L’actualité du continent a été riche en 2023, et elle a (parfois) fait l’objet de débats sur les chaînes de télévision françaises. Mais ceux-ci, répondant à des mécanismes bien rodés et à la volonté de ne jamais sortir des clous, invitent souvent les mêmes intervenant·es et adoptent généralement un prisme franco-centré.
Une analyse de Laurent Duarte, consultant indépendant spécialiste de démocratie, droits humains et gouvernance associative (publiée par Afrique XXI le 11 mars.)
Qui parle d’Afrique(s) sur les plateaux de télévision en France ? Et comment ? Alors qu’en 2023 l’actualité du continent a été particulièrement intense, notamment dans les pays dits « francophones », il nous a paru nécessaire d’observer ce que la télévision française, aux heures de grande écoute, a dit de « l’Afrique ». Posons-le d’emblée : il ne s’agit pas d’un règlement de comptes contre tel média ou tel·le intervenant·e. L’auteur de ces lignes est lui-même invité occasionnellement dans les médias français, en tant qu’« expert » du continent africain – une catégorie qui mérite d’ailleurs d’être d’interrogée. Il nous semble toutefois indispensable, à l’heure où le rejet d’une certaine élite française et de son regard (perçu comme condescendant) sur l’Afrique se fait de plus en plus prégnant, de développer un regard critique sur les prismes et les mécanismes des médias français lorsqu’ils s’intéressent au continent.
Prendre le temps de l’analyse des représentations et des dispositifs médiatiques sur l’Afrique est nécessaire tant, encore aujourd’hui, « le monde social est décrit, prescrit par la télévision » et alors que « la télévision [reste] l’arbitre de l’existence sociale et politique », pour reprendre les termes du sociologue Pierre Bourdieu. 44 millions de Français·es regardent quotidiennement la télévision (via un téléviseur ou en replay) et y consacrent plus de trois heures par jour en moyenne. Les réseaux sociaux permettent, à travers le visionnage d’extraits ou le partage d’enregistrements, de toucher davantage encore de spectateurs et de spectatrices, bien au-delà des frontières.
Un continent peu couvert
En règle générale, les Français·es sont peu informé·es sur les questions africaines. Pour s’en faire une idée, les chiffres de l’Ina STAT, baromètre statistique de l’Institut national de l’audiovisuel français (INA), sont éloquents. Dans les journaux télévisés des principales chaînes de télévision du pays, 5,4 % de l’offre globale d’information concernait le continent africain entre 2011 et 2019. L’institut indique que, sur la même période, la plupart des sujets envisageaient l’Afrique négativement et par le prisme sécuritaire (conflits et interventions militaires). Le seul pays d’Afrique subsaharienne dans le top 5 des pays africains traités par les journaux était d’ailleurs le Mali, où se déroulait l’opération militaire française Barkhane. Les quatre autres pays les plus cités étaient l’Égypte, la Libye, la Tunisie et l’Algérie (source : « L’Afrique, portion congrue des journaux télévisés en France », Le Point Afrique, 22 juin 2020.)
Si quelques travaux d’analyse sur la place de l’Afrique dans les journaux télévisés (JT) ou dans la presse écrite française existent, ce n’est pas le cas pour les émissions de débats. Celles-ci jouent pourtant un rôle important dans la fabrique de l’agenda politique en France, y compris en matière de politique étrangère. C’est à ces émissions que notre analyse sera circonscrite.
Les talk-show les plus suivis sont, dans l’ordre d’audience : Quotidien (TMC), Touche pas à mon poste (C8), C à vous et C dans l’air (France 5), et 28 minutes (Arte). À cette liste, nous avons ajouté C politique (France 5), une émission hebdomadaire qui a consacré plusieurs débats en direct à l’Afrique en 2023. Nous avons recensé 22 émissions avec des invité·es en plateau traitant de l’actualité des pays africains. La liste n’est certainement pas exhaustive.
Un monde sans l’Afrique
Les deux principales émissions traitant de politique en access prime time, Quotidien et Touche pas à mon poste (TPMP), ne parlent tout simplement pas du continent africain, hormis quelques pastilles culturelles lorsqu’un artiste africain est exposé à Paris, lorsqu’Emmanuel Macron est filmé une bière à la main lors d’une fête à Kinshasa, ou quand un youtubeur américain se lance dans l’humanitaire. Les événements internationaux, quand ils sont évoqués, sont toujours circonscrits à la politique nationale et dans le but de divertir le public.
C à vous – émission de fin de journée de France 5, une chaîne publique, dans laquelle on commente l’actualité politique, culturelle et sociale autour d’un repas dans une ambiance bonhomme – s’est un peu plus intéressée au continent. Le 28 février 2023, le chroniqueur star de l’émission, Patrick Cohen, s’inquiète de la « concurrence » dans un édito intitulé : « Russes, Chinois : les nouveaux colonisateurs de l’Afrique ? ». Le même jour, le journaliste Vincent Hugeux est invité à parler des « liaisons dangereuses » entre le groupe de sécurité privé russe Wagner et les États africains.
Avec certaines personnalités publiques africaines, la politique fait irruption. Le 13 septembre, Youssou N’Dour, en tant que « voix de l’Afrique », évoque son passé de ministre au Sénégal. La chronique 5/5, qui présente cinq actualités importantes par jour, a évoqué des sujets moins consensuels : la loi de criminalisation de l’homosexualité en Ouganda, la libération du journaliste Olivier Dubois au Mali ou la suspension des visas des artistes sahéliens par la France. En revanche, quand la chronique donne pour une fois la parole à des Nigérien·nes concernant le départ des troupes françaises du pays, à l’image, la personne interrogée est présentée comme étant « Nigel Farage : ancien leader du parti Ukip » (voir ci-dessous). Une erreur, à l’évidence…
L’Afrique au prisme des affaires françaises
Les émissions C dans l’air, 28 minutes et C politique, évoluant dans un registre plus sérieux, ont davantage parlé du continent africain. C dans l’air, émission de talk politique la plus suivie de France et présente sur l’antenne de France 5 depuis 2001, a consacré au moins six émissions à l’Afrique subsaharienne. Sur près de 300 émissions annuelles, cela équivaut à 2 % de temps d’antenne. D’autres émissions en lien avec l’Ukraine, la politique commerciale de la France ou l’avenir de l’armée ont pu évoquer le contexte géopolitique africain sans en faire le sujet principal. Sur les six émissions, quatre évoquent les putschs au Sahel, et notamment le coup d’État au Niger, une parle du coup d’État au Gabon, et la dernière évoque la « marche sanglante de Wagner » sur le continent.
Ce qui est frappant, c’est le traitement du continent uniquement au prisme des enjeux géostratégiques des grandes puissances et en premier lieu de la France. L’influence déclinante de la France, les ambitions russes, chinoises ou turques, le départ de Barkhane et les difficultés de la diplomatie française au Sahel ou encore les conséquences de la guerre en Ukraine sur la sécurité alimentaire du continent sont les canaux de traitement des situations sociopolitiques africaines. Les expert·es convoqué·es sont pour la grande majorité des journalistes français de services internationaux. Les journalistes spécialisés défense et les militaires à la retraite y sont également largement représentés. En revanche, des voix critiques de la politique française, des représentant·es d’associations ou des citoyen·es africain·es, il n’en est point question.
Pour l’émission du 28 février intitulée « Macron repart en Afrique avec une nouvelle stratégie », le panel parle de lui-même : François Clemenceau est le rédacteur en chef international du Journal du Dimanche ; Élise Vincent est journaliste chargée des questions de défense au Monde ; Guillaume Ancel est un ancien officier de l’armée française ; Bénédicte Chéron est historienne, spécialiste des questions militaires. La nouvelle stratégie africaine du président Macron est, semble-t-il, une nouvelle stratégie militaire uniquement – et elle ne nécessite pas, visiblement, d’être décryptée par des spécialistes dudit continent.
L’enjeu de l’influence française
Lorsque dans quatre émissions différentes, C dans l’air évoque le rejet de la politique française en Afrique, en partant des tensions au Sahel, aucun acteur associatif de France ou du Sahel n’est invité à prendre la parole. Les journalistes des rédactions africaines des médias français (France Inter, Le Monde, TV5 ou France 24) y occupent la part belle. C politique a pour sa part invité deux responsables d’association : Cécile Duflot (Oxfam France) et Najat Vallaud-Belkacem (One France) le 22 juin pour répondre à la question : « Quel modèle de développement proposer pour les pays du Sud ? » Mais ces deux personnalités – qui, par ailleurs, ne sont pas connues pour être des « expertes » du continent – auraient-elles été invitées pour représenter des associations si elles n’avaient pas été auparavant des responsables politiques de premier plan ?
C politique a consacré cinq plateaux aux questions africaines en 2023 – ou, plus précisément, à la perte d’influence de la France. Le 1er mars, on se demande : « Y a-t-il encore une politique africaine de la France ? », et, en septembre : « Emmanuel Macron et l’Afrique : y a-t-il un inconscient néocolonial ? »
L’émission de débat 28 minutes sur Arte est celle qui consacre le plus d’intérêt aux questions africaines avec au moins treize émissions centrées sur la géopolitique du continent. Mais, ici aussi, le tropisme de la perte de l’influence française (six émissions sur ce thème) reste proéminent.
Que ce soit à C dans l’air, C politique ou 28 minutes, ce sont les mêmes invité·es qui reviennent (voir le tableau ci-dessous).
Parmi les personnes les plus souvent invitées figurent deux femmes rattachées à des think tanks et trois journalistes. Deux autres éléments méritent d’être soulignés. D’abord, plus de 60 % des intervenant·es sont des hommes. Ensuite, les hommes invités sont plus âgés et ont le plus souvent plus de 60 ans. Pour les femmes, en revanche, ce sont majoritairement des quadragénaires qui sont présentes à l’écran (voir les tableaux ci-dessous).
En bleu, l’âge des hommes invités sur les plateaux ; en vert, l’âge des femmes invitées.
Des lignes à ne pas franchir
Le chercheur Toussaint Nothias, en analysant le contenu de 282 articles de la presse écrite entre 2007 et 2012 provenant de huit journaux français et britanniques, a confirmé trois faits sur le traitement médiatique de l’Afrique par les médias français : il est pauvre, il véhicule en majorité des images négatives, et la voix des Africain·es y est extrêmement rare. Notre analyse des talk-show de 2023 confirme cette prédominance des personnes de nationalité française (70 % des invité·es) ou disposant d’une double nationalité (voir le tableau ci-dessous). Les duplex avec les pays africains étant quasiment inexistants, seuls des journalistes ou chercheur·es résidant en France (et très certainement en région parisienne) peuvent se rendre sur le plateau.
Nationalité des personnes invitées sur les plateaux.
De même, les plateaux sont très largement occupés par des journalistes et des chercheur·es rattaché·es à des think tanks (voir le tableau ci-dessous).
Profession des personnes invitées sur les plateaux.
Ces « expert·es » contribuent à produire du politique en participant au débat public et en valorisant à la fois la légitimité de leurs diplômes mais aussi leur insertion dans des réseaux politiques leur permettant d’être bien informé·es. Viennent ensuite beaucoup moins souvent des chercheur·es rattaché·es à des universités et d’ancien·es diplomates. Les représentant·es d’associations sont quasi inexistant·es, ce qui démontre que, pour la télévision, les savoirs militants sur l’Afrique sont encore loin d’être légitimes.
La composition des plateaux est importante car elle témoigne aussi de ce qui est acceptable comme critique dans le champ télévisuel : il est possible d’être critique jusqu’à un certain degré, mais pas subversif. Sur la question de la présence militaire française en Afrique, de nombreux·ses intervenant·es critiquent l’efficacité ou les modalités des opérations extérieures françaises au Sahel, mais aucun·e n’interroge le fondement même des interventions militaires, ni ne soutient la possibilité d’un retrait complet des bases militaires françaises sur le continent. Le choix des chercheur·es et des journalistes invité·es est aussi contraint par des enjeux commerciaux (il faut trouver « le bon client », celui qui parle bien et répond aux codes de la télévision) et des rapports hiérarchiques et de domination (notamment de genre) au sein des équipes de production. La respectabilité des intervenant·es fait que les lignes rouges ne sont jamais franchies. Il est possible de critiquer l’intervention armée de la France au Sahel mais rarement de remettre en cause l’interventionnisme de la politique africaine de la France.
Concernant les errements du résident Macron dans son rapport aux pays africains, les critiques contre son style, son « arrogance » ou le fait qu’il soit mal conseillé peuvent affleurer. En revanche, il sera difficile de trouver une critique de la nature même de la Ve République et de sa politique étrangère, chasse gardée du Président ; ou d’entendre une remise en cause du statut de la France dans le monde pour la ramener à ce qu’elle est – une puissance moyenne – et non pas à ce qu’elle croit être.
« Ne pas jouer les trouble-fêtes »
Par ailleurs, l’omniprésence des journalistes présentés comme étant des « spécialistes de l’Afrique » a déjà été décriée : « Les “spécialistes-Afrique” sont peu nombreux, généralement bien installés dans des réseaux qui confortent leur position, peu exposés à la critique des lecteurs-auditeurs-téléspectateurs, parfois liés à des services de renseignement, quelquefois aussi franchement corrompus ou incompétents », soulignait le journaliste Jean-François Dupaquier en 2002 (« Informer sur l’Afrique : “Silence, les consommateurs d’informations ne sont pas intéressés, ou ne sont pas solvables” », Mouvements, 21-22)
À l’étude des plateaux télévisuels français traitant de l’Afrique résonnent ces mots d’Edward Saïd (Des intellectuels et du pouvoir, Seuil, 1994) : « Ce qui menace l’intellectuel aujourd’hui, ce n’est ni l’académie ni les banlieues, ni le mercantilisme épouvantable dont font preuve les journalistes et les maisons d’édition, mais plutôt une attitude que je qualifierai de professionnalisme. Par professionnalisme j’entends […] ne pas jouer les trouble-fêtes, ne pas s’écarter des paradigmes ou limites approuvés au préalable, faire de vous quelqu’un de commercialisable et, surtout, de présentable».