En vogue depuis quelques années, les débats sur les statues de personnages coloniaux font rage autour du monde. L’Afrique, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ne s’est pas débarrassée de toutes ses statues de ce type, et est donc un terreau fertile de débats. Ce papier est une traduction en français d’un très bon article paru sur le site web The Conversation le 12 mars 2023, écrit par Sophia Labadi, professeure d’héritage à l’Université de Kent, au Royaume-Uni.
Un article traduit par Mateo Gomez
En 2020 le meurtre de George Floyd aux États-Unis a servi de catalyseur pour le mouvement mondial “Black Lives Matter”. Il a déclenché de grosses manifestations contre la brutalité policière et le racisme systémique. Il a également lancé des débats enflammés sur les symboles historiques de l’oppression, tels que les statues associées aux injustices raciales. Ces débats ont présenté les statues coloniales en Afrique comme étant contestées et déboulonnées depuis de nombreuses années, lors l’indépendance. En effet, ces statues étaient au centre du monde colonial, symbolisant sa violence, sa suprématie blanche et ses tentatives d’effacement de l’Histoire précoloniale. Mais les monuments coloniaux dans les espaces publics africains ont des histoires bien plus complexes mais aussi négligées.
En tant que chercheuse en héritage Africain, j’ai récemment publié une étude examinant les statues coloniales et comment elles ont été traitées en Afrique indépendante. Mes recherches dégagent trois phases majeures. Tout d’abord, lors de l’ère indépendantiste, des années 50 aux années 80, certaines statues ont été retirées de l’espace public, mais maintes d’entre elles sont restées où elles étaient. Deuxièmement, les années 90 et 2000 furent marquées par un “retour des empires”: des statues qui avaient été déboulonnées furent remises en place et des nouveaux monuments néo-coloniaux furent construits. Troisièmement, les nouveaux défis auxquels faisaient face ces statues lors des années 2010 rencontrèrent une forte résistance. Comprendre cette Histoire est crucial, car elle explore les défis du dépassement de l’ordre colonial mondial.
Recyclage, dégradation ou déboulonnement.
A mesure que les pays africains gagnèrent leur indépendance depuis les années 50 jusqu’aux années 80, les statues coloniales connurent trois types de destins: recyclage, dégradation ou déboulonnement.
Le recyclage consistait à rapatrier les statues des anciennes colonies aux anciens pouvoirs coloniaux, la plupart d’entre elles allant de l’Algérie à la France et du Kenya à l’Angleterre. Les statues de Lord Kitchener et du Général Gordon, par exemple, furent renvoyées du Soudan en Angleterre en 1958. Les raisons de ces rapatriements furent nombreuses et incluaient le désir de maintenir en vie la mémoire des temps coloniaux ainsi que de nourrir sa nostalgie.
La dégradation ou le déboulonnage fut le deuxième phénomène, et il eut lieu à travers le continent, de l’Algérie au Mozambique. Un exemple célèbre est celui du déboulonnage de la statue de Jeanne d’Arc à Alger en 1962. Ces actes de violence étaient des réponses nécessaires à la violence de l’ordre colonial, et ils representaient une rupture avec le passé. Ils symbolisaient également le nettoyage des espaces publics, pour détruire symboliquement les déséquilibres de pouvoir, le racisme, les inégalités et les logiques d’exclusion qui définissaient le monde colonial. Certaines de ces statues déboulonnées furent renvoyées pour être recyclées dans leurs anciennes métropoles.
Néanmoins, à travers l’Afrique, de nombreux monuments coloniaux restèrent intouchés, pour des raisons variées. Certains leaders africains à l’indépendance étaient pro-Europe, ayant été éduqués là-bas ou ayant travaillé là-bas pendant la période coloniale. Et au moment de l’indépendance, des liens privilégiés se formèrent entre les anciennes colonies et les métropoles. Ce fut le cas pour certaines colonies françaises. Résultat, les leaders de l’ancien monde colonial français ne voulaient pas changer les symboles clé du monde colonial.
Les empires contre-attaquent (1990-2000)
À partir des années 90, de nombreuses statues coloniales démantelées et cachées après l’indépendance furent réinstaurées. L’aide au développement des anciennes puissances coloniales est une explication. Un exemple est la re-érection controversée de la statue de l’ancien roi belge et “propriétaire” du Congo Léopold II devant la station centrale de Kinshasa, en RDC, en 2005. Les millions de dollars en aide que la Belgique donne à la RDC chaque année en sont la raison.
Le tournant du millénaire vit aussi des statues (néo)coloniales délibérément érigées pour célébrer les explorateurs et missionnaires du XIXe siècle. Dans des pays qui firent jadis partie de l’empire britannique, ces statues furent construites pour attirer les touristes. Par exemple, une nouvelle statue de David Livingstone fut érigée en 2005 pour commémorer le 150e anniversaire de son arrivée à Mosi-oa-Tunya en Zambie. La statue fut financée par des compagnies aériennes, des agences de voyages, des hôtels de luxe, TotalEnergies, et les autorités locales.
Cette statue de Livingstone peut être également vue comme un événement international, lié aux monuments coloniaux construits avec la coopération de la France. Ceci est notable dans le cas du monument à Savorgnan de Brazza érigé en 2006 à Brazzaville, en République du Congo. Ce projet algérien, congolais, français et gabonais a déterré puis re-enterré les restes de l’explorateur franco-italien De Brazza, ainsi que sa femme et ses enfants, dans le mémorial.
Le projet mélangeait géopolitique, aide bilatérale, diplomatie culturelle et violence coloniale. Le monument et sa statue servaient de marqueur distinct de la sphère d’influence française et de ses tentatives de contrecarrer son déclin dans la région, rappelant les anciennes rivalités coloniales.
Des contestations renouvelées
Les monuments (néo)coloniaux furent de plus en plus contestés dans les années 2010. Ces contestations se sont accélérées lors des dernières années et sont devenues plus visibles grâce aux réseaux sociaux. Le cas le plus connu est celui du mouvement « Rhodes must fall » (“Rhodes doit tomber” en français). Il mena au déboulonnage de la statue du colonisateur britannique Cecil John Rhodes du campus de l’Université du Cap en Afrique du Sud en avril 2015.
Le mouvement s’est vite répandu à d’autres pays, inspirant des hashtags tels que #GandhiMustFall (“Gandhi doit tomber”) au Ghana, au Malawi et en Angleterre. Les statues de Gandhi, considéré comme un individu raciste, furent contestées. Un autre mouvement est Faidherbe must fall (“Faidherbe doit tomber”), visant à déboulonner la statue de l’administrateur colonial français Faidherbe à Saint-Louis au Sénégal et à Lille en France. Certains de ses mouvements ont attiré l’attention sur le lien entre les statues coloniales et l’aide au développement. Par exemple, le mouvement #GandhiMustFall a empêché la construction d’une Statue de Gandhi au Malawi en 2018. Le projet était lié à un accord pour 10 millions de dollars d’aide au développement avec l’Inde.
Des vestiges du passé
Certains monuments (néo)coloniaux en Afrique restent populaires. Un tel soutien peut être expliqué par la pression des anciennes puissances coloniales et les liens des élites locales avec ces pays. Des contraintes financières, de l’aide internationale et le tourisme potentiel sont également des facteurs à prendre en compte. Pour d’autres des vestiges du passé, même les plus douloureux, doivent perdurer. La statue du commandant militaire français Philippe Lecler à Douala au Cameroun, par exemple, est encore debout, malgré des attaques répétées de l’activiste camerounais André Blaise Essama. Ainsi donc, les statues (néo)coloniales ont encore un beau futur devant elles.