Le Maghreb se mobilise pour sauver la Libye en crise

À Tunis, chercheurs, diplomates et citoyens unissent leurs forces contre le pillage, l’oubli et le dérèglement climatique qui menacent le patrimoine d’une nation en crise.

Rachid Khara (correspondance Tunis)

Libye, les menaces de Khalifa Haftar sur fond de corruption généralisée

Tunis – Dans la salle de l’hôtel « Africa », au cœur de l’avenue Habib Bourguiba à Tunis, là où le passé rencontre l’avenir, s’est tenu pendant trois jours (17-19 novembre 2025) un symposium international exceptionnel, intitulé « Le patrimoine matériel (archéologique et manuscrit) et immatériel en Libye et dans les pays voisins : situations contemporaines et perspectives ». L’événement n’était pas une simple conférence académique traditionnelle, mais un cri d’alarme transfrontalier, un pont de coopération maghrébin et une feuille de route pour sauver la mémoire d’une nation menacée de déchirure.

Organisé par l’Institut de Recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC), en partenariat stratégique avec l’Ambassade de France en Libye, avec la participation qualitative de plus de 60 chercheurs et experts de neuf pays, plus de la moitié d’entre eux (34 chercheurs) venant de Libye elle-même, affirmant ainsi clairement la volonté de donner la parole aux acteurs directs. La représentation de la Tunisie (8 chercheurs) et de l’Algérie (4 chercheurs) aux côtés de la Libye a esquissé les contours d’une coopération maghrébine prometteuse dans un espace longtemps dominé par les conflits politiques.

Le patrimoine archéologique sous le feu… Entre milices et changement climatique

La conférence s’est ouverte par des allocutions des organisateurs, soulignant la profondeur des relations franco-maghrébines dans le domaine de la recherche archéologique. Puis, Salah El-Agab, Délégué permanent de la Libye auprès de l’UNESCO, a prononcé une conférence inaugurale passionnante intitulée « La triade de la dégradation du patrimoine culturel en Libye », analysant la crise de la protection du patrimoine à travers une terrifiante trilogie : des interprétations idéologiques déformantes, une fragilité institutionnelle étouffante et une détérioration des pratiques de conservation. El-Agab a révélé les souffrances du patrimoine libyen face à des « menaces multiples à travers les âges, des fatwas au nom de la religion à la colonisation et aux guerres », critiquant sévèrement « des groupes liés à des missions étrangères (non précisées) ayant endommagé des antiquités libyennes par des méthodes de restauration non professionnelles ».

La première session a porté sur la situation catastrophique du patrimoine archéologique. Abdelkarim Ahmed Issa Faraj, de l’Office des Antiquités libyen, a dressé un diagnostic précis de l’impact de l’effondrement politique post-2011 sur le système de protection, tandis que l’experte juridique Mofida ESouidi a discuté des lacunes du cadre légal. Le jeune chercheur Khalifa El-Bashbash a soulevé l’idée d’« ingénierie institutionnelle » comme solution radicale pour faire face au chaos et à la gouvernance de la gestion patrimoniale.

Lors de la session « Le patrimoine face aux menaces », l’étendue du désastre est apparue dans toute son ampleur, des profondeurs de la mer aux sommets des montagnes. Ahmed Saad Amergez a alerté sur les risques sérieux de disparition du patrimoine maritime en Cyrénaïque si la situation actuelle persiste. Miftah Ahmed El-Haddad a révélé l’utilisation des techniques d’intelligence artificielle et de télédétection pour surveiller les atteintes aux sites archéologiques via satellite, une technologie devenue indispensable dans un pays en proie aux menaces sécuritaires et aux conflits armés. Amin Abdelati a, quant à lui, mis en lumière un danger silencieux tout aussi dévastateur : les changements climatiques et leur impact destructeur sur des sites du Fezzan, au sud de la Libye.

Mais la menace la plus pressante est apparue dans l’intervention des chercheurs français Camille Blanchet et Morgan Belzic, qui ont dévoilé l’ampleur des réseaux de pillage organisé et de trafic illicite des antiquités libyennes, devenus un commerce finançant les guerres. Khaled El-Haddar, intervenant à distance depuis Benghazi, a confirmé ce tableau tragique par une étude approfondie sur le trafic des antiquités de Cyrénaïque entre 1990 et 2025, s’appuyant sur des sources de terrain et des recherches documentées révélant un laisser-aller important et un trafic florissant depuis des décennies, malgré les tentatives de lutte via la coopération bilatérale et multilatérale.

Ici, la dimension maghrébine de solidarité est ressortie avec force. Yasser Djerad, de l’Institut National du Patrimoine tunisien, a présenté les leçons de l’expérience tunisienne en matière de lutte contre le trafic illicite, offrant un modèle adaptable pour le voisin libyen, tenant compte des réalités nationales et des différences de systèmes, à un moment où les frontières communes font face aux mêmes menaces, nécessitant un effort et une coordination au plus haut niveau.

 

Manuscrits… La guerre pour sauver la mémoire des chambres oubliées

Si le premier jour était dédié à la résistance face à la destruction, le second fut consacré au sauvetage de ce qui reste. Le deuxième axe portait un titre évocateur : « Manuscrits : des trésors de connaissances menacés par l’oubli et la déchirure ». Mohamed Tahar El-Jazaeri, directeur du Centre Libyen des Archives, a parlé de la bataille pour préserver la mémoire nationale au sein d’une institution pilier de l’identité, révélant qu’il a opposé un refus catégorique à toute offre susceptible de porter atteinte à la souveraineté nationale Ahmed Najm Mabrouk a dévoilé des trésors de manuscrits rares conservés à l’Université de Benghazi, mais attendant toujours d’être sauvés de la négligence.

Une fois encore, l’expertise a franchi les frontières. La chercheuse tuniso-allemande Khouloud Trad a présenté des leçons tirées des liens communs dans la protection du patrimoine de Tombouctou et Kairouan, tandis que Yahia Ben Yahoun d’Algérie a partagé l’expérience impressionnante de la société civile dans la vallée du M’zab pour la numérisation et la préservation des manuscrits. La coopération internationale-locale s’est incarnée dans le projet libyen « Bibliothèques Nafusa » supervisé par Ali Youssef El-Mezawi, et le projet « Archives en péril » (EAP) présenté par le Tunisien Ali Boujbidi pour la préservation des manuscrits familiaux de Djerba.

Le patrimoine immatériel… Quand l’identité est en jeu

Le troisième axe s’est concentré sur le patrimoine vivant, « la mémoire non écrite du peuple ». Les méthodologies de documentation ont été discutées, et Mofida Djebran, de l’Autorité Libyenne pour la Recherche Scientifique, a présenté une vision ambitieuse d’intégration du patrimoine dans les curricula éducatifs libyens, affirmant que la protection de l’avenir commence à l’école.

Les sessions ont révélé une richesse étonnante menacée : de la mémoire orale préservée par Ali El-Hazel, à la documentation du patrimoine oublié du sud libyen, en passant par l’étude des toponymes comme mémoire géographique vivante. L’intervention de Heba Chalbi sur l’artisanat textile libyen a constitué un modèle de revitalisation du patrimoine par des initiatives créatives modernes portées par la société civile, tandis que la chercheuse Najeh Ben Miftah a dévoilé la « Bouqala Tripolitaine » comme patrimoine poétique féminin négligé pendant des siècles.

 

Cartographie de la destruction et de l’espoir : et après Tunis ?

Hafedh Abdouli, membre du comité scientifique de la conférence, a résumé l’enjeu lors d’une intervention médiatique en déclarant : « Le capital patrimonial en Libye et dans les pays voisins a une spécificité locale mais présente des points communs reflétant le fait que les ancêtres ont coopéré pour le constituer ». Il a affirmé que l’objectif est de « le transmettre aux générations futures dans les meilleures conditions ».

Abdouli a révélé une situation tragique, indiquant que « cinq sites libyens sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO en péril : Leptis Magna, Sabratha, Shahat (Cyrène), les montagnes de l’Acacus et Ghadamès. La seule bonne nouvelle est peut-être que les efforts de la communauté locale à Ghadamès ont réussi à sortir leur ville de cette liste dangereuse, prouvant que les solutions commencent à la base ».

Les solutions proposées ont varié du local à l’international : du soutien à la mission archéologique française, qui célébrera bientôt un demi-siècle de travaux en Libye, aux projets d’urgence de l’Alliance Internationale pour la Protection du Patrimoine dans les Zones de Conflit (ALIPH), en passant par l’idée de créer un centre national de restauration en Libye formant des dizaines de jeunes, en coopération avec des experts tunisiens et internationaux.

Un symposium et un message

Ce symposium n’était pas seulement un état des lieux des crises. C’était un message clair en quatre points :

  1. Le patrimoine libyen est une cause humanitaire mondiale. Sa menace est une perte pour l’humanité tout entière, nécessitant de tous les partenaires des efforts redoublés pour sa protection, sa conservation et sa valorisation.
  2. Les solutions maghrébines communes ne sont pas un luxe, mais une nécessité existentielle. Le trafic d’antiquités, le changement climatique et l’oubli ne connaissent pas de frontières. L’hommage aux pères fondateurs de la coopération régionale exige de marcher dans leurs pas, de préserver et de développer leur héritage.
  3. Le rôle local et communautaire est la pierre angulaire. Les recommandations des conférences doivent dépasser les murs des salles. L’histoire du sauvetage de Ghadamès en est la meilleure preuve.
  4. La technologie et la coopération technique internationale sont les meilleures armes pour faire face aux réseaux de pillage et aux effets du climat.

Une question demeure en suspens dans les couloirs de l’hôtel « Africa » après la clôture des sessions : ces riches recommandations scientifiques et cet enthousiasme maghrébin évident se traduiront-ils en programmes d’action concrets, en financements réels et en une coopération institutionnelle durable ? La réponse ne dépendra pas seulement des travaux et recherches de haut niveau présentés, mais de la volonté des politiques à Tripoli, Tunis et Alger, de la pérennité du soutien des partenaires internationaux, et surtout, de la détermination des Libyens à maintenir vivante leur mémoire, témoin de la grandeur d’un passé et phare pour un avenir digne d’être construit.

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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)