À 50 km de Benghazi et à l’initiative du maréchal Haftar, 20 000 soldats et des armes high-tech célèbrent les 11 ans de l’opération « Karama », tandis que Tripoli s’enfonce dans les violences. Sur fond de l’incapacité du Parlement à trouver une solution politique en nommant un nouveau Premier ministre
Bechir Jouini, chercheur spécialisé dans les affaires libyennes
L’ambition intacte du maréchal Haftar de faire main basse sur la Libye
Le Parlement libyen, réuni à Tobrouk, tient ce mardi 27 mai 2025 une audition des candidats à la tête d’un nouveau gouvernement, destiné à remplacer le Gouvernement d’union nationale (GUN) de Tripoli, confronté à une grogne populaire. Quatorze noms ont été proposés, dont ceux d’Othman Abdeljalil (ministre de la Santé) et du général Issam Abou Zreiba (ministre de l’Intérieur), tous deux membres du gouvernement d’Osama Hammad (mandaté par le Parlement). Cependant, seuls 60 députés sur 200 étaient présents, et seuls deux dossiers étaient complets.
Cette initiative fait suite aux manifestations exigeant le départ du GUN, après des violences à Tripoli. Toutefois, 26 députés ont rejeté dans un communiqué la formation d’un « nouveau gouvernement sans consensus politique », estimant que cela aggraverait les divisions. Le Premier ministre Abdoul Hamid Dbeibah n’a pas commenté ces protestations, tandis que la Mission de l’ONU en Libye (MANUL) et la communauté internationale n’ont pas soutenu le projet du Parlement.
De vastes défilés militaires à Benghazi
La Cité militaire, située dans la banlieue de « Qaminis » à 50 km au sud de Benghazi et couvrant une superficie d’environ 10 000 hectares, a accueilli une parade militaire célébrant le 11ème anniversaire de l’opération « Karama » (Dignité) lancée par le commandant de l’Armée nationale libyenne, le maréchal Khalifa Haftar, en mai 2014. La cérémonie a vu la participation de 67 unités militaires composées d’environ 20 000 soldats, 2 500 véhicules et engins de combat, et plus de 100 avions. Cet événement, retransmis en direct à la télévision, intervient dans un contexte d’instabilité politique et d’insécurité à Tripoli, où les récents affrontements entre les groupes armés de la 444e brigade dirigée par Mahmoud Hamza et la Force de dissuasion spéciale ont entraîné la mort du chef milicien Abdelghani al-Kikli, alias « Gniwa », ainsi que des manifestations contre (mais aussi en faveur) du gouvernement d’union nationale dirigé par le Premier ministre Abdelhamid Dbeibah, aggravant ainsi un climat déjà tendu.
Haftar, vêtu de son uniforme de « maréchal », a assisté à la parade militaire avec un enfant en tenue militaire dans ses bras (l’un de ses petits-fils nommé Khalifa, fils de Khaled Haftar, commandant des forces de sécurité de l’Armée nationale libyenne), assis sur ses genoux tandis qu’il observait le défilé des chars. Le maréchal était assis sous l’emblème distinctif de l’aigle symbolisant la puissance de l’Est libyen et la continuité du pouvoir militaire. À sa droite se trouvait Aguila Saleh, président du Parlement libyen, renard de la scène politique libyenne (comme le décrivent ses opposants), qui a adressé un message véhément à Dbeibah lui enjoignant de quitter le pouvoir « de gré ou de force », tandis qu’à sa gauche se tenait Osama Hammad, Premier ministre du gouvernement de stabilité nationale libyen approuvé par le Parlement et basé à Benghazi.
Haftar gonfle ses muscles

Lors de la parade, Haftar a déclaré que l’objectif des forces armées libyennes était de « rétablir le prestige de l’État et de renforcer la sécurité et la stabilité pour une patrie unie ». Il a ajouté : « Nous soutenons la volonté du peuple libyen et nous sommes à son service », réaffirmant l’engagement de l’Armée nationale libyenne envers « l’unité de la Libye et l’intégrité de son territoire », insistant sur le fait que « les forces armées ont le dernier mot dans les moments décisifs ». Le général libyen a également salué le rôle de l’Armée nationale libyenne dans « la défaite de l’extrémisme et du terrorisme », ajoutant qu’elle « a combattu au nom du monde entier ». S’adressant aux soldats participant au défilé, Haftar a déclaré : « Vous êtes le bouclier et l’épée aux frontières pour défendre la patrie bien-aimée. Nous sommes tous prêts à nous sacrifier pour la Libye, sa dignité et l’unité de son territoire. »
Le Premier ministre du gouvernement libyen de l’Est, Osama Hammad, a annoncé lors de la parade militaire que la ville de Benghazi porterait désormais le nom du maréchal Haftar. Hammad a déclaré : « J’annonce aujourd’hui la décision n°77/2025 de nommer cet édifice militaire national ‘Ville militaire du maréchal Khalifa Haftar' », soulignant que cette décision était « une reconnaissance de ses sacrifices, qui incarnent le plus grand symbole d’héroïsme, d’altruisme et de responsabilité totale envers la patrie ».
Des centaines de véhicules blindés
Les images du défilé ont montré des centaines de véhicules blindés alignés en rangs ordonnés sur une vaste étendue asphaltée, conduits par des soldats en uniforme debout avec une discipline cérémonielle. Certains chars étaient équipés de filets de camouflage, suggérant une utilisation tactique, tous arborant le drapeau national libyen.
La parade s’est déroulée devant la piste de la ville militaire de Benghazi, en présence d’une foule nombreuse de responsables et de personnalités de haut rang, dont de nombreuses délégations étrangères. Parmi elles figuraient des représentants officiels de la Russie, de la Biélorussie, des Émirats arabes unis, de l’Égypte, de la Jordanie, du Niger, du Tchad, du Mali, du Burkina Faso, des États-Unis, du Soudan, de la Turquie, , de l’Italie et du Maroc.
L’opération « Karama » (Dignité) n’a pas seulement joué un rôle décisif dans le renforcement de l’Armée nationale libyenne (ANL) dans l’est et le sud de la Libye, mais elle a également suscité de nombreuses critiques. Plusieurs organisations internationales ont accusé les forces de Haftar d’être impliquées dans de graves violations des droits de l’homme durant la campagne militaire, notamment des attaques indiscriminées, des exécutions extrajudiciaires et la destruction d’habitations civiles. Malgré cela, le maréchal Khalifa Haftar reste une figure centrale sur la scène politico-militaire libyenne, tout comme ses fils : Saddam (chef d’état-major des forces terrestres de l’ANL), Khaled (commandant des forces de sécurité de l’ANL), Belgassim (président du Fonds de reconstruction libyen) et Sedig (président de la Haute Commission pour la réconciliation nationale et chef du Bureau des affaires sociales au sein du Commandement général).
Depuis des années, les images officielles se multiplient, montrant des délégations civiles, militaires, politiques et onusiennes en visite à Benghazi. La plupart se ressemblent en termes de visages et de demandes. Cependant, ces derniers mois ont vu affluer des délégations venues d’horizons divers : une délégation militaire américaine a été reçue en février 2025, le ministre italien de l’Intérieur a été reçu en mars 2025, et une visite libyenne auprès du chef d’état-major turc a eu lieu début avril 2025.
Les visites à Benghazi incontournables
Ces rencontres pourraient sembler banales dans le contexte libyen, où le facteur extérieur joue un rôle déterminant dans la politique intérieure. Mais leur portée est plus profonde. Depuis la fin de la guerre en octobre 2020, le gouvernement d’union nationale (GUN) de Tripoli, dirigé par Abdelhamid Dbeibah, bénéficiait d’une reconnaissance exclusive en tant que gouvernement internationalement reconnu. Toutefois, après près de quatre ans, cette situation n’est plus tout à fait la même. Les visites à Benghazi sont désormais un point récurrent à l’agenda de la plupart des acteurs internationaux.
De plus, alors que des affrontements violents ont éclaté dans la capitale Tripoli le 12 mai 2025, Benghazi connaît une relative stabilité, renforcée par ce déploiement militaire massif orchestré par Khalifa Haftar. Ce dernier y voit une preuve supplémentaire de son emprise sur l’est et le sud du pays, grâce à un appareil militaire que certains observateurs décrivent comme loyal et unifié. Cependant, d’autres craignent que l’ANL ne profite des événements de Tripoli et des divisions entre les principales forces dans la capitale pour lancer une nouvelle offensive vers l’ouest du pays. D’autant que les autorités de l’est de la Libye n’ont pas manqué l’occasion d’envoyer des messages : le 15 mai 2025, elles ont publié un communiqué appelant les diplomates à « se tourner vers Benghazi, ville sûre et prospère », révélant ainsi les ambitions diplomatiques de l’équipe Haftar.
Des observateurs notent que la région orientale a développé un appareil de relations extérieures œuvrant à l’élaboration de stratégies de communication venant renforcer l’exécutif mis en place avec le soutien du Parlement siégeant à Benghazi depuis 2022. Cette entité administre un « ministère des Affaires étrangères », dirigé par Abdelhadi Al-Houweij, qui pilote une équipe s’appuyant principalement sur les réseaux sociaux comme outil stratégique. Ses publications mettent en avant les nombreuses visites officielles et rencontres diplomatiques, notamment avec des représentants de l’ambassade des Philippines – connue pour son rôle dans le recrutement de travailleurs libyens, particulièrement dans le secteur médical. Al-Houweij a également rencontré le nonce apostolique en Libye et le directeur régional de l’ONG française ACTED.
Son agenda chargé inclut des délégations tunisiennes successives, comme celle conduite par Zouheir Maghzaoui, secrétaire général du Parti Mouvement du Peuple, accompagné des députés Taher Ben Mansour et Mohamed Ben Lazher, ainsi que de Taïeb Bakkouche, ancien secrétaire général de l’Union du Maghreb arabe. Le ministre des Affaires étrangères du gouvernement Hammad a par ailleurs multiplié les contacts avec l’ambassade russe, célébrant notamment la fête de la Victoire aux côtés du vice-ministre russe de la Défense Yunus-Bek Yevkurov et de l’ambassadeur Aydar Aganine. Une étape marquante fut la cérémonie d’ouverture du consulat de Biélorussie à Benghazi, co-présidée avec le vice-Premier ministre biélorusse Viktor Karankevich, en présence du vice-président du Parlement biélorusse et du vice-ministre des Affaires étrangères Sergei Aleinik. Cette délégation de haut niveau, comprenant des ministres biélorusses de la Santé, de l’Industrie et de l’Agriculture, a conduit le gouvernement approuvé par le Parlement libyen à exonérer les citoyens biélorusses des frais de visa et de séjour – un geste « symbolisant l’approfondissement des liens politiques et économiques entre les deux pays », selon des sources bien informées.
Les rencontres ne se limitent pas aux alliés traditionnels : l’ambassadeur suisse Joseph Philippe Renggli s’est entretenu avec le maréchal Haftar pour « explorer les voies d’une coopération bilatérale mutuellement bénéfique ». Cela sans évoquer ses rencontres avec les ambassadeurs du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne, pour ne pas tous les mentionner. De même, la nouvelle cheffe de la Mission d’appui des Nations unies en Libye (MANUL), Hanan Taha, a rencontré Haftar en mars 2025 peu après sa prise de fonction.
Globalement, on peut affirmer que la perte de légitimité du gouvernement d’union nationale (GUN) de Tripoli – incapable de respecter son mandat ou de maîtriser des dossiers prioritaires pour ses partenaires occidentaux, notamment européens (migration, stabilité à Tripoli) – a érodé sa reconnaissance comme unique représentant. Cette déliquescence a poussé les acteurs concernés par le dossier libyen, y compris ses anciens alliés, à se tourner vers Benghazi pour préserver leurs intérêts.
La Turquie, qui joua un rôle décisif dans la défense de Tripoli en 2019 grâce à ses drones ayant infligé de lourdes pertes aux forces de Haftar, a désormais engagé un dialogue avec l’Est. Son ambassadeur Kanan Yilmaz s’y est rendu avec une délégation de diplomates et d’hommes d’affaires, rencontrant des responsables municipaux, des parlementaires et des officiels du ministère de l’Intérieur. Ankara a même annoncé l’ouverture prochaine d’un consulat à Benghazi. Plus significatif encore, Saddam Haftar a été reçu officiellement le 4 avril 2025 par le chef d’état-major turc, le général Selçuk Bayraktaroğlu.
L’Italie, premier partenaire commercial
L’équipe Haftar a également réussi à attirer rapidement l’Italie, un autre allié clé de Dbeibah : de la Libye. La Première ministre Giorgia Meloni s’est rendue à Benghazi pour une rencontre avec Haftar en mai 2024, suivie en avril 2025 par le ministre de l’Intérieur Matteo Piantedosi et le chef des renseignements extérieurs italiens (AISE), le général Caravelli. La délégation a salué « le rôle pivot du Commandement général dans la lutte contre le terrorisme et l’extrémisme, ainsi que ses efforts pour endiguer les migrations illégales ». Les autorités italiennes ont par ailleurs confirmé la reprise des vols directs entre Benghazi et Rome pour l’été 2025.
La France tente de maintenir des relations étroites avec le camp oriental en Libye (du moins sur le plan économique et commercial), malgré les pertes successives engendrées par ses alliances passées avec ce dernier, selon des observateurs. Qu’il s’agisse du soutien à l’offensive sur Tripoli ou de l’assistance sur le terrain à Gharyan, Paris semble poursuivre sa stratégie. Dans ce cadre, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a reçu à Paris Belqasim Khalifa Haftar, directeur général du Fonds de développement et de reconstruction de la Libye, en présence de l’envoyé spécial français pour la Libye, Paul Soler. Les discussions ont porté principalement sur « l’importance de créer un environnement favorable pour renforcer la présence des entreprises françaises, contribuant ainsi aux efforts de reconstruction et de développement ». Dans la même veine, l’ambassadeur de France en Libye, Mustafa Mihraje, a accompagné deux délégations du Mouvement des entreprises de France (Medef) lors d’une visite au Fonds de reconstruction.
En matière de défense, la situation apparaît plus complexe et délicate. Non seulement l’embargo sur les armes voté par l’ONU en 2011 (malgré les assouplissements de janvier 2024) interdit toute forme de coopération militaire, mais la plupart des capitales – dont Paris, qui semble avoir tiré les leçons de son soutien sans conditions en 2016 – gardent leurs distances. Seuls les alliés les plus proches de Haftar, comme Le Caire et N’Djamena, ainsi que ses partenaires privilégiés, notamment Abou Dhabi et surtout Moscou – dont l’influence est forte et qui, selon de nombreux observateurs, pilote les orientations et plans militaires – maintiennent une relation étroite. Le vice-ministre russe de la Défense, Yunus-Bek Yevkurov, a ainsi effectué six visites à Benghazi (1)
Les ambitions africaines du Kremlin
Elles se matérialisent par un réseau militaire et sécuritaire solide, s’étendant du Soudan au Niger, en passant par la Libye, le Burkina Faso, le Mali, la République centrafricaine et Madagascar. Depuis près de huit ans, Moscou a tissé un réseau d’influence – à la fois sur le terrain et de manière indirecte – au service de son agenda. Une partie de cette stratégie a également été transformée en un outil d’investissement économique lucratif, notamment dans les matières premières rares et les minerais à haute valeur ajoutée, comme l’or soudanais ou l’uranium nigérien.
Evgueni Prigojine, décédé dans un accident d’avion suspect le 23 août 2024, était l’un des fondateurs du groupe militaire Wagner, qui a servi de fer de lance à la pénétration russe avant d’être remplacé par Iounous-Bek Evkourov, vice-ministre russe de la Défense (ancien président de l’Ingouchie). Ce dernier s’est rendu à la base d’A-SIDRA, près de Syrte, deux jours après la mort de Prigojine, pour rencontrer les dirigeants de Wagner. Il leur a transmis un message de Moscou, émanant du plus haut niveau, annonçant une nouvelle direction, un nouveau commandement et des missions différentes. Il a également informé le maréchal Haftar qu’il superviserait personnellement le « Corps africain ». Des informations ont alors fuité, indiquant que son quartier général était désormais basé en Libye, avec des déploiements dans cinq pays africains : la Libye (siège officiel), le Burkina Faso, le Mali, la République centrafricaine et le Niger.
Les experts attribuent le choix de la Libye comme base du Corps à plusieurs raisons, notamment les liens étroits entre Haftar et Moscou, ainsi que la présence antérieure des forces de Wagner dans plusieurs bases autour de Syrte, située à 450 km à l’est de Tripoli. Elles étaient stationnées à la base aérienne d’Al-Qardabiya, au port de Syrte, à la base aérienne d’Al-Jufra (au sud), à celle de Brak al-Shati (700 km au sud de Tripoli) et à la base d’A-Sdra (130 km de Syrte). La position stratégique de Syrte sur la côte méditerranée joue un rôle clé dans ce choix, facilitant l’acheminement des approvisionnements russes par navires militaires vers l’Afrique, tout en offrant une proximité avec les côtes européennes.
Les États-Unis renforcent leur présence en Libye
De leur côté, les États-Unis ont œuvré à intégrer l’Armée nationale libyenne (ANL) dans leur dispositif régional. Plusieurs hauts responsables d’AFRICOM se sont rendus en Libye, dont le général John Brennan, vice-commandant des forces américaines en Afrique, en février 2025, pour « renforcer la coopération sécuritaire et soutenir les efforts d’unification de l’armée libyenne ». Fin avril 2025, le navire amiral USS Mount Whitney (LCC-20) de la 6e flotte américaine a accosté à Tripoli pius Binghazi pour une visite visant à « consolider la sécurité régionale et l’unité libyenne », selon l’ambassade américaine. Cette visite a précédé de 48 heures la participation de la Libye aux exercices militaires « African Lion 25 », organisés par les États-Unis en Tunisie (22-30 avril). Washington a également invité des soldats libyens à des manœuvres conjointes avec les forces de Tripoli.
Les États-Unis ont en outre mené des entraînements aériens au-dessus de Syrte, à quelques kilomètres de la base d’Al-Qardabiya – où sont stationnés des militaires russes.
Libye, le gouvernement Dbeibah vacille sous la pression des milices