Le pouvoir tunisien ébranlé par l’ampleur de la révolte populaire de Gabès

La mobilisation de Gabès contre la pollution a pris une ampleur historique et s’installe dans la durée ? Peut-elle déborder sa dimension locale et se transformer en soulèvement politique ? Même si l’incendie reste localisé, la chaleur de Gabès rend le pouvoir à Tunis fébrile. Kaïs Saïed a annoncé des solutions « urgentes » et « immédiates », sans mettre en œuvre une stratégie globale pour la région de Gabès.

Mondafrique revient sur les précédents historiques qui pourraient éclairer l’avenir: la révolte de Gafsa en 2008 qui fut réprimée par le régime de Ben Ali  et resta cantonnée au bassin minier; les mobilisations de la Tunisie des oubliés fin 2010 et début 2011 qui ont embrasé la Tunisie toute entière et renversé la dictature.

Par Selim Jaziri

Un graffiti sur les murs de Tunis
Un graffiti sur les murs de Tunis

La mobilisation de la population de Gabès, a culminé le 21 octobre avec une manifestation d’une ampleur sans précédent dans l’histoire tunisienne, puisqu’elle a réuni au minimum 40 000 personnes. Mais elle se poursuit, une nouvelle manifestation est prévue ce samedi. Des rassemblements devant le siège du Groupe chimique tunisien à Tunis l’accompagnent.

Sa revendication est a priori très concrète et locale : le démantèlement des installations polluantes et obsolètes du complexe chimique qui, depuis 1972, a détruit l’écosystème de l’unique oasis maritime au monde, pollue l’atmosphère et répand chaque jour dans la mer des milliers tonnes d’une boue chargée de métaux lourds (le phosphogypse), au mépris de la santé des habitants.

Mais elle a pris une signification éminemment politique pour trois raisons : elle met en accusation une forme historique de colonialisme intérieur — l’exploitation des ressources de l’intérieur du pays au profit d’une minorité –, l’incurie des forces politiques de la période de transition démocratique des années 2010, lentes à prendre des décisions et incapables de tenir l’engagement pris par l’État en 2017 de relocaliser les installations polluantes loin de toute zone habitée, et surtout, l’ineptie de la réponse de Kaïs Saïed.

Une génération désabusée mais consciente

Tout en reconnaissant le bienfondé de la revendication du mouvement, le Chef de l’État a cédé une nouvelle fois à sa paranoïa complotiste et à sa propension au lyrisme aussi abscons que pesant. Plutôt que d’annoncer des décisions, il a cherché à discréditer la mobilisation en l’accusant d’être financée par l’étranger. Croyant la ridiculiser, il l’a l’assimilée au « mouvement Z », allusion maladroite au phénomène de la « Génération Z », la « GenZ », il l’a au contraire, élevée à sa véritable dimension : la révolte d’une génération, désabusée par les formes traditionnelles de la politique, mais exaspérée par la précarité sociale et la violence policière, les discriminations grandissantes, les désastres écologiques et climatiques. 

Une page Facebook baptisée « GenZ Tunisie » a publié une réponse « aux discours éculés du régime » : « Nous ne sommes pas une mode, mais la conscience vivante d’une nation qu’on tente d’asphyxier ». Le texte anonyme évoque le vécu de cette génération : répression policière, hôpitaux délabrés, système éducatif inhumain…

L’ironie c’est que c’est précisément cette génération dont le futur président de la République voulait incarner les espoirs. « Les jeunes sont tenus en marge de l’Histoire, confiait-il en 2013. Ils s’organisent dans d’autres cadres que les partis qui sont des formes politiques dépassées. L’Histoire doit retrouver le chemin tracé par ces jeunes ». Le constat était juste, mais il n’imaginait pas qu’il apparaitrait à son tour comme une forme politique dépassée. La mobilisation de Gabès peut-elle ouvrir une nouvelle voie dans l’histoire ? C’est la question du moment.

On peut se tourner vers le passé pour trouver des éléments de réponse. Dans l’histoire tunisienne, les grands ébranlements politiques sont généralement partis des marges et de l’intérieur du pays. Sans remonter jusqu’à la révolte des tribus fédérées par Ali Ben Ghedahem en 1864, provoquée par le doublement d’un impôt, pour prendre les proportions d’un rejet d’un régime beylical à bout de souffle, l’histoire contemporaine offre deux exemples : le soulèvement du bassin minier de Gafsa en 2008, et la révolution de l’hiver 2010-2011, déclenchée par la fameuse immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid.

Gafsa, répétition générale

En janvier 2008, tout a commencé par une protestation contre le résultat d’un concours d’embauche à la Compagnie des phosphates de Gafsa (la CPG) à Redeyef, l’une des cinq villes du bassin minier. L’un des chômeurs recalés est allé poser son sac de couchage au siège local du syndicat UGTT pour entamer un sit-in. Dès le lendemain, il était rejoint par d’autres. Ils protestaient contre le détournement du quota d’embauches sociales au profit des proches du responsable de l’Union régionale de l’UGTT, dont le frère, qui plus est, dirigeait la principale entreprise de sous-traitance contractée par la CPG. Les enseignants, membres de ce qu’on appelait « l’opposition syndicale », c’est-à-dire opposée à la fois au régime et à la ligne de la centrale, se joignaient au mouvement qui s’est rapidement étendu aux trois autres sites d’extraction du bassin minier (Moulares, Mdhilla, Métlaoui).

La question du résultat du concours a cristallisé des motifs plus profonds de mécontent : le népotisme et la corruption de la bureaucratie syndicale, l’écart entre les salariés de la CPG et le reste de la population massivement touchée par le chômage, la pauvreté de la région qui ne percevait de l’extraction du phosphate que les effets néfastes — l’air et l’eau chargés de poussières et de fluor –, l’assèchement des ressources en eau utilisée pour laver le phosphate au détriment de l’agriculture locale, tout un système économique bâti depuis la colonisation au bénéfice de la capitale et d’un État corrompu. Puis se sont ajoutées les raisons politiques : le quadrillage policier, la manque de liberté, la concentration du pouvoir…

Le bassin minier a entamé un bras de fer avec l’État. La répression, l’arrestation puis la condamnation des leaders du mouvement (essentiellement des syndicalistes), n’ont fait que le durcir. Les femmes des condamnés ont pris leur place dans les manifestations. Début juin, l’armée a encerclé Redeyef, la bastion de la protestation, et la police a sévèrement réprimé le mouvement. Un jeune manifestant a même été tué par balles. En juillet, le pouvoir annonçait des mesures permettant de créer quelques milliers d’emplois dans la région.

Des réseaux sociaux inexistants

Même si tous les éléments d’une crise systémique étaient en place, ni les partis d’opposition légaux, ni la plupart des unions syndicales n’ont intégré dans leurs anticipations la possibilité d’une chute du régime. Le coût d’une participation au mouvement paraissait donc trop élevé pour s’y joindre. Seules des organisations comme la Ligue tunisienne des droits l’homme et des organisations de Tunisiens en France l’ont soutenu.

L’un des facteurs qui a permis de le contenir est certainement l’absence de réseaux sociaux qui auraient permis de faire circuler largement et rapidement l’information. C’est grâce à une filière clandestine que quelques images collectées notamment par un militant communiste, Fahem Boukadous, ont été diffusées par une chaîne satellite. Pour ce seul fait, le pouvoir l’a pourchassé pendant deux ans, avant de l’arrêter en juillet 2010 pour purger une peine de six ans. Il sera finalement libéré le 20 janvier 2011. Le vent du Sud avait fait fait trembler Tunis, mais il n’a pas pu propager l’incendie.

Sidi Bouzid, le grand incendie

Ce sera différent le 17 décembre 2010. Inutile de raconter à nouveau l’histoire de Mohamed Bouazizi, marchands de fruit à qui une policière a confisqué sa balance, parce qu’il refusait le racket ordinaire, et qui s’est immolé, par colère et désespoir, devant le gouvernorat. Comme à Redeyef, trois ans plus tôt, les motifs de protestations se sont étendus par cercles concentriques.

Le conflit foncier qui avait opposé sa famille élargie de Mohamed Bouazizi à un investisseur de Sfax, a contribué à la rapidité de la mobilisation locale. Par son geste, la policière qui avait humilié Mohamed Bouazizi avait surtout rompu le contrat moral qui stabilisait la situation sociale : dans une économie qui exclut une part conséquente de la population, l’Etat devait tolérer une économie informelle, permettant aux outsiders de s’en sortir, moyennant une redistribution clientéliste qui respecte les équilibres locaux, et une petite corruption « raisonnable ».

Ce pacte s’érodait, non seulement parce que les capacités de redistribution de l’Etat s’épuisaient, mais parce que l’entourage du Président Ben Ali, le fameux clan Trabelsi, la famille de son épouse, se livrait à un pillage éhonté de tous les secteurs de l’économie tunisienne. Elle ignorait toutes les limites, menaçait toutes les positions. Elle sciait la branche sur laquelle le régime était assis. Dès les premières heures de la protestation, un des manifestants venu devant le gouvernorat allait droit au cœur de la maladie du système : « Dans ce pays nous n’avons que l’administration et les Trabelsi ! ».

L’occasion manquée de Redeyef travaillait encore les militants politiques et syndicaux. Dès le 18, syndicalistes et avocats, donnaient une voix et une stratégie aux manifestants qui affrontaient la police. Dans les autres villes de l’intérieur, les jeunes se sont reconnus dans Mohamed Bouazizi et se sont révoltés à leur tour.

Si l’incendie s’est répandu c’est que cette fois les réseaux sociaux propageaient les images en temps réel. Les vidéos des blessés et jeunes tués par la police, le 6 janvier, filmées à l’hôpital de Kasserine, ont bouleversé tout le pays et dévoilé l’absence de toute légitimité du pouvoir.

Le mouvement agrégeait tous les mécontentements (ce que les sociologues appellent la « desectorialisation » de la protestation) : celui des jeunes précaires révoltés par l’injustice sociale, celui d’une génération qui voulait sortir du carcan d’une société fermée et d’un régime médiocre, celui des militants politiques qui rêvaient de démocratie, celui des milieux d’affaires lassés des spoliations brutales des Trabelsi, celui même d’une bourgeoise citadine qui se sentait humiliée de devoir faire bonne figure devant le couple de rustres que formait Ben Ali le policier, et Leïla Trabelsi l’ex-coiffeuse. Et sans doute même, celui d’une partie de l’appareil sécuritaire qui n’était plus disposée se compromettre pour un régime trop ouvertement corrompu.

Ces colères accumulées pouvait se fixer sur des symboles du système : les cellules locales du RCD, dont la tyrannie quotidienne était devenue insupportable, les postes de police, lieux de la surveillance, de la corruption et de la violence ordinaires, et le Ministère de l’Intérieur, quartier général de ce dispositif. La révolte avait une cible, Ben Ali, et un horizon d’attente, la démocratie.

La masse critique d’émotions, de protestations, de violences a été atteinte et, après le 6 janvier, les anticipations des acteurs ont changé. L’UGTT, non plus l’opposition syndicale mais la centrale, a mis son poids dans la balance et organisé la grande manifestation de Sfax, le 12 janvier. L’incendie atteignait finalement le centre de Tunis le 14 janvier.

L’atmosphère internationale était aussi propice : l’idée que la démocratisation des pays arabes pouvait stabiliser la région était encore d’actualité, et le sens des événements a été immédiatement investi par l’idée qu’il s’agissait d’une révolution démocratique. Alignant ainsi tous les protagonistes locaux et internationaux sur ce programme.

Quelles leçons tirer de ces expériences ?

Il est plus facile de comprendre après coup pourquoi une mobilisation sociale a « pris » que de prédire l’évolution d’une mobilisation en cours.

La situation de Gabès dépasse la seule dimension écologique et les protagonistes les plus impliqués ont une conscience assez précise de ses ramifications historiques, sociales, économiques, politiques et même internationales. La mobilisation parvient à occuper durablement la rue, mais à aussi impliquer un acteur institutionnel comme l’UGTT et certaines organisations tunisiennes, malgré la crainte de mesures de rétorsion judiciaire. Elle joue à plein la viralité dans les réseaux sociaux. Mais peut-elle dépasser l’échelon local ?

Son objet reste immédiat et concret : le « démantèlement », encore qu’il y ait des approches différentes du problème. Si elle prenait un tour plus politique et plus général, il n’est pas certain qu’elle garde la même ampleur. Pour le moment, le pouvoir n’a pas fait le choix de la répression, évitant ainsi d’enflammer les esprits par la violence et de transformer Gabès en ligne de front.

D’autres lieux peuvent-ils s’identifier à la situation de Gabès et rejoindre le mouvement, ce n’est pas certain. Il manque aussi un horizon d’attente, un objectif capable de susciter suffisamment d’espoir pour orienter les énergies et guider les actions. En clair, « la chute du régime », une démocratie parlementaire, sont-elles encore perçues comme une solution ? L’expérience de la décennie 2010, si elle n’a pas rallié la « Gen Z » aux vertus du régime autoritaire, a surtout montré qu’il faut bien davantage qu’une constitution et des élections pour transformer la réalité. Gabès a déjà payé pour apprendre cette leçon.