Après une demi-douzaine de sessions pour rien, personne ne s’attendait à ce que celle du 9 janvier 2025 fût la bonne. Et pourtant, cette fois, le parlement monocaméral libanais, dûment convoqué par son président Nabih Berri, est parvenu enfin à donner un président de la République au pays du Cèdre. Cela faisait vingt-six mois que le siège était vacant, et qu’il n’y avait donc plus de nomination de hauts fonctionnaires au Liban.
Par Augustin Lempereur
C’est le général Joseph Aoun, chef d’état-major de l’armée libanaise, qui a été élu. Il n’a aucun lien de famille avec son prédécesseur qui s’appelait aussi Aoun (Michel) et qui avait aussi, dans les années 1980, dirigé l’armée libanaise.
Normalement, la Constitution libanaise impose aux hauts fonctionnaires et aux généraux un délai de deux ans avant de pouvoir assumer une fonction élective. Voilà pourquoi une majorité absolue des 128 députés libanais ne suffisait pas à Joseph Aoun pour être élu. Il lui fallait une majorité des deux tiers, dans la mesure où la Constitution est amendable avec une telle majorité. On a affaire à une sorte de raccourci juridique, mais il est parfaitement accepté dans les milieux politiques libanais.
Un baroud d’honneur
Au premier tour de scrutin dans la matinée du 9 janvier, Joseph Aoun n’a obtenu que la majorité absolue. C’était un baroud d’honneur du Hezbollah et de son allié Amal. Les partis chiites libanais auraient en effet préféré voir leur ami Sleiman Frangié élu à la magistrature suprême. En ne donnant pas leurs suffrages immédiatement à Joseph Aoun, le Hezbollah et Amal ont voulu rappeler urbi et orbi qu’ils disposaient bien d’un pouvoir de veto sur les décisions importantes du pays.
Mais une fois la chose montrée, ils se sont ralliés à la candidature de Joseph Aoun, qui fut, l’après-midi même, élu confortablement, avant de prononcer un discours à la fois rassembleur et ferme sur les plaies du pays (corruption, sécessionnisme, ingérences étrangères).
Les prodromes de cette élection avaient surgi lors d’une conférence de presse improvisée, tenue par le responsable de la coordination et des relations extérieures du Hezbollah, Wafic Safa, le 5 janvier 2025, sur les lieux mêmes où le chef du mouvement islamiste chiite, Hassan Nasrallah, avait trouvé la mort, à la fin du mois de septembre 2024, dans un bombardement israélien d’une puissance et d’une précision inouïes, dans la banlieue sud de Beyrouth.
L’annonce faite par Wafic Safa
Beau-frère de Nasrallah, responsable des opérations spéciales du Hezbollah, soupçonné par le Trésor américain d’être le superviseur de tous les trafics du parti chiite transitant par les ports libanais ou par l’aéroport de Beyrouth, Wafic Safa fut lui-même visé par une frappe israélienne dédiée le 10 octobre 2024. Mais ce personnage discret et énigmatique y avait réchappé.
Une fois prononcées les paroles attendues sur la résilience du mouvement et sa détermination inentamée à « résister » à l’« ennemi » israélien, Wafic Safa avait dit quelque chose de nouveau. Dans le processus relancé de l’élection par le Parlement d’un président de la République – après vingt-six mois de vacance du poste -, Wafic Safa déclara que son mouvement n’opposerait « aucun veto à la candidature du commandant en chef de l’armée, le général Joseph Aoun », qui est un chrétien maronite.
Au Liban, depuis l’indépendance en 1943, le président de la République est toujours un chrétien maronite, le premier ministre toujours un musulman sunnite, et le président du Parlement toujours un musulman chiite. C’est une règle non-écrite mais intangible. Maître de l’ordre du jour, le président du Parlement monocaméral libanais est un personnage très puissant car capable de paralyser à lui seul la vie politique du pays.
Tout sauf Geagea
Le mouvement chiite, très affaibli militairement et partiellement décapité, n’avait plus l’intention d’opposer de veto sur aucun nom, à l’exception de celui de Samir Geagea, le chef des Forces libanaises. Cette milice chrétienne fut fondée en 1976, pendant la guerre civile libanaise, par Béchir Gemayel. Ce leader charismatique se révéla petit à petit partisan d’une alliance entre les chrétiens libanais et les Israéliens. A peine élu président de la République libanaise en 1982, il périt, assassiné par le régime baasiste de Damas.
La raison invoquée par Wafic Safa pour refuser toute candidature du chef des Forces libanaises Samir Geagea à la magistrature suprême était qu’ « il incarne un projet de discorde et de destruction pour le pays ». Le Hezbollah reproche notamment au parti des Forces libanaises de vouloir fédéraliser le Liban selon des frontières confessionnelles. Les FL lui rétorquent qu’elles ne sont le cheval de Troie d’aucun pays étranger, à la différence de lui, le Hezbollah, inféodé à l’Iran des ayatollahs.
Actuellement, Israël et le Hezbollah respectent plus ou moins un cessez-le-feu provisoire qui a été négocié par l’intermédiaire de la diplomatie américaine. Safa annonce que le Hezbollah poursuivra sa « résistance » contre les Israéliens, mais dans le calendrier et selon les modalités qui lui apparaîtront les « plus appropriés ». Traduction de ce langage de propagande : nous allons lever le pied contre Tsahal.
L’axe de la Résistance détruit
Le Hezbollah vient sans doute de comprendre qu’il avait commis une erreur stratégique à bombarder la Galilée de manière sporadique à partir du 8 octobre 2023, afin de montrer sa « solidarité » avec les Palestiniens de Gaza, au sein d’un « axe de la Résistance » au sionisme qui comprenait alors également le Hamas, les houthistes du Yémen, la Syrie de Bachar al-Assad, les milices chiites irakiennes, la République islamique d’Iran. Le harcèlement des civils israéliens de Galilée a provoqué une réaction, non immédiate mais extrêmement déterminée, du gouvernement Netanyahou, avec trois conséquences importantes : la décapitation du Hezbollah ; la perte de la Syrie, tombée aux mains des Frères musulmans pro-turcs ; la démonstration que l’Iran n’était militairement qu’un tigre de papier. Par son impéritie, le Hezbollah a fait perdre à ses parrains perses l’accès à la Méditerranée dont ils avaient toujours rêvé ; il a détruit pour longtemps l’axe de la Résistance dont il se réclamait à tout bout de champ.
Après une telle défaite, il était important pour le Hezbollah de tâcher de reconquérir le cœur de l’électorat chiite non militant, en se montrant un parti politique responsable sur la scène libanaise. C’est ce qu’il fit, en jouant le jeu de l’élection de Joseph Aoun.
9 janvier 2025