Alors qu’Israël envisage l’annexion de territoires en Cisjordanie, les Émirats brandissent la menace d’une rupture. Ce coup de semonce met en péril l’équilibre fragile des accords d’Abraham, moteurs d’une normalisation inédite au Moyen-Orient. Analyse d’une alerte majeure.
Depuis la signature historique des accords d’Abraham en septembre 2020, la normalisation des relations entre Israël et plusieurs pays arabes, dont les Émirats arabes unis, semblait incarner un tournant majeur pour la stabilité régionale. Mais le fragile édifice pourrait vaciller. En cette rentrée 2025, la perspective d’une annexion de territoires en Cisjordanie par le gouvernement israélien réactive toutes les lignes de fracture, au point de remettre en cause l’esprit même de cette réconciliation diplomatique.
La tension est à son comble depuis la prise de position publique des Émirats arabes unis, qui ont averti qu’« une annexion (de territoires) en Cisjordanie constituerait une ligne rouge », pour reprendre les mots de Lana Nusseibeh, ambassadrice adjointe chargée des affaires politiques au ministère des Affaires étrangères émirati. Cette déclaration, rapportée par L’Orient-Le Jour, marque une rupture de ton. Pour Abou Dhabi, une telle initiative israélienne mettrait en péril non seulement la dynamique de paix régionale, mais l’ensemble du dispositif des accords d’Abraham, qui avaient « normalisé les relations entre les deux pays » (L’Orient-Le Jour, 4 septembre 2025).
L’avertissement survient alors que, selon plusieurs médias israéliens, le gouvernement de Benjamin Netanyahou débat ouvertement de l’opportunité d’étendre des colonies en Cisjordanie, voire d’en officialiser de nouvelles, à la faveur de l’Assemblée générale de l’ONU. Les ministres les plus radicaux, comme Bezalel Smotrich, appellent à approuver massivement de nouveaux logements pour les colons, à appliquer la souveraineté israélienne sur 82 % de la Cisjordanie et à « retirer de l’agenda, une fois pour toutes, l’idée de diviser notre minuscule terre et d’établir en son centre un État terroriste ».
Face à ce basculement, la communauté internationale réagit : l’ONU et l’Union européenne appellent à l’abandon du projet E1, qui, selon ses détracteurs, couperait la Cisjordanie en deux et compromettrait définitivement la création d’un État palestinien viable. Mais c’est surtout la mise en garde émiratie qui résonne : « Dès le départ, nous avons considéré les accords d’Abraham comme un moyen de contourner toute solution à deux États, de donner au peuple palestinien son aspiration légitime à un État indépendant et souverain. Et rien n’a changé dans notre position aujourd’hui », rappelle Lana Nusseibeh, citée par L’Orient-Le Jour.
Cette ligne rouge, que les Émirats menacent de traduire par des actes, n’est pas simplement un coup de semonce : c’est, pour la première fois depuis 2020, la perspective réelle d’une remise en cause du processus de normalisation. Car Abou Dhabi met explicitement dans la balance « l’esprit des accords d’Abraham », et laisse entendre que toute annexion « compromettrait gravement » leur survie.
Une normalisation sous condition
La portée des accords d’Abraham n’a jamais été seulement diplomatique ; elle est aussi symbolique et stratégique. En acceptant d’ouvrir des relations avec Israël, les Émirats, suivis du Bahreïn, du Maroc et plus discrètement du Soudan, ont cassé un tabou régional : la reconnaissance d’Israël n’était plus conditionnée à une résolution préalable du conflit israélo-palestinien. Pour la première fois depuis des décennies, la normalisation semblait possible sans solution à deux États – à la grande colère des Palestiniens et de leurs soutiens régionaux.
Mais cette normalisation reposait sur une promesse : que la porte reste ouverte à une solution négociée, qu’Israël n’aille pas trop loin dans la colonisation ou l’annexion. Or, depuis 2022, la coalition au pouvoir à Jérusalem affiche des accents nationalistes et messianiques inédits, comme le rappelle le politologue Abdulkhaleq Abdulla dans l’entretien express accordé à L’Orient-Le Jour : « Nous disons depuis plusieurs mois et nous tirons la sonnette d’alarme sur le fait que la coalition israélienne est la plus à droite de l’histoire d’Israël, la plus extrémiste et la plus messianique. » Netanyahou, qualifié de « menteur » par Abdulla, n’inspire plus confiance aux partenaires du Golfe : « Il ne respecte pas ses engagements, il poursuit une politique très dangereuse et imprévisible. »
Cette défiance, longtemps contenue, éclate aujourd’hui au grand jour. La crainte émiratie est de voir le gouvernement israélien franchir la ligne rouge, mettant fin au « rêve d’un État palestinien indépendant, viable et continu », et entraînant dans sa chute tout l’édifice de la normalisation. « Si Israël franchit cette ligne, les Émirats ne feront pas marche arrière », insiste Abdulla (L’Orient-Le Jour).
Les Émirats arabes unis, longtemps considérés comme des médiateurs pragmatiques, sont donc prêts à aller jusqu’au bout. Pour Abdulkhaleq Abdulla, la menace n’est pas du bluff : « Je pense que les Émirats sont sérieux, fermes et déterminés cette fois-ci. Ils ne bluffent pas. Leur message est clair : si Israël ne renonce pas à ses projets d’annexion, ils mettront fin aux accords d’Abraham. » Cela impliquerait, à brève échéance, le rappel de l’ambassadeur, la fermeture de la représentation israélienne à Abou Dhabi, et la suspension de toutes les coopérations diplomatiques, économiques, sécuritaires ou technologiques nouées ces cinq dernières années.
Les Émirats n’ignorent pas le prix d’un tel désengagement : depuis 2020, leur relation avec Israël a permis des investissements croisés, des coopérations dans le domaine de la défense, de la cybersécurité, de la haute technologie, du tourisme et de la santé. Mais, selon Abdulla, tout cela passerait au second plan face à l’enjeu politique : « Tout cela est en jeu. Les Émirats ont essayé de toutes leurs forces, à tous les niveaux, de faire réussir ces accords, et ont encouragé le reste du monde arabe à se rapprocher d’Israël. Mais si Israël poursuit sur cette voie et franchit cette ligne rouge en annexant des territoires, ce sera trop lourd à porter pour n’importe quel pays arabe. »
Cette alerte n’est pas isolée. La France, par la voix d’Emmanuel Macron, a prévenu que la reconnaissance d’un État palestinien n’était « plus un tabou » et que Paris pourrait l’envisager si la colonisation continuait. Israël, de son côté, a vivement réagi : Macron serait en train de « saper la stabilité du Proche-Orient » par ses avertissements. La Belgique s’est également alignée sur la position émiratie en annonçant la présidence du Comité Palestine lors de l’Assemblée générale de l’ONU. L’Australie, le Canada, la France se sont déclarés solidaires.
Un tournant pour la région ? Quelle issue possible ?
Cette crispation inédite fait ressurgir toutes les fragilités d’un système qui s’était voulu novateur : l’idée d’une paix par le haut, sans résolution préalable du conflit israélo-palestinien. Mais la tentation israélienne d’annexion réactualise brutalement la centralité de la question palestinienne, que les diplomaties arabes ne peuvent plus mettre entre parenthèses sans perdre leur légitimité régionale.
En réalité, la posture d’Abou Dhabi ne traduit pas seulement une volonté de peser sur Jérusalem ; elle vise aussi à restaurer une crédibilité régionale mise à mal par la perception, chez de nombreux Arabes, d’une « trahison » de la cause palestinienne au profit d’intérêts économiques. Les Émirats sont donc contraints de fixer des limites : « Israël doit donc en prendre note et faire un choix. Soit il arrête ce plan d’annexion, soit il en subit les conséquences », prévient encore Abdulla.
Ce bras de fer place Netanyahou et sa coalition devant un dilemme stratégique. Céder aux ultras de la droite religieuse et des colons, c’est risquer de briser le front, fragile mais inédit, de la normalisation arabe. Reculer, c’est exposer sa majorité à des divisions internes, dans un contexte où l’équilibre politique israélien n’a jamais été aussi précaire.
Dans cette configuration, la survie des accords d’Abraham dépendra moins des proclamations de bonne volonté que de la capacité d’Israël à s’auto-limiter. « Les extrémistes, quels qu’ils soient, ne doivent être autorisés à dicter la trajectoire de la région », martèle Lana Nusseibeh. Mais l’équation est plus incertaine que jamais : les partenaires arabes sont désormais contraints d’aller au bout de leurs menaces, sous peine de perdre leur crédibilité à la fois auprès de leurs opinions publiques et de leurs alliés occidentaux.
L’enjeu dépasse d’ailleurs la seule relation bilatérale. Si les Émirats venaient à suspendre, voire rompre, les accords d’Abraham, la dynamique de rapprochement régional en serait profondément affectée. D’autres pays, comme Bahreïn ou le Maroc, pourraient suivre, tandis que le camp adverse – Iran, Hezbollah, Hamas – verrait dans ce revers une confirmation de ses propres positions, relégitimant la résistance armée face à Israël.
Pour Israël, qui a fait de la normalisation régionale l’un des piliers de sa stratégie diplomatique, ce serait un coup dur : l’isolement régional redeviendrait la norme, avec à la clé un renforcement des clivages, de l’instabilité et du risque d’escalade militaire, notamment en Cisjordanie et à Gaza.
Reste à savoir si, dans cette séquence critique, les avertissements des Émirats seront entendus. « Si le message des Émirats ne trouve pas d’écho, cela marquera la fin des accords d’Abraham », conclut sobrement Abdulkhaleq Abdulla (L’Orient-Le Jour). Un scénario qui, il y a encore un an, semblait improbable. Mais au Proche-Orient, l’histoire est toujours en train de s’écrire – et elle n’obéit jamais aux certitudes diplomatiques.
Sources principales : L’Orient-Le Jour, entretien express avec Abdulkhaleq Abdulla, dépêches AFP, ONU, interventions de Lana Nusseibeh, déclarations officielles émiraties, israéliennes et françaises (septembre 2025).