Pionniers JO (2/6), la marocaine Nawal El Moutawakel en 1984

À l’occasion des Jeux Olympiques de Paris 2024, Mondafrique vous présente les pionniers africains des JO. Épisode numéro 3 avec la Marocaine Nawal El Moutawakel, médaillée d’or du 400 mètres haies en 1984.

Patrick Juillard

En 2010, le quotidien L’Équipe dresse la liste pionniers du sport africain. Nawal El Moutawakel en occupe la deuxième place, devancé seulement par le coureur éthiopien Abebe Bikila, premier athlète d’Afrique subsaharienne devenu champion olympique, au marathon des Jeux de Rome en 1960, et sujet du premier épisode de notre série estivale. La Marocaine n’a pas volé cette consécration médiatique. Le 8 août 1984, au Memorial Coliseum de Los Angeles, Nawal El Moutawakel est devenue la première femme africaine et musulmane à remporter l’or olympique sur 400 mètres haies. Rembobinons son histoire. 

Nawal El Moutawakel vient au monde le 15 avril 1962 à Casablanca. Issue d’une famille de sportifs, avec un père judoka et une mère volleyeuse, la petite Nawal a de qui tenir. La jeune fille pratique l’athlétisme et se montre plutôt douée. Son père, décédé quelques mois avant les JO de Los Angeles, ne cessera de l’encourager à poursuivre son rêve de devenir athlète de haut niveau. « Je voulais courir par amour pour la course et aussi pour mes parents et mon père, qui m’avait toujours poussé et motivé », dira Nawal El Moutawakel après son sacre californien. 

Un autre homme va jouer un rôle important dans l’ascension de la championne : son premier entraîneur, Jean-François Coquand. C’est lui qui va la convaincre en 1980 de se spécialiser dans le 400 mètres haies, cette discipline jusqu’alors réservée aux hommes. Le choix sera le bon. Nawal El Moutawakel se révèle sur le plan international en 1982 en remportant trois médailles d’or lors des Championnats d’Afrique du Caire, en Égypte, sur 100 m haies, sur 400 m haies et sur le relais 4 × 400 mètres. Titrée en 1983 lors des Jeux méditerranéens de Casablanca, elle décide cette même année de se rendre aux États-Unis pour suivre des études en éducation physique.

8 août 1984, Los Angeles

Référencée au niveau continental mais encore inconnue du grand public, Nawal El Moutawakel n’est plus très loin de concrétiser son rêve olympique, elle qui nourrit une frustration à cet égard depuis 1980 quand, sélectionnée pour les JO de Moscou, elle s’en trouve privée par le boycott observé par le Maroc. Le grand jour est pour le 8 août 1984. La chaleur est accablante, Nawal a très mal dormi la nuit précédente, multipliant les cauchemars et les réveils en sursaut. « J’avais vraiment peur, se souvient-elle dans un entretien accordé en 2020 à la BBC. J’étais la seule femme athlète de toute la délégation marocaine et tout le monde comptait sur moi. »

Loin d’être rangée parmi les favorites, Nawal El Moutawakel se présente sans complexes au départ : « Je savais que je pouvais arriver en finale, être dans le top 8, mais mes entraîneurs n’arrêtaient pas de me dire, de plus croire en moi et de me faire confiance parce qu’ils pensaient vraiment que je pouvais gagner. Avant la finale, mes entraîneurs et moi nous nous sommes assis pour passer en revue des vidéos, pas seulement pour regarder mes courses, mais aussi celles des autres coureuses (…), et nous passions en revue leurs forces et leurs faiblesses, ainsi que mes forces et mes faiblesses. Ils disaient que je devais y aller fort du début à la fin, parce que je pouvais gagner. »

Coup de pistolet du starter et faux-départ. Habituée à jaillir vite de ses starting-blocks, Nawal El Moutawakel se croit fautive… Ce n’est pas le cas ! Le second départ sera le bon. Surtout pour la Marocaine. Partie comme une fusée, elle est si loin devant ses concurrentes qu’elle se demandera s’il n’y avait pas eu un second faux-départ de sa faute. Ce n’est heureusement pas le cas : « Je me disais, mais où sont les autres, comment ça se fait que je sois la seule à courir ? Mais en fait, j’avais tellement d’avance… Et avant la ligne d’arrivée j’ai commencé à regarder à gauche, puis à droite, pour m’assurer de ne pas être la seule à avoir couru du début à la fin. Mais toutes les autres concurrentes étaient bien là. »

« Ces 54 secondes m’ont fait passer de zéro à héros »

Toutes terminent derrière Nawal El Moutawakel, qui en 54s61 bascule dans une autre dimension, et pas seulement pour sa performance sportive au sens strict. « A l’époque, au moment de mon titre, j’étais comme dans un rêve, raconte-t-elle dans ce même entretien avec la BBC. Des milliers de journalistes sont venus voir cette petite femme qui a osé bouleverser la hiérarchie mondiale et ils m’ont posé toutes les questions possibles et inimaginables. J’étais tétanisée, paralysée, j’avais peur. Je ne voulais même pas parler ce qu’on m’a préparé à courir, à m’entraîner, mais jamais à m’exprimer face à la presse. J’ai mis du temps à trouver mon rythme face aux médias. Mais c’est devenu fluide, j’ai réussi à comprendre que j’ai réussi quelque chose qui allait au-delà de ma personne. C’était une performance mondiale, historique et sociétale. »

C’est à son retour au pays que Nawal El Moutawakel prend pleinement conscience que plus rien ne sera comme avant pour elle. « Ces 54 secondes m’ont fait passer de zéro à héros, résumait-elle en 2023 dans un entretien accordé à CNews. Cette course a changé ma vie, je suis devenue une personne modèle pour de nombreuses jeunes filles. Je l’ai compris en rentrant au Maroc et en étant interpellée par de nombreuses femmes. Puis ensuite dans le monde. »

Désireuse de rendre ce que le sport lui a donné, consciente de l’impact considérable de sa performance, Nawal El Moutawakel va rapidement quitter l’athlétisme pour devenir diplomate : « Je voulais aider, rendre ce que j’ai fait et le partager partout dans le monde. Dans des endroits reculés du Maroc et du monde. Partout, j’ai vu la misère. On essaie de toucher les enfants, de leur dire le mot juste, la bonne parole, le bon geste pour les sortir de leur dépression, de leur misère, de leur propreté, problème de drogue, de leur problème et du fondamentalisme. J’ai été dans les prisons, dans les orphelinats… On essaie d’aller partout.» 

Un tacle au baron De Coubertin

Deux fois ministre (ou secrétaire d’Etat) chargée des Sports, Nawal El Moutawakel effectue aussi un joli parcours au Comité international olympique (CIO). Membre de différentes commissions, dont femme et sport (1995-2010), elle intègre ensuite la commission exécutive (2008-2012) avant d’être promue vice-présidente du CIO (2012-2016). C’est elle qui a dirigé la commission d’évaluation des Jeux de 2012, puis celle de l’olympiade suivante, avant de présider la commission de coordination des Jeux de Rio 2016.

Première édition totalement paritaire, les Jeux Olympiques de Paris 2024 constituent une forme de consécration pour les valeurs portées par Nawal El Moutawakel, qui ne se prive pas de tacler le père des Jeux modernes. « On démontre que la place de la femme est essentielle, contrairement à ce que disait le baron Pierre de Coubertin, déclare-t-elle. C’est à Paris que ça va se concrétiser et j’en suis vraiment heureuse. Dans les années 80, on voyait peu de femmes qui étaient dans des positions de leaders. On pousse énormément au niveau de pas mal de structures organisationnelles pour la présence de la femme en tant que dirigeante sportive. »

Et de conclure en se félicitant du chemin parcouru en quatre décennies. « En athlétisme, dans mon épreuve (le 400m haies), c’était une épreuve qui était pour les hommes. On entendait tout et n’importe quoi à l’époque. On disait qu’elles ne pouvaient pas sauter, ni lancer parce qu’elles pourraient ne plus jamais tomber enceinte. Dès qu’on a donné l’opportunité à la femme de concourir aujourd’hui, elle s’est émancipée. Regardez aujourd’hui, elles font du 400m, de la perche, du marteau, du javelot, elles courent le marathon, font de la boxe, du volley. C’est un bonheur de voir ça. Et dans le monde entier. Coubertin disait que les femmes n’étaient pas forcément acceptables dans le sport. Mais ces temps sont révolus. Si les femmes ne se montrent pas, personne ne viendra leur demander. »