Que pourra faire le Président tchadien aujourd’hui avec une armée profondément divisée, un pouvoir fragile, face à des rebelles aguerris, bien équipés et soutenus par l’armée soudanaise? C’est que la guerre au Soudan prend un nouveau tournant. Après presque deux années de conflit, jour après jour, les forces de l’armée soudanaise gagnent du terrain sur leurs ennemis du groupe paramilitaire du général Hemedti. En misant sur ces derniers et en leur permettant d’avoir une base arrière au Tchad, le Président Mahamat Déby a fait le mauvais choix.
Cette guerre qui se déroule sur le sol soudanais depuis bientôt deux ans est une sale guerre. Le chiffre de 150 000 morts est évoqué mais il est difficilement vérifiable en raison de la difficulté de se rendre dans certaines zones et d’obtenir des données précises. Les déplacés internes et les réfugiés dans les pays voisins représentent près de 25% de la population. A cela, il faut ajouter l’insécurité alimentaire, la famine dans certaines zones, comme dans la région des Monts Nouba et dans une partie du Darfour et l’apparition de maladies comme le choléra. Sans oublier pour compléter ce bilan sinistre, la viole, sur les femmes comme sur les hommes, utilisée comme une arme de guerre perpétrée majoritairement par les RSF.
Leslie Varenne
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Le conflit soudanais est complexe en raison à la fois des multiples groupes armés qui se battent en soutenant l’une ou l’autre des parties, de l’enchevêtrement des liens ethniques, sociaux, avec les populations des pays frontaliers et l’ingérence de voisins et des puissances. Depuis le 15 avril 2023, deux camps s’affrontent. D’un côté, les Forces de l’armée soudanaise du général al-Burhan (SAF), le gouvernement légitime soutenu par l’Egypte et la Turquie depuis le début, puis plus tard par la Russie et l’Iran. De l’autre, les Forces de soutien rapide du général Hemedti (RSF) aidées par les Emirats arabes unis, le Tchad, la Libye du maréchal Haftar et dernièrement par la Centrafrique. (Pour comprendre la genèse du conflit lire l’article de l’IVERIS daté du 28 avril 2023).
La suprématie du général al-Burhan
Depuis plusieurs semaines, les SAF sont clairement dans une dynamique de victoire, pas un jour ne passe sans qu’elles n’engrangent de nouveaux gains territoriaux. Ainsi, elles ont repris le nord de Khartoum et avance pour libérer toute la capitale. Au cours de ces derniers jours, elles ont également repris une position cruciale en libérant une partie du Nord-Kordofan qui leur permettrait d’avancer sur le Sud-Darfour. Car c’est bien dans les cinq Etats du Darfour que la fin de la guerre se jouera. Les RSF tiennent encore la majorité de cette région, excepté sa capitale Al-Fasher. Pour les deux camps, le contrôle de cette ville est existentiel. Selon des sources darfouris, après avoir renoncé à prendre tout le Soudan, Hemedti envisagerait une partition du pays en cas de victoire. Néanmoins, ces mêmes contacts sont formels et déclarent sans hésitation : « cela ne peut pas arriver, les RSF seront dans l’incapacité de résister dans l’ensemble du Darfour et surtout de le tenir. Des poches de RSF sont déjà encerclées au Nord comme au Sud de cette région. Ils ont encore des combattants, mais sans base arrière, sans logistique et sans appui aérien, ils sont condamnés à l’échec ».
Plus les forces de l’armée soudanaises avancent et plus les autorités de Ndjamena deviennent fébriles. Pour en comprendre les raisons, il faut revenir en arrière. Lorsqu’a éclaté la guerre au Soudan, le président Tchadien, Mahamat Déby au pouvoir depuis deux ans, a fait mine de ne pas prendre partie, mais très vite son soutien à Hemedti est devenu un secret de polichinelle. Pour le Tchad cet appui est contre-nature. En effet, les RSF sont issues des Janjawid, une milice tristement célèbre pour ses atrocités commises contre les populations Fours, Massalites et Zaghawa, des ethnies communes aux deux pays, lors de la deuxième guerre du Darfour, débutée en 2003. influence
Or, l’armée tchadienne est un fief des Zaghawas. Le soutien du chef de l’Etat à Hemedti a donc créé de profondes divisions au sein de l’institution militaire. D’autant que des enfants de réfugiés soudanais arrivés au Tchad en 2003 sont devenus aujourd’hui des officiers au sein de l’armée tchadienne et/ou dans la garde républicaine. De plus, des militaires tchadiens ont déserté pour combattre leurs ennemis d’hier aux côtés de l’armée soudanaise.
Ce choix de soutenir l’ex milice janjawid, divise également la société tchadienne. A l’instar de l’opposant Yaya Dillo qui au début de l’année 2024 s’est rendu à Port Soudan pour rencontrer des émissaires du général al-Burhan. Quelques jours après son retour à Ndjamena, le 28 février, il est tué par l’armée au siège de son parti. Son frère, Ousmane Dillo, fait partie de ces nombreux Tchadiens qui se battent aux côtés de l’armée soudanaise à Al-Fasher.
Dans ces conditions, pourquoi le président tchadien a-t-il misé sur Hemedti au risque d’être fragilisé et désavoué par une grande partie de sa population et de son armée ?
Plusieurs arguments sont avancés : sa mère étant Gorane, il ne serait pas considéré comme faisant partie du puissant clan Zaghawa, même si son père l’était, ce qui influencerait ses alliances ; l’influence de ses proches comme son ami Youssouf Boy. Si ce dernier a été limogé de son titre de conseiller il y a quelques mois, des soutiens indéfectibles des RSF sont encore présents aux côtés du chef de l’Etat. Il s’agit notamment du maire de la ville d’Amdjarass, proche du frère d’Hemedti, du chef de la sécurité présidentielle ou encore du général chargé de la sécurité aux frontières.
Mais en réalité, il semble que la véritable raison soit à chercher du côté des fonds que déversent sans compter les Emirats arabes unis pour soutenir les RSF. Grâce à cette manne, le Tchad est devenu une base arrière de la milice soudanaise, une grande partie de son approvisionnement, armement, véhicules et même des drones à longue portée transite soit par l’aéroport d’Amdjarass, soit par Adré, deux villes frontalières avec le Soudan. En plus d’être remercié financièrement, les autorités de Ndjamena prélèvent une dime sur le matériel fourni par les Emiratis. Elles se rémunèrent également en fournissant le carburant aux RSF (en leur faisant payer 5 fois le prix). Et comme, selon le dicton, l’argent n’a pas d’odeur, d’importants commerçants zaghawas approvisionnent les troupes de RSF en carburant via la frontière d’Adré. La générosité des Emirats ne semble pas avoir de limite. En octobre 2024, alors qu’Emmanuel Macron venait de refuser une aide budgétaire à Ndjamena, Abou Dhabi a prêté 500 millions de dollars à taux zéro au gouvernement tchadien.
Si ces fonds massifs émiratis à destination d’Hemedti et de ses soutiens entretiennent un conflit destructeur et font courir des risques à toute la région, ils n’enrayent pas, pour autant et pour l’instant, l’affaiblissement des RSF. Comme toujours dans ces circonstances, des éléments de la milice commencent à fuir, notamment pour rejoindre la Libye du maréchal Haftar ou encore la République centrafricaine.
Non sans raison, Mahamat Déby s’inquiète de la situation. Le 17 octobre dernier, lors d’un meeting devant ses troupes le chef d’état-major de l’armée soudanaise avait déclaré que lorsqu’il en aura fini avec les RSF, il attaquera le Tchad. A la mi-janvier 2025, selon un proche de la présidence, le Président tchadien a envoyé un émissaire en Egypte pour essayer de négocier avec al-Burhan et n’a obtenu qu’une fin de non-recevoir. Cependant, il paraît évident que le gouvernement soudanais n’interviendra pas directement. Ce sont les rebelles tchadiens actuellement au Soudan aux côtés des SAF qui devraient entrer à Ndjamena, via Amdjarass et Abéché. Sur les réseaux sociaux, des comptes font déjà état d’attaques imminentes. S’il faut rester prudent, ces alertes correspondantes néanmoins à ce que rapportent des contacts tchadiens. La chute de Ndjamena couperait les RSF de cette base arrière et les affaiblirait dans la bataille du Darfour.
Ce n’est pas la première fois que des rebelles tchadiens attaqueraient la capitale. Ce fut le cas par le passé, à plusieurs reprises, notamment en 2006 et 2008. Ces mouvements sont toujours partis du Soudan. Mais d’une part, Mahamat Déby n’a ni la stature politique, ni l’habilité politique de son père ; d’autre part, le pouvoir de Ndjamena a été sauvé à chaque fois grâce à l’intervention des militaires français. Or, le 30 janvier 2025, les derniers soldats français encore présents au Tchad sont partis. Des militaires turcs se sont très vite installés dans les anciennes bases de l’armée française à Abéché et à Faya-Largeau, mais ils ne sont là qu’en tant que fournisseurs et opérateurs de drones, ils ne seront donc d’aucun secours. D’autant que si Ankara est très présente au Tchad, elle est aussi un soutien du général Al-Burhan.