Mondafrique s’entretient avec l’avocat tunisien, Me Chawki Tabib, ancien bâtonnier de l’Ordre National des Avocats de Tunisie (2012-2013) et ancien président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (2016-2020) qui vient de publier son deuxième livre « Le livre blanc des avocats (une histoire inachevée) ».
Lors d’un live de France 24, le samedi 11 mai, les spectateurs ont pu assister à l’assaut qui a visé la Maison de l’avocat, à Tunis, ainsi qu’à l’arrestation musclée de Sonia Dahmani, avocate et chroniqueuse, par des agents des forces de l’ordre, cagoulés. Ces derniers n’ont pas hésité à endommager le matériel de la correspondante de la chaine, Maryline Dumas et son équipe et à le confisquer. Ils ont également agressé les avocats et avocates présents sur place.
Le 13 mai, c’est au tour de Maitre Mehdi Zagrouba d’être interpellé, lors d’une deuxième descente à la Maison de l’avocat. Des actes de torture à son encontre ont été constatés par le juge d’instruction. En signe de protestation, les avocat.e.s ont observé une grève générale le jeudi 16 mai dans l’ensemble du pays.
Sans surprise, le président Kais Saied, affirme que personne n’est poursuivi en raison de sa pensée, alors qu’il recevait la ministre de la justice Leila Jaffel, le vendredi 24 mai
Mondafrique. Votre nouvel ouvrage « Le livre blanc des avocats (une histoire inachevée) » est paru fin février. Il retrace l’histoire de cette profession de l’Indépendance jusqu’à la chute du régime du dictateur Ben Ali en 2011. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Chawki Tabib. Ce livre blanc est une documentation sur le barreau tunisien, un récit de son histoire depuis l’apparition de cette profession en Tunisie. Cependant, je ne considère pas cet ouvrage comme un livre d’histoire classique. Il s’agit plutôt d’un modeste récit composé de témoignages et de documents relatifs au cadre juridique de la profession, ainsi que des dossiers contemporains et d’actualité, pour retracer le parcours d’un métier toujours engagé pour la justice, ayant joué un rôle politique considérable. Il convient de noter que des circonstances désagréables, notamment une interdiction de voyager découverte lors d’un déplacement professionnel, m’ont motivé à accomplir cet ouvrage. Ces dernières attaques visant les avocats montrent que notre profession est vraiment ciblée. Les faits et histoires racontés peuvent sembler ordinaires, mais ils révèlent des vérités importantes sur la contribution des avocats, depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui, justifiant le titre « une histoire inachevée » pour inclure les événements récents.
Mondafrique. Depuis le coup d’État de Kais Saied, le 25 juillet 2021, on observe un acharnement sans précédent à l’encontre des avocats et avocates tunisiens. Le 13 mai, Maître Mehdi Zagrouba, membre du bureau de l’Association Tunisienne des Jeunes Avocats, a été violemment interpellé au sein de la Maison de l’avocat. Il aurait été sauvagement torturé par les forces de l’ordre, avec des tentatives d’agressions sexuelles. Comment jugez-vous de tels agissements, démentis par le Ministère de l’Intérieur, malgré les preuves qui accablent ces agents ?
Chawki Tabib. D’abord, l’assaut effectué récemment à deux reprises par des agents de l’ordre cagoulés et armés contre la Maison de l’avocat est d’une extrême gravité, une première dans l’histoire du barreau, même dans les périodes les plus sombres. Les arrestations de Me Sonia Dahmani et, deux jours après, de Me Mehdi Zagrouba, qui a relaté des scènes de torture horribles, sont également alarmantes. Il a été interrogé par un juge d’instruction qui a constaté les traces de torture et les a consignées dans son procès-verbal, bien qu’il ait malheureusement refusé un examen médical, ce qui est inacceptable.
Mondafrique. Lors de votre passage du 3 avril sur le média AL Katiba, où vous présentez votre livre, vous qualifiez les avocats comme une sorte de « secte » tant la solidarité est forte au sein de ce métier, contrairement à d’autres, et ce quelle que soit l’appartenance politique ou idéologique du confrère ou de la consœur concernés. Comment l’expliquez-vous ?
Chawki Tabib. Effectivement, les avocats sont connus pour leur fort sentiment de solidarité. Certains nous qualifient de « secte » dans un sens positif, en raison de cette solidarité exceptionnelle. Quelle que soit l’appartenance politique ou idéologique, les avocats se soutiennent mutuellement, ce qui est une caractéristique unique et précieuse de notre profession. Cette solidarité nous a été utile tout au long de notre histoire, notamment pour faire face aux tentatives de nous museler par le pouvoir exécutif, que ce soit du temps de Bourguiba ou de Ben Ali. Comme l’histoire est un éternel recommencement, nous voilà à nouveau contraints de faire face aux mêmes menaces. Heureusement, la solidarité est toujours présente et forte au sein de nos rangs. La grande manifestation du 16 mai dernier, qui a rassemblé pas moins de trois mille avocats, et la plainte signée et déposée au parquet par pas moins de 1700 avocats contre les tortionnaires de notre confrère Mehdi Zagrouba en sont des preuves.
Mondafrique. Vous faites aussi l’objet de poursuites depuis quatre ans. Le 30 avril, vous avez entamé une grève de la faim et un sit-in à la Maison de l’avocat, en protestation contre cet acharnement judiciaire, que vous avez terminés respectivement le 3 et le 14 mai. Quels sont les vrais motifs de ces poursuites ? Et où en êtes-vous face à celles-ci ?
Chawki Tabib. Comme vous le savez, j’ai assumé la présidence de l’Instance Tunisienne de Lutte contre la Corruption pendant plus de quatre ans et demi, de janvier 2016 à août 2020. J’ai été congédié de mes responsabilités par une décision de l’ancien chef du gouvernement, Elyes Fakhfakh, sur qui pesaient de lourdes suspicions d’abus de pouvoir et de conflit d’intérêts. Depuis cette date, j’ai fait l’objet de toute une série de décisions visant à m’intimider et à m’atteindre moralement, notamment une décision de m’astreindre à résidence surveillée, ainsi qu’une avalanche de plaintes déposées par des personnes ayant fait l’objet de poursuites par l’instance anti-corruption, dont une émanant du gérant des sociétés de l’ancien premier ministre en question. Toutes ces plaintes ont été reçues par le parquet en violation de la loi instituant l’instance, qui assurait une immunité contre les poursuites à l’égard de son président pour les décisions prises dans le cadre de ses fonctions. Pour clore la série, le 8 janvier dernier, j’ai été interdit de quitter le territoire sur la base d’une plainte fallacieuse et non fondée. J’attends depuis d’être auditionné par le juge d’instruction afin de présenter ma défense, mais en vain.
Mondafrique. Le président tunisien prétend être un fervent défenseur de la lutte contre la corruption. Pourtant, lorsque la citoyenne tunisienne Imen Dridi a pris en photo le 12 avril un pont en très mauvais état pour dénoncer la corruption des autorités locales, elle a été poursuivie, en vertu du décret 54, par le poste de police du gouvernorat de Béja. Comment analysez-vous ces contradictions entre les propos de Kais Saied et ses actes ?
Chawki Tabib. Il est évident que les actes du président Kais Saied contredisent ses déclarations. Alors qu’il prétend défendre la lutte contre la corruption, les mesures répressives contre ceux qui dénoncent les abus montrent une réalité différente. Cette répression démontre un écart significatif entre les discours et les actions du président, d’autant plus qu’on attend toujours des décisions de sa part pour prévenir la corruption, telles qu’une stratégie nationale avec une approche préventive et participative et bien d’autres actes et mesures…
Mondafrique. On ne peut parler des avocat.e.s sans évoquer la question de la justice tunisienne. Dans la Constitution de 2022, le nouveau dictateur abolit la séparation des pouvoirs. Les trois pouvoirs sont désormais de simples « fonctions ». De plus, nombreuses sont les affaires où le non-respect des procédures est devenu la norme, depuis son putsch. Peut-on aspirer un jour à un soulèvement des juges face à ce régime ultra-présidentialiste, selon vous ?
Chawki Tabib. Je demeure optimiste quant à un éventuel sursaut de dignité de la part des magistrats tunisiens. Malgré les nombreux coups subis, certains juges restent debout et défendent bec et ongles leur indépendance. L’Association Tunisienne des Magistrats et son président, le courageux juge Anas El-Hamadi, en sont des exemples. Cela nécessitera davantage de solidarité, notamment de la part des avocats et des autres composantes de la justice tunisienne.
Mondafrique. Quelles sont aujourd’hui vos revendications en tant qu’avocat.e.s ? Et quelles sont les prochaines étapes de votre mobilisation contre ces violations des droits et des libertés en Tunisie ?
Chawki Tabib. La priorité est actuellement la libération de nos confrères injustement emprisonnés et la traduction en justice des responsables des exactions commises, notamment les actes de torture subis par notre confrère Mehdi Zagrouba et les violations de la Maison de l’avocat. Nous continuerons à nous mobiliser pour défendre nos droits et libertés, ainsi que pour obtenir justice pour les abus commis contre notre profession.
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