Le suicide en direct de François Bayrou

Le premier ministre François Bayrou n’a pas obtenu la confiance des députés (194 voix pour, 364 voix contre) et va remettre sa démission au président de la République Emmanuel Macron. Ce dernier devra choisir un nouveau chef de gouvernement ou avoir recours à une nouvelle dissolution de l’Assemblée nationale. Comment interpréter la chute du gouvernement Bayrou ? Quels scénarios pour une sortie de crise ? Entretien sur le site « The Conversatin » avec le politiste Frédéric Sawicki.

professeur de science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne


The Conversation : François Bayrou vient de démissionner. Quel bilan tirez-vous de son action et de sa méthode ?

Frédéric Sawicki : Comment comprendre un tel fiasco ? Comment comprendre ce suicide politique qu’est ce vote de confiance choisi par le premier ministre alors qu’il ne dispose pas de majorité ?

En refusant de s’engager depuis sa nomination dans une négociation ayant pu déboucher sur une espèce de contrat de gouvernement, notamment avec le Parti socialiste, François Bayrou s’est privé de toute possibilité de survie politique. C’est là un paradoxe pour ce démocrate-chrétien qui, tout au long de sa carrière politique, n’a cessé d’appeler au dépassement du clivage droite-gauche (rappelons qu’il avait à ce titre refusé de rejoindre l’UMP en 2002 et appelé à voter François Hollande en 2012) et à la recherche de compromis.

Sa gouvernance a en outre été marquée par une succession d’échecs et de maladresses qui n’ont pu que creuser la distance avec la gauche, à commencer par la désastreuse gestion des révélations concernant Bétharram, épisode au cours duquel François Bayrou a peiné à clarifier son rôle mais surtout guère montré de compassion pour les victimes, apparaissant comme un homme d’un autre temps. Auparavant, en janvier, il y a eu l’impasse totale faite sur les enjeux climatiques et environnementaux dans sa déclaration de politique générale suivie par l’utilisation de l’expression « submersion migratoire », deux lourds signaux envoyés à la droite et à l’extrême droite. Si celles-ci pouvaient applaudir des deux mains à l’unisson de la FNSEA l’adoption de la loi Duplomb, le PS et la CFDT ne pouvaient que constater de l’autre côté s’être fait rouler dans la farine après l’échec du « conclave » sur les retraites en juin dernier.

Enfin, après avoir ainsi humilié la gauche, le premier ministre a porté le coup de grâce en annonçant un plan d’économies de 44 milliards supporté pour l’essentiel par les salariés et les retraités, avec cette mesure ubuesque concernant la suppression deux jours fériés qui lui a définitivement aliéné le Rassemblement national.

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Au-delà de la personne de François Bayrou, quelles sont les causes structurelles de cet échec ?

F. S. : Il faut relativiser la responsabilité individuelle de François Bayrou, malgré ses bévues.

La première raison de cet échec réside dans le choix du président de la République de ne pas tenir compte du nouveau rapport de forces au sein de l’Assemblée nationale élue en juillet 2024. Celui-ci, rappelons le, aurait dû conduire à la nomination d’un premier ministre du Nouveau front populaire (NFP) quitte à ce que ce gouvernement échoue et que le président nomme alors un autre premier ministre. Au lieu de cela, Emmanuel Macron a choisi de s’appuyer sur le groupe LR et ses 48 députés, jusqu’ici dans l’opposition, en nommant Michel Barnier. En décembre il n’a même plus fait semblant de prendre acte de sa défaite en nommant François Bayrou qui, avec le groupe MoDem (36 députés), fait partie de sa majorité depuis 2017.

Pour réussir, Bayrou ou Barnier étaient condamnés à élargir leurs soutiens au-delà de leurs partis et du bloc central. Si la France était dans une démocratie parlementaire « classique », on en serait sûrement passé par une grande négociation entre les partis prêts à participer au gouvernement. Cette négociation aurait sans doute pris plusieurs semaines mais elle aurait permis une certaine stabilité autour de quelques mesures de compromis. En nommant un premier ministre à sa guise, en interférant dans la composition du gouvernement et en leur laissant le soin de bricoler une stratégie de balancier (un coup à gauche, deux ou trois coups à droite et à l’extrême droite) Emmanuel Macron a condamné celui-ci à l’échec.

On a beaucoup critiqué l’absence de culture du compromis des partis politiques. Est-ce également une raison de cet échec ?

F. S. : En effet, mais c’est moins la culture que nos institutions qui ne poussent pas les acteurs à se montrer responsables. L’élection présidentielle est toujours pensée comme le moment décisif permettant d’engager une nouvelle orientation pour cinq ans. Du coup, accepter de passer des compromis, revenait à risquer de se « griller » pour l’élection présidentielle suivante. C’est ce qui explique par exemple l’attitude de LR en 2022 qui refuse de rejoindre la majorité alors même que le programme d’Emmanuel Macron est largement convergent avec le sien.

L’hyper-présidentialisation empêche le compromis. La liberté laissée au président de nommer le premier ministre sans tenir pleinement compte du résultat du vote et son intrusion dans la politique du gouvernement même désavoué par les urnes illustrent la perversion de nos institutions. Elles garantissent l’irresponsabilité totale d’Emmanuel Macron. Même si des voix commencent à se faire entendre pour appeler à sa démission ou sa destitution, rien ne l’y oblige. Le revers de la médaille de cette irresponsabilité est qu’elle crée des partis tout aussi irresponsables : ces derniers renvoient la balle au président – à lui de se débrouiller pour trouver des réponses et rendez-vous à la prochaine élection présidentielle !

Enfin, le mode d’élection des députés au scrutin majoritaire à deux tours n’incite pas non plus les partis à trouver des compromis. D’un côté la gauche modérée doit s’associer à la gauche radicale pour avoir des députés, de l’autre la droite est concurrencée de plus en plus par l’extrême droite dans de nombreuses circonscriptions.

Quelles solutions permettraient de sortir de cette impasse ?

F. S. : Je plaide pour un scrutin proportionnel qui permettrait de rendre les partis politiques et les parlementaires plus responsables. Notre régime excessivement présidentialisé et le scrutin majoritaire à deux tours non seulement ne permettent pas une bonne représentation de la diversité des idées politiques et des intérêts sociaux mais ils ne permettent plus aujourd’hui de déboucher sur des majorités claires. Il existe des divisions sociologiques, politiques et idéologiques qui fracturent le pays bien au-delà de l’ancien clivage droite-gauche. La bipolarisation n’est pas près de se reproduire, c’est d’ailleurs un constat qui vaut pour de très nombreux pays aujourd’hui.

Aujourd’hui, ces divisions ne sont pas correctement reflétées au sein de l’Assemblée car les Français sont souvent contraints de voter pour éliminer tel ou tel parti. Le scrutin proportionnel incite au contraire à voter pour le programme dont on est le plus proche. Elle empêche qu’un seul parti ne gouverne et amène plus facilement les responsables politiques à négocier des orientations programmatiques.


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Mais une réforme du scrutin législatif sera-t-elle suffisante ? L’un des enjeux n’est-il pas également de réduire le pouvoir du président de la République ?

F. S. : Effectivement, il existe sans doute d’autres chantiers à entreprendre. Certains considèrent qu’il faut revenir à un mandat unique de sept ans pour le président, d’autres qu’il faudrait lui retirer le pouvoir de nomination du premier ministre en rendant obligatoire le vote de confiance de l’Assemblée nationale, comme c’était le cas pour la troisième et la IVe République. D’autres souhaitent développer les référendums d’initiative partagée ou les référendums d’initiative citoyenne. Tout cela devra être discuté lors de la prochaine élection présidentielle, mais dans l’immédiat, pour remettre la Ve République sur des rails plus démocratiques et sortir de l’impasse actuelle, la proportionnelle me semble être la première réforme à envisager. Le politiste Bastien François propose un référendum sur la proportionnelle puis une dissolution qui permettrait d’élire une nouvelle assemblée. On peut aussi envisager cette réforme comme un élément de négociation pour construire un futur gouvernement entre le centre et la gauche.

Quelles solutions s’offrent à Emmanuel Macron aujourd’hui ?

F. S. : Emmanuel Macron peut désormais dissoudre l’assemblée mais ce choix serait risqué : il ferait perdre des voix à son camp. Par ailleurs, dans un contexte social inflammable – avec le mouvement Bloquons tout – une dissolution peut amplifier le vote de rejet du président.

Seconde hypothèse : Emmanuel Macron poursuit dans la même logique en espérant qu’un premier ministre de son camp fasse passer le budget au 49.3. quitte à dissoudre ensuite. Mais le Rassemblement national ne semble plus prêt à jouer le jeu de la neutralité et les socialistes ne devraient pas être plus cléments. Ce choix reviendrait donc à reculer pour mieux sauter et l’on arriverait très probablement à une nouvelle censure dans quelques semaines et à priver la France de budget.

Troisième hypothèse : Emmanuel Macron donne sa chance à Olivier Faure ou à un premier ministre de gauche. Il peut ainsi penser réussir à lever l’hypothèque socialiste comme on disait sous la Troisième. Il me semble qu’il s’agirait de la seule décision rationnelle pour éviter une dissolution. Les socialistes pourraient faire passer quelques réformes de gauche comme la taxe Zucman, des mesures prenant en compte la pénibilité en matière de retraite, voire des mesures en faveur de l’hôpital et l’éducation, qui sont largement soutenues par les Français. Ce serait sans doute difficile à avaler pour Macron mais ce dernier peut toujours espérer que le Conseil constitutionnel censure la taxe Zucman ou que LFI torpille le PS. Il peut aussi essayer de diviser les socialistes en proposant un ancien du PS comme Bernard Cazeneuve, mais les socialistes semblent aujourd’hui plus unis qu’en décembre dernier et risquent de refuser cette manœuvre.

Si dissolution il y a, le Rassemblement national est-il de plus en plus proche du pouvoir ?

F. S. : On peut penser que les principales victimes d’une dissolution seront les députés du camp présidentiel. La gauche, pour l’instant, semble se maintenir dans les sondages. Le RN également, autour d’un tiers des votes. La question, c’est que vont faire les partis ? Est-ce que LR va définitivement basculer vers une alliance avec le RN ? La gauche partira-t-elle unie (comme en 2022 et en 2024) à ces élections ou divisée ? Est-ce qu’une partie des électeurs, déçus du macronisme, vont se tourner vers les socialistes, finalement jugés plus responsables et raisonnables ? Il est difficile de prédire les rapports de forces actuels, tels que les mesurent les sondages, dans un contexte d’élection majoritaire à deux tours et avec autant d’incertitudes.


Propos recueillis par David Bornstein.