Le secrets de fabrication des Bipeurs et des Talkies-walkies piégés 

Une fois de plus, les Libanais ont été secoués par une nouvelle vague d’explosions qui ont frappé, mercredi après-midi, différentes régions. Cette fois, ce sont des talkies-walkies du Hezbollah et, plus précisément des Icom IC-F2100DT VHF, qui sont à l’origine des détonations. Ils auraient été conçus par Icom Inc. (Aikomu Kabushiki-gaisha), un fabricant japonais d’équipements d’émission et de réception radio. Fondée en 1954 par Tokuzo Inoue, l’entreprise s’appelait  » Inoue « . Plusieurs morts et blessés ont été signalés, des milliers d’autres ayant été recensés depuis mardi, après que des bipeurs de membres de la formation pro-iranienne ont explosé.

Dans l’affaire des bipeurs piégés ayant explosé mardi dans plusieurs régions du Liban, c’est notamment vers la société hongroise BAC Consulting KFT qu’il faut se tourner, en raison de ses liens avec Voltaker KFT et de la nature du contrat conclu avec le groupe taïwanais Gold Apollo Ltd.

Pointée du doigt après l’attaque aux bipeurs piégés contre le Hezbollah, la société taïwanaise Gold Apollo Ltd a nié être à l’origine de la fabrication de ces appareils qui portent pourtant sa marque. Selon un communiqué publié mercredi, ces produits ont été  » conçus et vendus  » par le groupe hongrois BAC Consulting KFT, dont le site est, depuis mercredi matin, en phase de maintenance.

BAC Consulting KFT : le grand flou

Créée en mai 2022, BAC Consulting KFT a réalisé en 2023 un chiffre d’affaires de 210 millions de forints (HUF), pour un bénéfice fiscal de 13 millions de HUF. Son siège social serait situé dans le 14e district, rue Szőnyi út 33/A, à Zugló, Budapest. Cependant, selon un article signé Juli Butcher, pour le média hongrois 444, l’adresse mentionnée n’est pas celle où siège réellement l’entreprise. « Nous nous sommes rendus au siège de BAC Consulting KFT à Budapest, et il s’est avéré qu’il ne s’agit pas du véritable siège de l’entreprise. Le bâtiment où la société est enregistrée fait office de prestataire de services, où plusieurs entreprises sont domiciliées », précise la journaliste dans son article, photos à l’appui. « Cette information en elle-même n’est pas inhabituelle, il s’agit d’une adresse de domiciliation », signale Jean Sébastien Guillaume, fondateur du cabinet Celtic Intelligence, qui révèle cependant que « deux des sociétés enregistrées à cette même adresse ont des liens avec la Russie, ce qui soulève des interrogations sur des connexions plus larges ».

D’après lui, « les liens entre BAC Consulting KFT et les deux sociétés russes mentionnées (Alteko Action Trade KFT et Claywood Kereskedelmi és Szolgáltató KFT) pourraient suggèrer un réseau complexe d’entreprises domiciliées à la même adresse ».

Bien que la connexion directe avec un quelconque service israélien ne soit pas établie, « l’enchevêtrement d’intérêts russes, hongrois et internationaux autour de BAC Consulting pourrait être significatif dans le contexte de la fabrication des bipeurs explosifs », estime l’expert et consultant en intelligence économique et stratégique.

Ayant pu accéder aux archives de son site grâce à M. Guillaume, Ici Beyrouth a relevé que la société hongroise n’est aucunement spécialisée dans la fabrication de produits de télécommunication. Il s’agit, selon la présentation figurant dans les archives du site, d’une société de conseil en relations publiques, et non d’une usine de production de batteries.

Comment un contrat de fabrication et de distribution a-t-il pu être conclu avec une société dont l’expertise ne relève pas de ce domaine ? À cette question, M. Guillaume suggère l’hypothèse d’un transfert de contrat qui aurait pu être conclu entre BAC Consulting KFT et Voltaker KFT, une entreprise existant depuis au moins une trentaine d’années, domiciliée à une centaine de mètres que BAC en Hongrie et qui produit effectivement des batteries pour plusieurs clients à travers le monde.

L’énigmatique Bársony-Arcidiacono Cristiana Rosaria

L’identité de cette femme d’une quarantaine d’années a suscité l’intérêt lorsque les données la concernant ont été consultées. De qui s’agit-il ? Bársony-Arcidiacono Cristiana Rosaria détient un doctorat en physique de l’UCL (University College London). Elle a ensuite entrepris des études à la London School of Economics and Political Sciences, avant de suivre une formation postuniversitaire dans la capitale britannique. Elle parle sept langues et a travaillé, entre autres, comme chercheuse au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France, comme experte auprès de la Commission européenne, avant de rejoindre l’Unesco, puis l’Agence internationale de l’énergie atomique. Un CV riche en expériences professionnelles. Aujourd’hui, Mme Bársony-Arcidiacono se présente comme directrice générale de la société BAC Consulting… depuis 2019. Or, comme mentionné précédemment, l’entreprise n’a vu le jour en Hongrie qu’en 2022. De quoi s’interroger sur la fiabilité de cette information, dans un sens ou dans l’autre.

Alors que l’origine des bipeurs reste incertaine, une autre question continue de tourmenter les experts : comment les bipeurs ont-ils explosé ?

L’explosion des bipeurs : une attaque à multiples facettes

Selon M. Guillaume qui s’appuie sur des entretiens avec des spécialistes et techniciens, trois hypothèses sont envisageables.

  • Exploitation d’un défaut de conception : Un firmware est un logiciel développé par le fabricant pour faire fonctionner un appareil électronique. Que ce soit une montre ou une enceinte connectée, tous ces appareils ont un firmware spécifique. Pour fonctionner, tout dispositif électronique a besoin d’une source d’énergie, en l’occurrence des batteries au lithium dans le cas des bipeurs. Ces batteries sont bien connues pour leur sensibilité à la surchauffe, ce qui peut entraîner leur gonflement puis leur explosion. En réalisant une attaque par ondes radio, il est possible d’altérer le fonctionnement du firmware et de provoquer un court-circuit si le matériel de protection contre la surchauffe s’avère vulnérable ou défectueux. Cela peut entraîner une montée de la température de la batterie, son dégazage, puis son explosion si 1 gramme de PETN (nous expliquerons plus bas de quoi il s’agit) a été ajouté. Les conséquences peuvent être graves, avec d’importants dommages corporels dus aux substances chimiques contenues dans la batterie.
  • Sabotage pendant la fabrication et utilisation de failles humaines dans la chaîne logistique : ce scénario implique la collaboration avec le fabricant. Des agents des services secrets peuvent intégrer une charge explosive dans les bipeurs directement sur la chaîne de production, tout en modifiant le firmware de l’appareil avant de finaliser son assemblage avec du PETN.
  • Approche similaire à la deuxième, mais sans l’implication du fabricant : dans ce cas, il s’agit de s’infiltrer au niveau de la livraison ou de la distribution. Le livreur ou le distributeur peut soigneusement ouvrir ou manipuler les bipeurs neufs. On modifie le firmware, on introduit la charge explosive de PETN, puis on referme l’appareil et la boîte avec un emballage identique à l’original.

L’expert relève l’hypothèse qu’ »une fois les bipeurs livrés à la cible, ici des membres du Hezbollah, le plan est de laisser passer un certain temps, puis de déclencher simultanément toutes les charges via un signal radio envoyé à l’ensemble des bipeurs concernés ».

Coup d’envoi de l’opération

L’opération a impliqué l’envoi d’un message, sur la fréquence de radiomessagerie, aux bipeurs disséminés chez les cibles. Selon M. Guillaume, le message qui aurait déclenché les explosions « aurait été envoyé le 17 septembre, à 15h30 précises ».

Les explosifs ont alors été déclenchés simultanément, provoquant des explosions dans plusieurs lieux au Liban et en Syrie.

« La fréquence de radiomessagerie choisie pour activer les explosifs intégrés dans les bipeurs serait, d’après les techniciens interrogés, de 157.950 MHz », poursuit-il. D’après lui, toujours dans le cadre de cette hypothèse, « il s’agissait de modèles spécifiques et renforcés (norme IP67), résistants aux chocs, étanches, équipés de batteries longue durée capables de tenir 85 jours, et contenant des explosifs, notamment du PETN, apparemment intégré à la batterie ».

Qu’est-ce que le PETN ?

Le PETN est le nitrate de pentaérythritol (C5H8N4O12). Il se présente sous forme de cristaux blancs ou incolores. D’une densité d’environ 1,77 g/cm³ à l’état solide, le PETN est insoluble dans l’eau mais soluble dans certains solvants organiques comme l’acétone, l’éther et le méthanol. Sa vitesse de détonation est d’environ 8 400 m/s, ce qui le classe parmi les explosifs à haute puissance. Très sensible à la chaleur, aux chocs et à la friction, il est particulièrement dangereux à manipuler, étant l’un des explosifs les plus énergétiques disponibles dans sa catégorie.

Lors de la détonation, il libère une grande quantité d’énergie, ce qui le rend efficace pour des charges explosives concentrées.

Ses usages sont multiples. Sur le plan militaire, il est utilisé dans des détonateurs, des charges de démolition, des mines, des cordons détonants et divers dispositifs explosifs improvisés (IED). Dans le secteur industriel, il est employé pour des démolitions contrôlées et dans des applications spécialisées nécessitant des explosions précises, comme le démantèlement de structures.

Compact et difficile à détecter, le PETN a été utilisé dans plusieurs actes terroristes, notamment dans les IED en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Son utilisation dans des dispositifs miniaturisés en fait un choix prisé pour des opérations clandestines. Difficilement détectable par les scanners classiques, surtout lorsqu’il est utilisé dans des dispositifs dissimulés, le PETN aurait été intégré aux batteries des bipeurs et serait passé « inaperçu » dans le processus de livraison. Pour en confirmer l’usage dans l’attaque contre le Hezbollah, bien que la signature chimique du PETN soit difficile à détecter après la détonation, puisqu’il se désintègre presque totalement en libérant une grande quantité d’énergie, certaines méthodes d’analyse chimique et l’observation des dégâts causés permettent de lever le doute quant à son utilisation. Le son spécifique de la détonation peut également être un indice clé dans ce type d’investigation.

Des sociétés aux connexions russes domiciliées à la même adresse

M. Guillaume révèle également des détails troublants sur les deux sociétés russes mentionnées précédemment : Alteko Action Trade KFT et Claywood Kereskedelmi és Szolgáltató KFT. Alteko Action Trade KFT appartient à Pavel Bogdanovskii, avec Marianna Kovalenko comme représentante en Hongrie. Fondée en 2007, Alteko est spécialisée dans la vente en gros de métaux et de minerais. Le fondateur d’Alteko est une société enregistrée au Panama appelée Acton Trading Corp. De son côté, Claywood Kereskedelmi és Szolgáltató KFT, propriété de Promsnab (une société russe enregistrée à Moscou), est spécialisée dans le commerce en gros de produits pétroliers. Fondée également en 2007, elle a pour fondateur une autre société panaméenne, Armorica Trading Corp.

Les connexions entre ces deux sociétés sont significatives. Acton Trading Corp, fondateur d’Alteko, détenait des parts dans Claywood entre octobre 2013 et mai 2016. Gergely Prandler, un citoyen hongrois, a été propriétaire des deux entreprises à un moment donné, ce qui renforce la complexité de l’entrelacement d’intérêts à l’échelle internationale.