Alors qu’une fièvre campagne anti-migrants subsahariens s’est emparée de la Tunisie, l’État tunisien s’en tient à son principe « ni transit, ni installation ». Une vide stratégique aux conséquences humaines dramatiques, propice aux surenchères démagogiques.
Selim Jaziri
Vidéo, l’éxode des jeunes tunisiens vers l’Italie
Depuis une semaine la Tunisie est à nouveau agitée par une violente campagne anti-migrants. Propos racistes et fake news pullulent sur la toile. Les récits, plus ou moins véridiques, d’agressions et de vols commis par des migrants font monter la fièvre. Sur les réseaux sociaux, circulent à nouveau d’anciennes vidéos de bagarres entre subsahariens. Leur nombre en Tunisie réveille les fantasmes de submersion : alors qu’une estimation du Ministère de l’Intérieur du printemps 2024 l’évaluait à 25 000, un internaute assure que c’est « 25 000 seulement à la Marsa ! » (la banlieue nord de Tunis), la surenchère va jusqu’au million.
Persuadés que quatre mille migrants avaient débarqué d’un train, le 12 mars, un petit groupe d’habitants de Hammam Lif, dans la banlieue de Tunis, s’est filmé armés de barres de fer, dans une véritable chasse à l’homme dans le parc de la montagne Boukornine. Le même jour selon un témoin, une trentaine d’adolescents sont allés frapper des Noirs à coup de bâton dans les rues de Borj Louzir (un quartier de l’Ariana, municipalité adjacente de Tunis)…
La mêche allumée à Jbebiana

La mèche de cette nouvelle explosion a été allumée par la visite de la députée pro-Kaïs Saïed, Fatma Mseddi, le 6 mars, dans une oliveraie à El Amra, au sud de Jbeniana (le domaine Ben Farhat) où des migrants subsahariens ont trouvé refuge. Accompagnée de caméras, elle s’est scandalisée d’y voir installée, selon elle, une véritable ville avec son « hôpital », ses commerces, sa « salle de cinéma », ses cafés et même son « bordel ».
Une implantation qu’elle n’a pas hésité à comparer à celle des premiers migrants sionistes en Palestine ! En fait de ville c’est un campement de bâches habituellement utilisées pour les serres agricoles, montées sur des armatures de branches, « l’hôpital » est un pauvre dispensaire et la salle de cinéma, une télévision devant quelques rangées de sacs de sable, le tout dans des conditions de dénuement misérables…
Cette même députée s’était déjà fait remarquer le 12 février, en s’alarmant de la fécondité des migrantes subsahariennes en situation irrégulière : « peut-être que dans vingt ans nous trouverons un député à la Chambre des représentants d’origine subsaharienne ! ». Pour conjurer cette « effrayante » perspective, elle avait appelé l’État à « trouver une solution radicale pour arrêter cette hémorragie de naissances », sans préciser laquelle, mais qui suggérait fortement une stérilisation forcée, bien qu’elle s’en soit défendue.
Une information non confirmée fait état de la destruction du camp par la police dans les jours suivants sa visite du 6 mars, mais les images qui ont circulé semblent provenir d’une opération antérieure, dans un camp semblable.
Une bombe à retardement
La situation à El Amra était décrite depuis plusieurs mois comme une bombe à retardement. La région est devenue en effet le point de fixation des candidats à l’émigration clandestine. Cette portion de côte à proximité des courants marins vers Lampedusa, est l’un des principaux points de départ. Le propriétaire du domaine Ben Farhat avait alerté les autorités à plusieurs reprises : en août 2023 il avait fait constater par huissier la présence d’une trentaine de tentes sur ses terres, puis de plus de deux cents tentes en mai 2024, sans obtenir de réaction officielle, avant de se faire chasser de son oliveraie devenue inutilisable par ceux qui l’occupent.
De leur côté, les habitants des environs se plaignent de vols et d’agressions de la part des subsahariens établis dans ces campements de fortune.
Si dans un premier temps, les habitants de la région d’El Amra, avait porté secours aux migrants démunis, conformément à leur tradition d’hospitalité, la situation s’est tendue en raison des conséquences sur la vie économique et sociale des environs, de l’afflux de dizaines de milliers de personnes, désespérément en quête de moyens pour survivre et pour financer leur traversée. Un affrontement avec la Garde nationale le 24 novembre 2024 a déclenché une nouvelle vague répressive mais sans rien régler de la situation.
La responsabilité de Kaïs Saïed

L’origine de cette situation remonte en fait au 21 février 2023. Un communiqué de la présidence de la République au terme d’un Conseil national de sécurité, avait repris mot pour mot les thèmes d’une campagne animée depuis plusieurs semaines par un micro-parti, le « parti national tunisien ». Le Chef de l’État évoquait « un plan criminel préparé depuis le début de ce siècle pour transformer la composition démographique de la Tunisie [et la] dépouiller de son appartenance arabe et islamique » en favorisant l’installation des migrants africains. Assortie de l’interdiction d’employer des migrants en situation irrégulière et de leur louer des logements, cette déclaration avait donné lieu à une vague de violences racistes. Cette hystérie collective avait alors provoqué une fuite des migrants vers Sfax, dans l’intention de tenter la traversée au plus vite.
Mécaniquement, la tension accumulée à Tunis s’est déplacée et au moins de juin, une nouvelle vague de violences les a jetés dans les rues de Sfax. Durant tout l’été, beaucoup ont été déplacés par les forces de l’ordre vers la frontière algérienne et surtout littéralement abandonnés dans le no man’s land à la frontière libyenne. D’autres avaient trouvé abri dans les alentours et dans les espaces publics de la ville avant d’en être chassés par une opération de police mi-septembre.
En mars 2024, le ministre de l’Intérieur Kamel Fekhi, originaire de Sfax s’en expliquait d’ailleurs à l’Assemblée, non sans fierté : « N’ayez plus peur pour nos quartiers et pour notre médina. Moi je préfère qu’ils soient dans les oliveraies plutôt que dans la ville. C’est stratégique ! » L’État a donc une responsabilité directe dans ce désastre annoncé.
Le ver (européen) dans le fruit

Mais la responsabilité la plus déterminante revient à l’Union européenne. Depuis une vingtaine d’années, elle s’efforce de déléguer aux pays du Maghreb le protection de ses frontières Sud. Entre 2015 et 2021, elle a donné 38 millions d’euros à la Tunisie pour lutter contre l’émigration clandestine, auxquels s’ajoutent les financements bilatéraux italiens. Ce projet a été formalisé par la conclusion d’un mémorandum d’entente pour un partenariat stratégique avec la Tunisie, le 16 juillet 2023, signé par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le Premier ministre néerlandais, Mark Rutte, et surtout la Première ministre italienne, Georgia Meloni, très active sur ce dossier.
En contrepartie d’un appui financier de 105 millions d’euros pour équiper les systèmes de surveillance des frontières et d’interception en mer, ainsi qu’un appui budgétaire, la Tunisie s’est engagée à bloquer les départs clandestins vers l’Europe. Considérée comme un « pays sûr », la Tunisie s’engage aussi à recueillir les migrants interceptés en mer dans une zone « Search and rescue » élargie au-delà de ses eaux territoriales, créée en juin 2024.
Cet accord a permis à Kaïs Saïed d’obtenir une reconnaissance politique de la part de l’exécutif européen et le soutien de l’Italie dans ses négociations avec les institutions financières internationales. Mais son résultat le plus remarquable est la diminution drastique du nombre de départs : de janvier à mi-mars 2025, seulement 291 migrants sont arrivés en Italie en provenance de la côte tunisienne, soit 82 % de moins par rapport à la même période en 2024 (on en comptait près de 20 000 par mois au plus fort de la vague migratoire à l’été 2023). (Dans le même temps, les arrivées en Italie ont augmenté de 30 % — en majorité des migrants originaires du Bangladesh, du Pakistan ou de Syrie, passés par la Libye). En d’autres termes, la Tunisie est devenue une impasse pour les migrants subsahariens.
Or, d’un côté, les conflits et l’absence de perspective dans de nombreux pays d’Afrique, et dernièrement la crise soudanaise, poussent de plus en plus de jeunes sur les routes de l’exil et dans les mains de juteux trafics transnationaux. De l’autre, les autorités tunisiennes campent sur leur principe : « la Tunisie ne veut être ni un pays de transit, ni un pays d’installation ».
L’idée de favoriser le retour au pays des dizaines de milliers de subsahariens pris au piège n’est pas à la hauteur du drame qui s’est noué : en 2024, seuls 7250 migrants ont bénéficié du soutien de l’Organisation internationale des migrations (OIM) pour un retour volontaire. Pendant plus d’un an, des centaines de subsahariens avaient campé devant les bureaux de l’OIM à Tunis dans l’attente vaine d’être rapatriés, avant d’être délogés par la police en mai 2024. Il est peu probable que la demande du gouvernement tunisien à l’OIM d’intensifier les campagnes de sensibilisation modifie sensiblement la donne.
« Ouvrez la mer ! »
Dans ce vide stratégique face à un enjeu qui dépasse de loin, il est vrai, le cadre tunisien, certaines organisations comme l’UGTT ou des personnalités comme Tarek Kahlaoui (responsable de l’Institut d’études stratégiques tunisien, lié à la Présidence, de 2012 à 2014) appellent l’État à proposer des solutions concrètes au drame humain et à réviser le partenariat avec l’Union européenne.
Mais, politiquement, il est plus facile et plus payant de manipuler les peurs les crispations identitaires, en Tunisie comme ailleurs. Le Chef de l’État, a ouvert la voie en accréditant l’idée d’un complot international et une version locale de la théorie du « grand remplacement », intégrées désormais au « sens commun » dans le débat public. Des politiciens comme Fatma Mseddi ont donc un boulevard pour les reprendre à leur compte et lancer un mot d’ordre aussi fantasmagorique et dangereux d’expulsion de masse vers les pays d’origine, sans même mesurer les moyens logistiques et la violence qu’impliquent la mise en œuvre d’un tel projet.
Ils agitent la menace de la fécondité prolifique des subsahariennes, un trope raciste classique, persuadés qu’il s’agit de l’instrument d’un projet de « submersion démographique », alors qu’en 2024, l’hôpital de Sfax a enregistré en tout en pour tout 470 accouchements de femmes en situation irrégulière, et que la grossesse relève souvent d’une stratégie en vue de l’émigration pour éviter l’expulsion une fois arrivée en Europe. Pour conjurer le risque de cette « colonisation », les députés du gouvernorat de Sfax, explique l’un d’eux, Tarek Mahdi, ont déposé une proposition de loi visant empêcher les enfants nés de parents en situation irrégulière d’acquérir la nationalité par la naissance sur le sol tunisien.
En réalité, assurent les subsahariens, ils n’ont aucun projet dans une Tunisie en crise où il n’y a même pas de travail : « Ce que nous voulons c’est l’Europe. Ouvrez la mer pendant deux semaines et nous partirons tous ! », selon des propos recueillis par Ahmed Ghali pour le site Legal Agenda.
La solidarité criminalisée
Pendant ce temps, pour avoir rappelé cette évidence à l’antenne en mai 2024 – « de quel pays extraordinaire qui serait si attirant pour que l’on s’y installe, parle t-on ? » – l’avocate et chroniqueuse Sonia Dahmani a été condamnée à huit mois de prison en juillet 2024, puis à deux ans en octobre pour avoir dénoncé le racisme. Les défenseurs des droits des migrants, assimilés par Kaïs Saïed en février 2023 « aux trafiquants d’êtres humains », partie prenante du plan international pour favoriser l’installation des subsahariens en Tunisie, sont criminalisés alors même qu’ils tentent surtout de pallier les carences de l’État. Ainsi l’ancien maire de Sousse, Mohamed Ikbel Khaled, est-il détenu depuis mai 2024 pour avoir conclu un partenariat avec des associations en vue d’héberger des migrants sans abri dans un hôtel.
Saadia Mosbah de l’association antiraciste Mnemty, et Cherifa Riahi, présidente de l’association Tunisie-Terre d’asile, sont détenues depuis mai 2024, en attente de leur procès alors même que les charges de blanchiment d’argent ont été abandonnées et qu’elles ne sont plus accusées que d’aide aux migrants en situation irrégulière, une infraction qui ne relève que d’un délit.
Notre carnet de route Tunisie (4/6): À la rencontre des migrants