Depuis la chute de l’URSS, Ankara mise sur une appartenance commune à l’islam sunnite hanéfite et à une parenté linguistique pour tenter de s’imposer en Asie centrale. Une région vaste comme l’Europe, sous-peuplée, et surtout riche en hydrocarbures. Mais la Russie et la Chine ne sont pas disposés à lui laisser les coudées franches.
Ian Hamel, envoyé spécial en Asie centrale.
Il est difficile de circuler au Kirghizstan sans se demander qui est Manas. Il s’agit du héros national, celui qui a réuni les 40 tribus de ce peuple nomade, pour former le premier État kirghize. Manas a depuis donné son nom au plus haut sommet de la chaîne de Talas, à l’aéroport international, à un poème épique bien plus long que l’Iliade et l’Odyssée, et enfin à l’université de Bichkek, la capitale, financée par la Turquie, à la fin des années 90. Plusieurs centaines d’élèves kirghizes reçoivent chaque année des bourses pour partir étudier dans les écoles et les universités de Turquie. En revanche, Contrairement au Turkménistan et à l’Ouzbékistan, le Kirghizstan n’a toujours pas renoncé à l’écriture cyrillique au profit de l’alphabet latin, comme l’encouragent les autorités turques.
Ankara s’est dotée d’un Conseil turcique, rebaptisé en 2009 Organisation des États turciques, qui réunit les pays d’Asie centrale (à l’exception du Tadjikistan, dont la population parle une langue proche du persan). Il faut ajouter dans cette Organisation l’Azerbaïdjan et la République turque de Chypre du Nord. De quoi développer l’idée d’un grand monde turc, riche de près de 200 millions de locuteurs, et encourager une unité turcophone à travers l’Asie centrale et le Caucase. Relativisons tout de même cette belle unité. Notre fixeur au Kirghizstan parlait couramment le Russe mais il ne comprenait qu’à moitié l’ouzbek. A Samarkand, ville-phare de l’Ouzbékistan, la population s’exprime prioritairement en tadjik. Enfin, au Karakalpakstan, république autonome d’Ouzbékistan, les habitants parlent une langue différence de l’ouzbek, et assez proche du kazakh…
Une grande mosquée à Bichkek (Kirghizstan)
Nous sommes encore un peu loin d’une seule et même langue commune à l’ensemble du monde turc. Les spécialistes préfèrent parler des « Turciques d’Asie centrale ». Malgré tout, durant notre périple de deux semaines dans cette vaste région, nous pouvons témoigner que la culture turque rencontre presque partout un vif succès. Confirmant ce qu’écrit le chercheur Bayram Balci, ancien directeur de l’Institut français d’études sur l’Asie centrale à Tachkent : « Les chaînes de télévision, les soap operas turcs, la musique sont très appréciés dans toute la région » (1). Lorsque nous demandons aux téléspectateurs plongés devant leurs petits écrans s’ils comprenent parfaitement les programmes diffusés par les chaînes turques, invariablement, ils nous répondent « à 50 % ».
La direction des affaires religieuses, appelée Diyanet, créée en 1924 par Mustafa Kemal Atatürk, lors de la création de la République turque, s’est enrichie depuis la chute de l’URSS d’un Conseil islamique eurasien. En 2018, le président turc a inauguré la Grande Mosquée de Bichkek, devançant de deux ans celle construite par le Qatar à Douchanbé, la capitale du Tadjikistan. Bien évidemment, les ambitions de Recep Tayyip Erdogan ne sont pas que culturelles et spirituelles. Alors qu’en 1992, les échanges avec l’Asie centrale ne représentaient que 0,8 % du commerce extérieur de la Turquie, Ankara s’est vite rattrapée. « Les entreprises turques ont particulièrement bien pénétré les marchés centrasiatiques et créé un tissu de PME dense et pérenne », note encore le chercheur Bayram Balci. Parmi les grands chantiers confiés à des entreprises turques : la nouvelle capitale kazakhe d’Astana, les constructions « mégalomaniaques » des présidents turkmènes à Achkhabad. Ajoutez la modernisation du port de Turkmenbachy sur la mer Caspienne au Turkménistan. Sans oublier le « contrat du siècle », le pipeline Bakou-Tbilissi-Ceyhan.
Le corridor médian contourne la Russie
Ajoutez que la Turquie a œuvré à un rapprochement entre le Turkménistan et l’Azerbaïdjan qui se disputaient un gisement d’hydrocarbures en mer Caspienne. « Cette coopération naissant pourrait être le prélude à la construction à terme d’un gazoduc transcaspien », relève un récent ouvrage intitulé « Asie centrale. Le réveil », rédigé par un chercheur à l’Institut français des relations internationales (2). La guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie ont donné des idées à la Turquie et aux pays d’Asie centrale : Pour relier la Chine à l’Europe, plutôt que d’utiliser le « corridor nord », passant par la Russie, proposons le « corridor médian », aussi appelé la route transcaspienne. Une alternative plus courte de 2 000 kilomètres, qui fait gagner au minimum six jours aux transports de marchandises. C’est l’un des principaux thèmes développés par les récents sommets de l’Organisation des États turciques : « la circulation des marchandises dans le cadre de l’itinéraire international de transport transcaspien », comme le raconte le site Novastan, l’un des très rares médias indépendants d’Asie centrale. Novastan propose des éditions en français, en anglais et en allemand (3).
En 2021, 870 000 tonnes seulement transitaient par le « corridor médian ». Il devrait en passer quatre millions de tonnes cette année. Toutefois, le manque d’infrastructures et des tarifs douaniers différents selon les pays traversés freinent le développement du « corridor médian » si cher à Ankara. Selon les prévisions de la Banque mondiale, « d’ici à 2030, 10 millions de tonnes transiteront par le corridor médian, pesant peu face aux 34 millions de tonnes transportées annuellement via la Russie » (4). A Och, la deuxième ville du Kirghizstan, nous n’avons pas pu franchir en voiture la frontière avec l’Ouzbékistan. Il a fallu traverser à pied, perdant une partie de la matinée en raison de la multiplication des contrôles. Les relations étant tout simplement médiocres entre les deux pays. En revanche, impossible d’aller d’Ouzbékistan au Turkménistan, le pays le plus fermé d’Asie centrale.
L’Allemagne plutôt que la Turquie
Tout n’est donc pas radieux entre la Turquie et ses “cousins“ d’Asie centrale. Comme le raconte l’ouvrage « Renouveau de l’islam en Asie centrale et dans le Caucase », « A peine libérée des griffes du “grand frère russe“, l’Asie centrale aspirait à voler de ses propres ailes plutôt que de s’enchaîner à un nouveau “grand frère“ ». La Russie, qui accueille des dizaines de milliers de travailleurs venant des républiques musulmanes, a toujours son mot à dire dans la région. Quant à la Chine, qui n’hésite pas à prêter de l’argent à ses petits voisins dans le besoin, elle veille au grain. Pas questions que ces derniers apportent le moindre soutien aux Ouïghours musulmans.
Enfin, à regarder vers l’Ouest, pourquoi les habitants d’Asie centrale ne jetteraient-ils pas carrément un regard vers l’Union européenne ? « Beaucoup de jeunes ne sont pas très religieux. Personnellement, je suis plus attiré vers l’Allemagne ou la Grande-Bretagne que par la Turquie. J’ai suivi avec davantage d’attention la rencontre l’année dernière entre l’Union européenne et l’Asie centrale », reconnaît un étudiant de 24 ans, anglophone, rencontré à Noukous, la capitale du Karakalpakstan. Quoiqu’à la tête de pays musulmans, les dirigeants des pays d’Asie centrale – très hostiles aux islamistes – gardent une position plus réservée que la Turquie sur le conflit entre Israël et le Hamas. Ils n’ont pas non plus répondu à la demande d’Ankara de reconnaître la République turque de Chypre du Nord. A quoi bon se fâcher inutilement avec l’Union européenne quand on cherche près de 20 milliards d’euros d’investissements pour développer le « corridor médian » ?
- « Renouveau de l’islam en Asie centrale et dans le Caucase », préface Olivier Roy, CNRS Éditions.
- Michaël Levystone, Armand Colin, mars 2024.
- « Dixième sommet de l’Organisation des États turciques : à la recherche de nouveaux axes de coopération », 8 avril 2024.
- Emma Collet, « Les nouvelles routes d’Asie centrale », L’Express, 22 août 2024.