Pour « Crisis Group », les tensions entre Alger et Rabat sont plus vives que jamais


Les conclusions du passionnant rapport de Crisis Group sur les relations entre l’Algérie et le Maroc qui est rendu public ce vendredi 29 novembre n’incitent guère à l’optimisme. Le chef du département « North Africa Project Director », Riccardo Fabiani, n’hésite pas à déclarer que si les risques d’un conflit restent limités pour l’instant, ils pourraient augmenter après l’élection de Donald Trump très proche du Palais marocain. Voici les principales conclusions de cette recherche très équilibrée qui éclaire utilement ce très ancien contentieux qui paralyse le développement et menace la paix dans cette région du monde.

« Que se passe-t-il? Depuis 2021, l’Algérie et le Maroc sont pris dans une crise diplomatique. Les évènements au Sahara occidental risquent de faire entrer en conflit les deux pays, alors que les relations entre Rabat et Israël sont source de frictions.

En quoi est-ce significatif ? Retenue mutuelle et pressions des Etats-Unis ont permis de contenir les tensions entre les deux pays, mais de nouveaux développements pourraient menacer le statu quo. Les facteurs de risque comprennent la course aux armements, la désinformation en ligne, l’activisme croissant des jeunes au sein du Front Polisario (un mouvement indépendantiste au Sahara occidental) et la mise en place de la nouvelle administration américaine.

Comment agir ? Les pays occidentaux devraient insister sur l’importance de protéger les civils et de permettre à la mission des Nations Unies d’opérer efficacement au Sahara occidental. Pour éviter une nouvelle escalade des tensions, ils devraient également poursuivre le dialogue avec les gouvernements algérien et marocain, limiter les ventes d’armes et aider à relancer les pourparlers sous l’égide des Nations Unies.

Depuis que l’Algérie a rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc en 2021, les deux pays sont parvenus à éviter une confrontation armée malgré plusieurs incidents au Sahara occidental qui auraient pu conduire à l’escalade. En 2020, le Maroc a décidé de normaliser ses relations diplomatiques et de renforcer sa coopération militaire avec Israël. L’Algérie a perçu ce rapprochement entre Israël et le Maroc, parmi d’autres développements, comme une menace pour sa propre sécurité.

Le Sahara encore et toujours

Mais le principal point de discorde entre les deux pays concerne le Sahara occidental, où le Maroc revendique sa souveraineté et où l’Algérie soutient le Front Polisario, partisan de l’indépendance. Jusqu’à présent, retenue mutuelle et diplomatie américaine ont permis de maintenir la paix entre les deux pays. Pourtant, les combats au Sahara occidental, la désinformation en ligne, la course aux arme- ments et l’arrivée au pouvoir de l’administration du président élu Donald Trump constituent des facteurs de risque. Les pays occidentaux peuvent aider à gérer cette crise en insistant pour que les parties en conflit au Sahara occidental protègent les civils et permettent à la mission des Nations Unies sur place de faire son travail, en limitant les ventes d’armes, en soutenant les pourparlers de l’ONU sur le Sahara occidental, et en faisant pression sur les plateformes de réseaux sociaux afin de freiner les discours de haine en ligne à la fois en Algérie et au Maroc.

Le virage diplomatique pro marocain d’Emmanuel Macron, dernier succès international du Royaume marocain 

Au cours des dernières années, le Maroc et l’Algérie ont tous deux adopté une position plus affirmée en matière de politique étrangère. Sous le règne du roi Mohamed VI, le Maroc a renforcé son influence régionale, notamment en exerçant des pressions sur le Sahara occidental, et a élargi ses relations internationales.

La cohabitation entre le président algérien et l’État Major de l’armée a permis à l’Algérie de retrouver une visibilité internationale

L’activisme diplomatique de Tebboune

En revanche, l’influence de l’Algérie a diminué après l’accident vasculaire cérébral du président Abdelaziz Bouteflika en 2013 et le mouvement de protestation démocratique de 2019-2021, qui a conduit les autorités à se concentrer sur la stabilité intérieure. Mais sous la présidence d’Abdelmadjid Tebboune, élu en 2019, Alger a tenté de retrouver sa place historique dans les affaires nordafricaines et sahéliennes.

Dans ce contexte, une série d’incidents survenus en 2020 et 2021 ont causé d’importantes frictions entre les deux pays.

La normalisation des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël fin 2020 a contrarié l’Algérie, qui y a vu une atteinte concertée à ses intérêts. Des événements ultérieurs, notamment la déclaration du Maroc en faveur de l’autodétermination de la région algérienne de Kabylie à majorité berbère et son utilisation présumée d’un logiciel espion israélien pour recueillir des renseignements sur des responsables algériens, ont exacerbé les tensions.

Yaïr Lapid affirmé lors de cette visite à Rabat en 2021 dans un tweet, « Cette visite historique s’inscrit dans la continuité de l’amitié de longue date et des racines et traditions profondes de la communauté juive du Maroc et de la grande communauté d’Israéliens d’origine marocaine »

En août 2021, lors d’une visite à Rabat, le ministre israélien des Affaires étrangères, Yair Lapid, a accusé l’Algérie d’ingérence au Sahel, pesant dans la décision d’Alger de suspendre ses relations diplomatiques avec Rabat. De nouveaux développements ont ravivé le différend entre les deux pays, poussant Rabat et Alger dans une course pour l’importation de nouveaux systèmes d’armement.

La désinformation en ligne, qui sévit dans les deux pays, n’a fait que jeter de l’huile sur le feu. Entre-temps, les combats ont repris au Sahara occidental, le Front Polisario ayant renoncé fin 2020 à un cessez-le-feu vieux de 30 ans. Depuis lors, Rabat et le Front Polisario se sont enlisés dans une guerre d’usure qui a mis en péril la mission de l’ONU au Sahara occidental, créée en 1991. En 2022 et 2023, la mission a déclaré qu’elle pourrait avoir à se retirer, ce qui aurait pu mettre les troupes marocaines et algériennes face à face à la frontière, augmentant considérablement le risque d’une guerre transfrontalière. Grâce à l’intervention des Etats-Unis, la mission a été préservée, et les tensions ont fini par s’apaiser.

Les Américains au coeur

Les acteurs extérieurs ont joué divers rôles. Depuis Washington, l’administration Biden a tenté de prévenir un conflit direct en renforçant son engagement auprès des trois parties au cœur de la crise – l’Algérie, le Maroc et le Front Polisario. Pris en tenaille dans le jeu à somme nulle entre Alger et Rabat, les gouvernements européens ont, eux, fait face à des difficultés sur le plan diplomatique. L’Espagne et la France ont tenté d’équilibrer leurs relations avec les deux pays, pour finalement s’aligner sur le Maroc, exprimant leur soutien à la solution privilégiée par Rabat au Sahara occidental. Dans les deux cas, ce revirement a provoqué l’ire de l’Algérie. L’Union européenne a tenté de protéger ses relations avec le Maroc des répercussions de la longue bataille juridique sur le Sahara occidental devant la Cour européenne de justice, s’efforçant (avec un succès mitigé) d’équilibrer cette position par un rapprochement avec l’Algérie.

La rivalité entre l’Algérie et le Maroc s’est étendue à d’autres parties de l’Afrique du Nord et de l’Afrique subsaharienne.

Rabat a profité du déclin de l’influence algérienne au Sahel pour proposer la construction d’une autoroute reliant cette ré-gion au Sahara occidental contrôlé par le Maroc. En réponse, Alger a suggéré la création d’un nouveau groupe nord-africain incluant la Libye et la Tunisie, et excluant le Maroc. Au sein de l’Union africaine, les frictions entre les deux pays voisins ont parfois compromis le fonctionnement régulier des institutions.

Un camp du Polisario

Grâce à une retenue mutuelle et avec l’aide des Etats-Unis, l’Algérie et le Maroc sont parvenus à éviter un affrontement militaire, mais le danger demeure. Au Sahara occidental, à force de tâtonnements, les deux parties semblent s’être accordées sur certaines règles du jeu (liées, à certains égards, à leurs obligations en matière de droit international) visant à protéger les civils et à préserver le rôle de la mission de l’ONU sur le terrain. Mais ce statu quo précaire pourrait être menacé par plusieurs facteurs de risque, notamment les appels lancés par les activistes du Front Polisario en faveur d’une action plus agressive contre le Maroc, la course aux armements entre Alger et Rabat, les effets de la rhétorique en ligne, et la possible perturbation de l’équilibre diplomatique mis en place sous Joe Biden par la nouvelle administration Trump.

Les Etats-Unis étant en plein processus de transition politique, les gouvernements européens pourraient être amenés à jouer un rôle de premier plan dans la gestion des tensions entre les deux pays voisins. Ces gouvernements, aux côtés d’autres acteurs extérieurs intéressés, devraient encourager les parties concernées à considérer les nouvelles règles du jeu comme sacro-saintes, pousser les fournis- seurs d’armes à limiter leurs livraisons à Rabat et à Alger afin de contenir le risque de déstabilisation lié à la course aux armements, aider à relancer les négociations sur le Sahara occidental sous l’égide de l’ONU, et inciter les plateformes de réseaux sociaux à contrôler et à réduire la désinformation et la rhétorique incendiaire.

Lorsque les conditions seront réunies, la prochaine étape consistera pour l’Algérie et le Maroc à rétablir leurs relations diplomatiques et, idéalement, à aller au-delà pour promouvoir la coopération en matière de sécurité frontalière, d’infrastructures et de commerce comme base d’une relation plus stable, plus productive et plus durable. »