Les trafics de migrants couverts par l’État tunisien (volet 2)

Le rapport « State trafficking » documente l’existence d’une filière de capture et de revente de migrants subsahariens impliquant la Garde nationale tunisienne et les Gardes frontières libyens. La face cachée de la lutte contre l’immigration clandestine.

Selim Jaziri

Cet hiver est paru un rapport explosif – State trafficking, expulsion et vente de migrants de la Tunisie vers la Libye. Ce qu’il décrit peut tenir en une phrase : des migrants subsahariens sont raflés en Tunisie par la Garde nationale qui les transfère à la frontière libyenne et les vend à des groupes armés libyens qui monnayent leur libération contre rançon versée par les familles avant de les relâcher, livrés à eux-mêmes et à toutes les formes de travail forcé et de chantage de la part de la population. Tout au long de ce parcours, ils sont continuellement torturés et dépouillés, et les femmes sont victimes de violences et d’exploitation sexuelles.
 
Ces révélations auraient dû provoquer un tollé semblable à celui qu’avait suscité, en novembre 2017, les vidéos de la vente de migrants subsahariens comme esclaves par des milices libyennes, diffusées par CNN. Mais si l’écrit n’a pas la même force que l’image, les trente témoignages recueillis, de juin 2023 à novembre 2024,  par un groupe de sociologues et d’anthropologues demeurés anonymes, sont encore plus terribles par leur précision dans la description d’une horreur systématisée et par les responsabilités qu’ils dévoilent.
 
Cette « traite d’État » se déroule en cinq phases : la capture, le transfert forcé vers la frontière, la détention,  la vente dans le no man’s land, et la prison et les enlèvements.

« Chasse aux noirs »

Des agents de la Garde nationale maritime tunisienne (garde-côtes) s’approchent d’un bateau en mer transportant des personnes de différents pays africains cherchant à se rendre en Italie, aux abords de la côte de Sfax, en Tunisie, le 18 avril 2023

Les opérations de capture se déroulent en dehors de toute procédure légale, soit à la suite des interceptions en mer, sur les lieux de vie (à proximité des agences de transferts d’argent, sur le lieu de travail…). Cette « chasse aux noirs » ne tient aucun compte du statut légal ou non : des étudiants, des détenteurs d’un titre de séjour, d’une carte de réfugié ou d’un visa d’entrée sous arrêtés, tout comme des clandestins, et leurs titres sont détruits.

Dès cette première phase, les violences commencent lors des fouilles, les documents d’identité et les téléphones sont saisis. Les captifs sont entravés et emmenés dans des bus jusqu’à Sfax, où la Garde nationale utilise plusieurs centres de détention (la prison, le port, son commissariat central à Sfax ou ses bâtîments à El Amra, à proximité des oliveraies où campent les migrants).

Les transferts forcés

Le transport vers la frontière a lieu généralement de nuit, dans des convois de bus surchargés, escortés par des véhicules de la Garde nationale et d’autres corps de police. Pour dissuader toute rébellion ou toute tentative d’évasion, la violence s’intensifie au point de blesser gravement, l’un des témoins fait même état d’un décès.

La détention à proximité des casernes, puis dans des « cages » grillagées, édifiées au pied des pylônes le long de la frontière peut durer de plusieurs jours à plusieurs semaines, durant lesquels les détenus sont sommairement nourris, et ravitaillés avec l’eau des toilettes. Là encore, tous les témoins font état de torture systématique : coups de bâton, de fer à repasser, décharges de taser. Plusieurs personnes seraient mortes suite à ces mauvais traitements.

Les prisonniers sont ensuite remis par groupes de 50 à 150 à des Libyens, difficiles à identifier (certains sont porteurs d’uniformes). Les agents tunisiens leur remettent des cartons contenant les pièces et les téléphones des captifs afin qu’ils puissent ensuite appeler leur famille pour payer leur rançon. Plusieurs témoins ont pu entendre les transactions, et même vu les Libyens remettre en échange de l’argent, parfois du haschich ou du carburant. Les prix varient de 12 à 90 euros, les femmes sont généralement « vendues » plus cher, dans la perspective de leur exploitation sexuelle.

Un enfer sans fin

Les prisonniers sont ensuite transférés généralement dans la prison d’Al Assah (la « prison du désert ») contrôlé par le corps des Gardes frontières libyens et le département de lutte contre l’immigration clandestine (le DCIM), placés sous l’autorité du Ministère de l’Intérieur de Tripoli et bénéficiaires des programmes européens. Là, la violence et la torture sont quotidiennes, les détenus sont soumis au travail forcé.

Ceux qui arrivent blessés ou affaiblis ne sont pas soignés, les prisonniers sont parfois obligés de s’infliger mutuellement des sévices. Les cas de décès sont fréquents et les corps probablement enterrés dans des fosses communes (de telles fosses ont été découvertes début février, dans une autre région de Libye, contenant au moins 93 corps). L’objectif est d’obtenir que les détenus contactent leur famille pour qu’elle verse une rançon, de 400 à 1000 euros selon les situations. Ceux qui ne sont pas solvables peuvent rester très longtemps, et sont « recyclés » sur « un marché secondaire ».

Une fois les rançons versées, les détenus sont transférés généralement à Zawra, où ils essaient de survivre en trouvant de petits emplois, mais il sont à la merci de toutes sortes de tentatives d’extorsion. Sans moyens, ils sont ainsi piégés dans un cycle de violence sans fin.

Les migrants subsahariens piégés dans l’impasse tunisienne (volet 1)