Le Cameroun sous le choc après la mort de l’opposant Anicet Ekane

La mort de l’opposant Anicet Ekane, survenue en prison le 1er décembre 2025, a bouleversé les Camerounais. Du cinéaste Jean‑Pierre Bekolo à l’écrivain Eugène Ebodé, des voix s’élèvent pour dénoncer le marasme politique et l’enlisement d’une crise postélectorale qui n’en finit pas. Dans ce contexte, les propos de Nathalie Yamb, cherchant à exonérer le pouvoir de toute responsabilité, ont suscité un tollé.

Malgré le départ en exil en Gambie de Bakary Tchiroma, arrivé devant Paul Biya lors de la présidentielle d’octobre, le Cameroun reste plongé dans une crise politique profonde. La mort de l’opposant Anicet Ekane, survenue le 1er décembre 2025 dans les geôles de Yaoundé, a non seulement ému les Camerounais, mais elle a ravivé les inquiétudes quant à la répression qui s’abat sur les contestataires.  Dans un texte poignant, le cinéaste Jean-Pierre Bekolo, raconte l’angoisse de ses compatriotes qui vivent dans une retenue permanente.  Il décrit un peuple qui baisse la tête par peur et par fatigue, conscient des injustices commises contre divers groupes : anglophones, Bamiléké, Nordistes, et désormais les Douala après la mort d’Anicet Ekane. Pour le cinéaste, cette disparition révèle un pays où chacun détourne le regard, persuadé que relever la tête pourrait signer son propre tour.

Pour exprimer sa colère, L’écrivain Eugène Ebodé, a, lui, choisi de rendre sa médaille de Chevalier dans l’Ordre de la Valeur obtenue en 2016. Il accompagne ce geste symbolique fort d’un texte incisif  dans lequel il dénonce un État qui « ruse avec ses propres principes », une justice dévoyée, la confiscation du bien public par une clique et le risque croissant de repli tribal. Pour lui, seule la restauration intégrale du droit peut permettre de « penser, panser et reconstruire » le Cameroun.

Dans le concert de ces voix belles, sobres et justes, la sortie de Nathalie Yamb après le décès d’Anicet Ekane détonait.  Dans un post sur les réseaux sociaux, la militante panafricaniste a écrit : « La mort n’est pas le fruit du hasard, elle survient quand elle doit survenir. Anicet était souffrant depuis quelques années. Covid lui avait laissé les poumons en lambeaux. Être en détention n’a clairement pas arrangé les choses. Que la transition lui soit légère. » L’inélégance de ces propos a heurté la famille du défunt, sa sœur Mariana Ekane, a repris la militante de volée en lui demandant de se taire et en lui reprochant d’être une « pseudo panafricaniste »… 

Ci-dessous, le texte intégral d’Eugène Ebodé, qui dresse un réquisitoire sévère contre un État en déliquescence.

Un État qui ruse avec ses propres principes est un État moribond. Un État qui emprisonne pour museler sa population et qui piétine le Droit est un État condamné à disparaître, car privé de valeurs. C’est précisément pour ces raisons que je renvoie à cet État la médaille de Chevalier dans l’Ordre de la Valeur qui m’a été décernée en 2016. Il faut savoir tourner le dos au désastre et rendre une médaille indigne. Depuis la crise dite « anglophone » – qui est en réalité le symptôme éclatant de la défaite de l’État central et de son obsolescence programmée par la cupidité – la question de la justice a surgi avec force dans le débat public camerounais. Or elle n’a trouvé ni mode de régulation approprié ni réponse acceptable, parce que l’État s’est réduit à une clique que la dévoration du bien public a rendue incapable de gouverner, mais uniquement apte à rapiner.

La dernière élection présidentielle a montré l’état des ravages causés à l’État de droit et les irresponsabilités qui ont rendu irrecevables, car proprement ubuesques, les résultats proclamés. Ce détournement de la fonction publique au profit d’intérêts privés a rendu caduque toute démarche assimilable à la protection des personnes, à la gestion du bien commun, à la sauvegarde des institutions et au respect de la souveraineté. Ce sont pourtant ces mécanismes-là qui, dans tout État digne de ce nom, fondent l’exercice légitime du pouvoir. Les Founding Fathers des États-Unis l’avaient compris.

Une République ne tient debout que si la justice est son axe cardinal. La Déclaration d’indépendance et la Constitution, dans leur architecture même, affirment que l’autorité politique doit être continuellement accountable devant le peuple, et que tout abus de pouvoir constitue une rupture du pacte national de confiance. Abraham Lincoln, à la veille de la guerre de Sécession, rappelait avec une remarquable force morale que l’Union ne pourrait être sauvée qu’en restant fidèle au principe de justice qui fait de tous les citoyens des égaux en droit. Pour lui, comme pour les pères fondateurs, la justice n’était pas un simple ornement institutionnel : elle était l’essence même de la nation. Or, au Cameroun, la justice n’est plus ni la boussole politique ni l’instrument par lequel une nation renouvelle chaque jour son adhésion à son gouvernement. Dès lors, le dérèglement politique accélère la dégradation de la paix sociale. Le pire est alors à redouter : le règne de la tribu lorsque l’effacement de la nation s’est installé et que l’État s’est écroulé.

Cette situation conduira fatalement au choc des appartenances primaires. Ce que nous voyons déjà à l’œuvre est dramatique et lourd de menaces. La disparition de l’État, de son autorité légitime et de sa fonction arbitrale, feront surgir des milices se réclamant de la tribu ou d’un régionalisme de façade. Ce chaos annoncé est une calamité qui avance un peu plus chaque jour. C’est contre cette dérive systémique que je m’élève. Je restitue donc à l’État défaillant et moribond une distinction honorifique qui a perdu sa signification, car elle n’est plus en adéquation avec les exigences de cohésion, de juste valorisation, d’intégrité institutionnelle et d’idéal de justice qui devraient être les piliers de tout État honorable. Je formule pour le Cameroun le vœu d’un redressement profond. Le pays est durement éprouvé. Peut-il encore être « pansé », pensé et reconstruit ? Oui, à condition de rétablir la Justice dans sa centralité : c’est-à-dire de restaurer intégralement le Droit partout où il a été altéré.

Eugène Ebodé, écrivain