois commencé à s’intégrer, vivent l’expulsion forcée comme un drame. Or, la cadence s’accélère. Le 5 mars dernier, le ministre de l’Intérieur se félicitait d’une augmentation de 35 % du nombre d’expulsions par rapport à l’année précédente, et le 2 avril, le gouvernement a annoncé un budget de 20 millions supplémentaires pour financer cette politique.
La Tunisie est particulièrement concernée et les effets sur l’opinion se font sentir ces dernières semaines suite à la diffusion de vidéos et de témoignages sur les réseaux sociaux. Beaucoup de commentateurs ont parlé de « clauses secrètes » dans les accords entre les deux pays. Kaïs Saïed a mis un point d’honneur à démentir, à l’occasion du 25 anniversaire de Habib Bourguiba, le 6 avril, l’existence d’un nouvel accord. Sur un plan étroitement juridique, c’est juste. L’accord international qui instaure le principe des réadmissions avec l’Italie date de 1998. Les « accords » suivants sont en réalité les procès verbaux de réunions techniques, non rendus publics, à la différence des accords internationaux.
C’est surtout à partir d’avril 2011, alors qu’une vague de migrants tunisiens affluait à Lampedusa, que la politique de réadmission a été ainsi mis en œuvre et qu’a été acté le recours aux vols charters, lors d’une réunion entre les ministres de l’Intérieur des deux pays. Ce mouvement n’a cessé de s’amplifier depuis. En 2021, 1866 Tunisiens ont été expulsés, et 2234 en 2022. Pour le seul premier semestre 2024, 1452 Tunisiens ont été renvoyés dans leur pays. Selon Majdi Karbaï, le nombre d’expulsions se monterait à 475 pour les trois premiers mois se l’année 2025.
Pour atteindre la cadence nécessaire, les procédures ont été simplifiées. Sur un plan légal, l’expulsion est une décision judiciaire individuelle. Mais c’est une justice d’abattage : la présentation devant le juge est une formalité ; la décision est appliquée dans les 24 heures, sans possibilité de faire appel. Une fois les décisions prononcées, les migrants sont envoyés à Trapani, en Sicile, où ils sont présentés au consul qui délivre les laisser-passer consulaire à la chaîne.
Les expulsés sont embarqués menottés aux poignets et aux chevilles. Selon des témoins, le repas qu’on leur sert aurait pour effet de les endormir. Pour plus discrétion, la plupart des vols arrivent à présent à l’aéroport de Tabarka, à la frontière algérienne, plutôt qu’à celui d’Enfidha, proche de Hammamet, où atterrissent les vols de touristes en formule « all inclusive ».
Lune de miel
Kaïs Saïed n’a fait que rendre plus fluide et plus efficace une coopération commencée avant lui. En revanche, c’est bien lui qui a signé, le 23 juillet 2023, le mémorandum d’entente avec l’Union européenne auquel Giorgia Meloni a beaucoup contribué, et par lequel « les deux parties conviennent à soutenir davantage le retour et la réadmission depuis l’UE des nationaux tunisiens en situation irrégulière ».
Les dirigeants italiens se félicitent d’ailleurs des résultats obtenus avec la Tunisie, qui contribue loyalement à la politique migratoire européenne. Grâce aux moyens déployés par les gardes-côtes tunisiens, financés en grande partie par l’Italie, pour intercepter les départs, le nombre d’arrivée sur les côtes italiennes depuis la Tunisie a diminué de 80 % entre 2023 et 2024. Mécaniquement, cette « réussite » a produit l’accumulation de migrants subsahariens sur le sol tunisien à l’origine d’une situation humanitaire dramatique et de fortes tensions sociales, et à laquelle les autorités tunisiennes ne savent apporter qu’une réponse sécuritaire et répressive.
Suite à une nouvelle poussée de fièvre raciste, début mars, les principaux camps de migrants installés dans les oliveraies d’El Amra ont été démantelés, le week end dernier. Leurs occupants répartis dans de nouveaux campements montés par le Croissant rouge. Les responsables d’associations d’aide aux migrants sont accusés d’être les petites mains d’un complot visant à installer les subsahariens en Tunisie et à « transformer sa composition démographique ». Dans le même temps, Kaïs Saïed, qui n’a rien à dire sur les mauvais traitements infligés à ses concitoyens en Italie, entretient sa lune de miel avec les dirigeants européens et Giorgia Meloni en particulier, qui sont les vrais responsables de la situation migratoire en Tunisie.
La contrepartie financière du partenariat avec l’Union européenne, censée contribuer à « l’approche globale » de la crise migratoire par le traitement de ses causes économiques, reste sans effet, engloutie par le déficit budgétaire. Quinze ans de réformes structurelles soutenues par l’Union européenne dans le cadre du processus de Barcelone depuis 1995, et une décennie de transition démocratique se sont cassés les dents sur un système à fabriquer de l’exclusion, de la pauvreté et du désespoir. Les causes de la migration des Africains subsahariens ne vont pas se tarir avant longtemps et l’Europe a mis en branle une machine impitoyable à rejeter les migrants. La Tunisie n’a-t-elle pour ambition que d’en sous-traiter les effets ?