On l’attendait depuis des mois : Taylor Swift vient de déclarer son soutien à Kamala Harris et pourrait lui apporter des voix dans les États clés.
De quoi Taylor Swift n’est-elle pas capable ? Depuis deux ans, rappelle l’excellent site « The Conversation », on ne compte plus les exploits de cette star devenue phénomène, et sa couverture dans les médias flirte avec l’obsession : les journaux recrutent désormais des reporters experts es Taylor et des caméramen attitrés la suivent lors des cérémonies auxquelles elle participe, au point que la chanteuse a dû trouver des parades pour échapper à cette surveillance constante, comme lors des Grammy Awards du 4 février dernier, où elle a utilisé un éventail pour qu’on ne puisse pas lire sur ses lèvres.
Maîtresse de conférences en études états-uniennes, Université de Strasbourg
L’« effet Taylor Swift »
Il faut dire que chacun de ses faits et gestes est susceptible d’avoir des répercussions inédites, au point qu’on parle désormais d’un « effet Taylor Swift » : élue personnalité de l’année par Time magazine en décembre 2023, elle est capable de booster l’économie des villes où elle se produit (ce qui a donné naissance aux « Taylornomics »), de redresser tout un secteur en crise, de provoquer des pannes et des tremblements de terre, et même, prouesse hors du commun, de convaincre Fox News de l’importance du bilan carbone. Mais pourrait-elle faire basculer le résultat de l’élection présidentielle américaine le 5 novembre prochain ?
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C’est du moins ce que semblent craindre les conservateurs américains. Il y a six ans, lorsque la chanteuse était sortie de sa réserve pour la première fois de sa carrière pour soutenir le candidat démocrate au poste de sénateur du Tennessee, la droite américaine s’était amusée de ses prétentions au commentaire politique, et avait ridiculisé le poids électoral de ses fans. Mike Huckabee, ex-gouverneur de l’Alaska et ex-candidat aux primaires républicaines de 2016, s’était fendu d’un tweet moqueur : « Bien sûr, Taylor Swift a absolument le droit de parler politique, mais son impact sur l’élection sera nul, à moins qu’on ne donne le droit de vote aux filles de 13 ans ».
Petit calcul rapide : les filles qui avaient 13 ans en 2018 en ont aujourd’hui 19, et sont donc en âge de voter aux États-Unis. Et elles ne sont pas les seules à écouter Taylor Swift. Les conservateurs ne s’y sont pas trompés et prennent la menace au sérieux cette année, si l’on en juge par la machinerie médiatique mise en œuvre pour décrédibiliser la star, avant même qu’elle n’annonce un éventuel soutien à la réélection de Joe Biden : les théories du complot vont bon train sur les réseaux sociaux, si bien relayées par Fox News et Newsmax qu’un tiers des conservateurs y souscrivent selon un sondage publié le 14 février. La chanteuse, aux ordres de « l’État profond » (deep state), serait un agent du Pentagone formé aux techniques de manipulation psychologique. L’ancien candidat à la primaire républicaine Vivek Ramaswamy a même suggéré que le couple qu’elle forme avec Travis Kelce aurait été créé de toutes pièces pour gagner le vote des fans de football américain : la pop star était même censée déclarer son soutien à Biden lors de la victoire « arrangée », bien sûr, des Kansas City Chiefs au Super Bowl. La prophétie ne s’est cependant pas réalisée quand l’équipe de Kelce a remporté le tournoi le 11 février.
Ce jour-là en revanche, dans un geste d’une rare mesure, Trump s’est démarqué des élucubrations complotistes de son camp en démontrant par A plus B que Taylor Swift devrait logiquement lui apporter son soutien puisque, sans lui, le Music Modernization Act ne serait jamais passé. Certes, Trump a bien signé en 2018 cette loi qui permet aux artistes de récolter plus facilement les revenus générés par leurs œuvres sur les plates-formes de streaming et de téléchargement, mais elle a été adoptée avec un large soutien bipartisan dans un pays, rappelons-le, où existe encore la séparation des pouvoirs et où l’exécutif ne peut s’arroger l’action du législatif.
Quoi qu’il en soit, on voit mal comment la chanteuse, défenseuse des droits des minorités sexuelles et ethniques, et attachée au droit à l’avortement, pourrait, si elle décidait de s’exprimer sur les élections, ne pas apporter son soutien au ticket Biden-Harris comme elle l’avait fait en 2020. La question reste de savoir si elle a bien, comme le pense la droite américaine, le pouvoir d’apporter la victoire aux Démocrates. Plusieurs études portant sur l’influence des pop stars sur les élections et sur la démographie des « Swifties » permettent d’avancer une réponse.
Une influence plus quantitative que qualitative
Tout d’abord, de quel type d’influence parle-t-on ? L’effet Taylor Swift sur les élections pourrait être quantitatif ou qualitatif, c’est-à-dire porter sur la participation ou sur le choix des électeurs. Pour ce qui est du quantitatif, c’est en bonne voie : en septembre dernier, lors du National Voter Registration Day (journée nationale pour promouvoir l’inscription sur les listes électorales, à laquelle participent de nombreuses célébrités depuis sa création en 2012), le site vote.org a enregistré une activité record suite à une story Instagram de la chanteuse : 35 000 inscriptions de plus qu’en 2022, soit une hausse de 25 % et même de 115 % si on se limite aux personnes de 18 ans. Il faut comprendre qu’aux États-Unis, on doit se réinscrire sur les listes à chaque élection (à part dans le Dakota du Nord). La présidente de vote.org a précisé sur X que 80 % des inscriptions sur la plate-forme étaient suivies d’un vote, aussi ces chiffres devraient se répercuter sur la participation en novembre.
Pour ce qui est du qualitatif, la hausse de la participation des Swifties devrait principalement récompenser les Démocrates : c’est l’affiliation politique que revendiquaient 55 % des fans dans une étude datant de mars 2023, ce qui n’est pas très surprenant, car la majorité des Swifties sont jeunes (la moitié sont des milléniaux et 10 % appartiennent à la Génération X) – partie de l’électorat qui a tendance à voter à gauche – mais aussi parce que les prises de position de la chanteuse ont déjà fait le tri parmi ses auditeurs depuis 2018. Cependant, si l’on en croit une étude de février 2024 menée par le même institut, 64 % de Swifties ont l’intention de voter pour Biden, ce qui suggère que la chanteuse a pu convaincre une partie des 45 % restants de fans qui se répartissaient en 2023 équitablement entre Républicains et indépendants. La campagne n’étant pas finie, il est possible que ce nombre augmente, la conversion d’auditeurs non démocrates étant facilitée par le haut niveau d’attachement parasocial des fans de Taylor Swift, en qui ils tendent à avoir une confiance à toute épreuve.
Il n’empêche que, quand bien même Taylor Swift réussirait à mobiliser ses fans démocrates ou à convertir de nouveaux électeurs au vote Biden, elle n’aurait d’impact sur le résultat final des élections que si cette magie opérait dans les swing states, ceux qui ne sont pas déjà acquis à un parti. L’élection présidentielle états-unienne est la somme de 50 élections (une par État) où le candidat qui reçoit la majorité simple des suffrages remporte la totalité des grands électeurs de l’État (c’est le système dit « winner-take-all ». Une augmentation numérique des votes pour Biden n’aurait aucune répercussion si elle se concentrait dans les États traditionnellement démocrates, comme la Californie ou l’État de New York.
Manque d’études fiables
Cependant, peu d’études fiables ont été réalisées sur la répartition géographique des Swifties. Une étude BetOnline sortie en juillet 2023 a analysé sur une période de 30 jours tous les tweets géolocalisés contenant un message positif sur Taylor Swift. Ses résultats, limités, ont identifié les États dans lesquels se trouvait la majorité des Swifties actifs sur X. Or, dans le top 10, on ne compte qu’un seul des six swing states susceptibles de déterminer l’élection selon le site The Hill : le Michigan. Malgré tout, rien n’exclut que des Swifties moins actifs sur les réseaux sociaux ne se mobilisent dans d’autres États clés où les résultats seraient serrés, comme ce fut le cas en 2020 en Arizona et en Géorgie, où Biden n’avait obtenu que 10 000 voix de plus que Trump.
Si l’influence quantitative de Taylor Swift sur les élections américaines semble d’ores et déjà indéniable, il faudra donc attendre le résultat d’études plus précises, et peut-être même celui des élections elles-mêmes, pour savoir si elle peut peser sur le résultat des votes. Reste que son implication dans la campagne aura eu, quoi qu’il arrive, un impact sur les préoccupations du Congrès : l’offensive conservatrice anti-Swift s’étant traduite par la circulation d’images pornographiques de la star générées par l’intelligence artificielle (deepfakes) sur le réseau X (ex-Twitter), un groupe bipartisan de députés américains a présenté un projet de loi visant à criminaliser de telles pratiques dans tout le pays, initiative copiée au niveau des États, dont le Missouri, où le titre de la loi sera le « Taylor Swift Act ».
De quoi faire d’ores et déjà de l’élection présidentielle 2024 la « version de Taylor ».