Notre carnet de route à travers la Tunisie de Kaïs Saïed (1/6)

« Ces quinze jours en Tunisie en mai dernier furent une rasade de grand beau temps avec un ciel aussi bleu que la mer et un soleil chaud mais jamais brûlant comme exprès pour la promenade », écrit notre écrivain et voyageur, Jean Hugues Lime,  qui découvre la Tunisie au printemps dernier. Un carnet de route ou de déroute? « Je crains le pire! », ajoute-t-il. « Mes amis de Mondafrique m’ont dressé un tableau terrifiant d’un pays redevenu sous la présidence de Kaïs Saïed et après l’embellie du printemps arabe une vulgaire dictature policière. À la Ben Ali, ce général autoritaire qui de 1987 à 2011 fit main basse sur la Tunisie ». 

C’est incognito et sous un nom d’emprunt que Jean Hugues Lime se rend dans cette Tunisie transformée en une immense caserne, où sous peine d’être interpellé par la police, il est risqué pour le touriste étranger  de multiplier les contacts avec les Tunisiens. Ce que notre journaliste a fait pourtant pendant deux semaines, de Tunis à Zarzis et de Kairouan à Bizerte. 

La Tunisie est à deux heures de Paris, autant dire que ce pays possède une frontière de l’Europe. La Méditerranée n’est qu’un gros lac facile à enjamber. Le détroit de Gibraltar n’est large que de 14 petits kilomètres de rien du tout. Mais dans ces 14 km, cohabitent désormais deux mondes. l’Europe et l’Afrique dos à dos.

Voici le premier volet de ce carnet de voyages d’un écrivain égaré au pays du jasmin et de la dictature.

 

                     QUE C’EST BEAU TUNIS LA NUIT

Quand je descends de l’avion, il fait presque froid. Pas un palmier à l’horizon, pas un dattier, je ne suis peut-être pas en Afrique du Nord. Les taxis sont entassés devant l’aéroport. Quelques caïds improvisés font régner un semblant d’ordre en distribuant les places dans les voitures aux voyageurs qui débarquent. 

Mon chauffeur s’appelle Rachid, il ne parle qu’arabe. Il est fier de m’inviter à monter dans sa bagnole de location cabossée. Direction, l’hôtel Saint Georges au coeur de Tunis.

Ce vendredi au début de la soirée, J’arrive à l’hôtel Saint-Georges, un hôtel à l’ancienne. Dans son jus des années cinquante. Avec des photos de stars dédicacées.

Pour un touriste parisien comme moi, l’exotisme commence quand on arrive dans une ville où il n’y a aucun McDonald’s. Je me sens comme perdu, il n’y a pas de McDo à Tunis ! Vais-je me laisser mourir de faim?. Dans les kiosques on y vend chewing-gum et cigarette… à l’unité. Un monde exotique, où on parle le français, du moins les plus âgés, mais où on achète les bonbons à l’unité.

Crevant de soif, je n’ai pas résisté à l’achat d’une bouteille de cidre tunisien. Je vais jouer les testeurs du Gault et Millau. Du cidre tunisien. est-ce possible ? Une gorgée de cidre me fait faire une expérience étrange de voyage dans le temps. D’un seul coup, j’ai eu la bouche envahie par une énorme sensation de Malabar, ce chewing-gum rose énorme, enrobé d’un papier tatouage de Mickey qu’on se collait sur le bras.

 Et qu’on achetait chez l’épicier du coin pour cinq centimes.

« D’un seul coup, j’ai eu la bouche envahie par une énorme sensation de Malabar ». Lime

Je me suis rabattu sur la bière qui a beaucoup plus de succès, imitant les autres clients du bar. Nous sommes vendredi jour de prière. Le bar est bondé de buveurs de bière comme si l’interdiction de vente d’alcool dans le commerce en ce jour de prière, attisait la soif des consommateurs.

Le bar est bondé de buveurs de bière

Personne ne quitte la table avant d’avoir descendu ses dix canettes de bière.

C’est d’ailleurs pour cette raison que le lendemain matin, j’ai pu contempler l’arrivée d’un camion de livraison dans la cour et le spectacle du déchargement des 2400 nouvelles bouteilles de bière à l’hôtel Saint-Georges. sans doute la consommation pour la journée dans un pays gangrené pourtant par les pénuries de médicament, de farine ou de pièces de rechange.

Avenue de la liberté, où trône la statue de Bourguiba

Un immense flot de voitures

Une première Promenade est pour l’avenue de la Liberté, où trône la statue de Bourguiba, le fondateur de la Tunisie moderne. On se demande ce qu’il fait là-haut sur son cheval. Il faut imaginer la foule de la Révolution  de 2011 réclamer sa part de Printemps arabe La jeunesse exigeant le départ de Ben Ali et, stupeur, qui l’obtient ! Sur ce même boulevard Bourguiba, un immense flot de voitures et le jour de mon arrivée, une manifestation d’avocats. Je regarde de loin, mes amis de Paris m’ont interdit d’approcher le moindre opposant, de peur, parait-il, qu’on pisse m’accuser d’atteinte à la sureté de l’État.

À chaque fois que je voyage, je me redis la même chose. Pourquoi je ne voyage pas tout le temps ?

Quand on est juste voyageur, on sait qu’on est de passage. On est provisoire. On n’a pas à faire l’effort d’être quelqu’un. On ne représente personne, même pas soi. On ne défend rien. D’ailleurs personne ne sait exactement pourquoi vous êtes là et tout le monde s’en fiche. 

Je vais faire l’expérience selon laquelle quand on voyage, le pittoresque, l’observation ne sont que des supports, à la quête de soi. Ma seule justification au voyage, c’est l’écriture. Si l’on n’écrit rien, on devient un touriste banal, idiot, sans intérêt qui se traîne son à droite à gauche sans savoir pourquoi. Il trimballe partout son misérable petit tas de souvenirs. Et revient comme il est parti, sans avoir subi aucune transformation.

Le pittoresque pour le voyageur, c’est ce qui est ultra banal pour l’habitant.

Je suis atterré, moi écrivain, de voir que la plupart des touristes se contentent de traîner, un guide à la main, sans éprouver le besoin d’écrire une seule ligne.

J’achète du dentifrice dans une petite boutique, de marque SIGNAL. Vous savez, celle avec les bandes rouges si amusantes. Je n’ai jamais su comment ils faisaient pour mettre des bandes rouges dans un tube. Jadis, j’imaginais que des gnomes dans le cercle polaire peignaient les bandes rouges dans le tube. Je presse le tube. Horreur ! Pas de bandes rouges dans MON signal tunisien! Comment est-ce possible?

Tunis et Noumea, même combat

Tunis a un petit goût du Paris des années 60. je pense que cela vient en partie du fait que les gens fument partout dans les cafés. ela me rappelle mon enfance. Cela vient aussi du modèle des autos. Il y a encore des modèles Peugeot 404. On dirait une ville qui se serait mise à vieillir avant d’avoir été achevée. Tout y est en cours mais depuis si longtemps qu’on ne se souvient plus quand on a commencé ni comment le finir.

Je me promène dans la ville et je me rends compte à quel point les anciens colons français ont eu du mal à rendre la Tunisie au tunisien : “Nom de Dieu, on a rendu la Tunisie ! Ah la la ! Quel malheur ! On était si bien, au soleil, pénard, la belle vie, les vacances perpétuelles.”. Il me vient à moi-même des vieux réflexes de colon. Si j’étais né en 1900, je me serais assez bien vu avec un casque colonial et une chicote, posant pour la photo, fier de moi, sur le perron de ma villa au bord de la Méditerranée.

Je suppose que si les Tunisiens ont foutu les Français dehors parce qu’ils ne se sont pas bien comportés. Un peu comme en Nouvelle-Calédonie par exemple. Partout où les Français se sont implantés, ils se sont mis à dos les populations locales. Pour finir toutes les colonies ont été des ratages. Voire des bains de sang. Il est vrai que les Français sont très difficiles à comprendre. Passe encore d’établir une société raciste, suprémaciste et coloniale mais le faire au nom des droits de l’homme de la liberté de l’égalité et de la fraternité, c’est un peu fort de café comme on dit en Côte d’Ivoire.

La vie est si bon marché en Tunisie que cela devient ridicule de payer quelque chose. On a un peu honte de régler quelques centimes une bouteille d’eau bien fraîche. On ne donne presque rien et en plus ils vous rendent de la monnaie en cadeau gratuit. Si bien qu’on repart avec sa bouteille d’eau encore plus riche qu’on est arrivé.

 Comment voulez-vous qu’un pays survive si vous payez un café avec un billet de 3 € et que le serveur vous rend un flot de monnaie ? Non seulement on ne paye presque rien mais le serveur vous rend de la monnaie!

Je dépense si peu que je pense revenir avec plus d’argent que je ne suis parti. La Tunisie est le seul pays qui vous enrichit pendant vos vacances. Bien sûr, quand on achète quelque chose, on n’est pas forcé de marchander, mais c’est bien tentant.

En Tunisie il y a les pauvres, puis les très pauvres, puis les encore plus pauvres et ainsi de suite en une longue litanie de niveaux de pauvreté. Ainsi les salaires sont si bas que, même si les parents travaillent, ils se privent parfois de manger pour que leurs enfants fassent de grandes études à l’étranger pour devenir médecin ou ingénieur. Partir étudier à l’étranger semble le seul moyen légal de s’en sortir mais cela coûte une fortune.

 

Libérer Georges Ibrahim Abdallah

Le conflit israélo-palestinien réveille les sentiments anti colonialiste naturel des Tunisiens. On voit des drapeaux palestiniens partout en ville. Le soutien à la Palestine est très populaire. L’Institut français, une haute bâtisse très moderne qui domine en plein centre de Tunis, a été transformé en mur des lamentations. Sur le mur d’enceinte de l’institut de France, l’établissement public chargé de l’action culturelle extérieure de la France, on peut lire :

Libérer Georges Ibrahim Abdallah.

Nous exigeons la fermeture de l’ambassade de France.

il faut criminaliser les sionistes.

le feu par le feu, le sang par le sang.

Les sionistes doivent être battus.

l’ambassade française, énorme bâtisse en plein cœur de la ville, hérissée de barbelés de caméra

Plus loin, l’ambassade française, énorme bâtisse en plein cœur de la ville, hérissée de barbelés de caméra, avec ses défenses, ses gardes, ses command-car, a l’air d’un blockhaus en état de défense. Une sorte de nid d’aigle, de forteresse.

On comprend tout de suite que le gouvernement français y est mal supporté. Les Tunisiens auront toujours l’arrière-pensée que dans chaque parole, dans chaque acte des Français, il y a le désir inconscient de chercher à recoloniser le pays d’une manière ou d’une autre. par les bons conseils, la flatterie, la menace, les démonstrations d’amitié outrancières.

L’énorme drapeau français qui flotte en haut de son mât semble une provocation post-coloniale. Le bâtiment énorme, dominant, victorieux, grand comme un palais, a l’air de dire aux tunisiens : “ ici nous sommes encore chez nous. On a bien l’intention de rester. ”

On se rend vite compte que le pays est vampirisé par les grandes puissances, l’Europe la France le FMI

Les grandes sociétés internationales, Total, Orange. Le Rassemblement national ne s’tend jamais les excellentes affaires que font les grandes entreprises françaises avec les pays du Maghreb.

Quand je vois cette bâtisse prétentieuse et désagréable, je suis encore plus convaicu  que les Français ont réussi le tour de force de se faire détester partout où ils ont essayé de s’implanter, Tahiti Madagascar, Indochine, Afrique et …la Nouvelle Calédonie…. Nous n’avons laissé qu’un souvenir cuisant. C’est une véritable catastrophe

Les Français n’ont conservé une côte d’amour que dans les endroits où ils n’ont jamais mis les pieds. C’est-à-dire en Terre Adélie où même les pingouins se fichent de nous.

Je ne voudrais pas avoir l’air de dire du mal de la France, mais il est vrai que la Tunisie fait partie de la longue liste des pays musulmans (et autres) que la France a agressé sans aucune raison parmi lesquels l’Égypte, la Turquie, la Syrie, l’Algérie, le Maroc, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, le Mali, la Palestine( au temps des croisés) la Mauritanie le Sénégal le Niger la Guinée, le Burkina Faso, le Bénin, les Comores et cetera.

 Il n’est pas injuste dire que la France s’est à peu près battue gratuitement avec tous ceux qui lui sont tombés sous la main et a bombardé tous les coins de la terre, à part peut-être la Laponie un bout du Tibet, le fond de la Papouasie. Le plus drôle ou le plus ridicule est que beaucoup de Français y voient encore aujourd’hui, une sorte de fierté : “On leur a quand même construit un chemin de fer, des entrepôts, des plantations et un port !”

Ben voyons. C’est comme si les Allemands nous disaient : “On vous a quand même construit de beaux bunkers sur la côte Atlantique”.

Gaza, sur tous les murs

Le soir, dans ma chambre, je regarde les télévisions arabes. Gaza est partout. Passent en boucle les images hallucinantes et terrifiantes de Gaza sans épargner aucune vision d’horreur. J’y vois là une nette différence de traitement avec les télévisions européennes qui prennent grand soin de couper les images les plus sanglantes sans doute pour amenuiser la mauvaise impression.

Partout ce sont que corps d’enfants brisés, civils déchiquetés et cela avec des armes américaines et françaises. Ici : une scène de la vie quotidienne à Gaza. Un jour de marché. Nous sommes au milieu d’une place avec ses passants, ses piétons, ses promeneurs, ses femmes et ses enfants qui font leurs courses. Soudain, une explosion en plein milieu de l’image, à quelques mètres de la caméra. Les autres images sont pires. Partout, ce ne sont que destructions, humiliations. C’est si violent que j’ai honte de regarder.

Dans ce qui est présenté partout en Europe comme une guerre, je me demande où sont les militaires palestiniens ? Où sont-ils? et s’ils existent, pourquoi on ne les voit jamais ? À moins que l’armée israélienne ne fasse la guerre toute seule. Elle ne fait pas la guerre, elle fait du tir au pigeon. Elle se sert des civils palestiniens comme cibles dans un stand de tir.

Dans la cour du palais de justice, un immense panneau de soutien à la Palestine qui comporte toute une série de photos atroces de bébés massacrés : les saints Innocent. la Bible revisitée par Israël.

Je me demande quel effet peut produire un tel bombardement d’images sur le milliard de musulmans dans le monde qui les regardent chaque soir en direct depuis tous ces mois. Les graffitis sur les murs de Tunis témoignent de l’électrochoc provoqué chez des Arabes par le sort de Gaza.

Le piéton, voici l’ennemi !

Un trottoir à Tunis est en soi une œuvre d’art inattendue. Quand on marche longtemps en ville, on en vient très vite à constater qu’il est impossible de marcher sur les trottoirs de Tunis. Beaucoup trop risqué. La question reste posée: si on ne peut pas marcher dessus, à quoi servent les trottoirs ?

Eh bien disons qu’il servent à tout le reste. J’ai même vu de mes yeux vu une rampe pour handicapé. Une seule pour toute la Tunisie.. C’est mieux que rien. Pour le reste c’est l’enfer. Handicapés ! Echangez vite votre fauteuil roulant pour un fauteuil volant.

Les trottoirs sont des murs à plat, biscornus, ornés de trous de fers à béton, de marches trop hautes, de rebords. Ils forment une collection de tous les pièges possibles réservés aux piétons.C’est sans doute un terrain d’expérimentation pour acrobate, d’experts en ouvrages de béton, aux fabricants d’obstacles, aux amateurs de pierre d’achoppementLa promenade du piéton se transforme en parcours du combattant. Les trottoirs réclament un piéton viril aimant le risque. N’hésitez pas à venir y jouer votre peau. Marcher dans les rues relève d’une sorte d’héroïsme inconscient.

Partout on voit circuler de vieux scooters complètement désossés qui les font ressembler à une sorte de gros insecte mystérieux qui n’appartient à aucun genre. Il paraît que ce serait des scooters volés dont on a arraché le carénage afin de ne pas être reconnus.