L’actuel président tunisien, Kais Saied, entend subordonner les officiers supérieurs à son propre pouvoir et mettre en place une alliance étroite avec l’armée tunisienne au sein d’un Conseil National de Sécurité devenu l’instance suprême des institutions tunisiennes. L’hôte du Palais de Carthage tente ainsi se prémunir d’un toujours possible coup d’état venu d’une armée nécessairement inquiète, tout comme le peuple tunisien, de la montée des périls sur le plan économique et en matière de migrants sub sahariens et transitant, pour beaucoup d’entre eux, par la Tunisie.
Le troisième volet de l’enquête d’Olivier Vallée
Président tunisien depuis 2019, Kaïs Saïed se désintéresse de la dégradation de la situation des unités régulières, notamment aux frontières où pourtant une immigration sub sahélienne pénètre massivement sur le sol tunisien pour gagner, en masse et sur des radeaux de fortune, l’ile italienne de Lampedusa. Dans le même temps, l’hôte du Palais de Carthage cherche en priorité à incorporer les officiers généraux à sa propre structure du pouvoir pour mieux les couper de tout rôle au sein d’une institution militaire, dont il craint, comme le général Ben Ali avant lui, l’intervention dans un champ politique totalement dégradé.
Le Président Kaïs Saïed a marqué une étape en janvier 2023 en nommant le général aviateur Abdennabi Bel Aati, ministre de l’agriculture et de la pêche. Ce choix étai d’autant plus significatif que Bel Aati était l’inspecteur général des forces armées. C’est lui, à ce titre, qui détenait le fichier des fortes têtes de l’armée. Le gouvernement de Kaïs Saïed est devenu un outil de contrôle des mutations politiques de l’institution militaire tunisienne.
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« L’algérianisation » de la Tunisie.
Souvenons nous que Kaïs Saied a mis en place une coup de force constitutionnel, en prononçant la dissolution de l’Assemblée et en emprisonnant les principaux leaders politiques, dont Rached Ghannouchi, chef des islamistes tunisiens et à la tète du principal parti politique en Tunisie, grâce au soutien discret des principaux cadres de l’armée tunisienne et avec l’appuis de l’Algérie, dont on connait le fonctionnement politique dominé par une armée toutepuissante. Sous la responsabilité du contre-amiral Abderraouf Atallah, ancien chef de la marine, le Conseil National de Sécurité (CNS) est devenu en Tunisie l’instance suprême d’arbitrage de la vie politique et sécuritaire du pays. Aux côtés de la ministre de la justice, Leila Jaffel, du ministre de l’intérieur, Taoufik Charfeddine et du ministre de la défense Imed Memmich, siègent le Chef de l’armée de terre, Mohamed el-Ghou, celui de la marine, Adel Hajen, et celui de l’armée de l’air, le général Mohamed el Hajem
Le CNS qui avait été créé en 1990 aux débuts de la présidence du général Ben Ali n’a été réactivé que récemment par feu le président Béji Caïd Essebsi (BCE) en 2017. Mais BCE avait négligé de se rapprocher de l’amiral Kamel Akrout, le chef du CNS de 2015 à 2019. Son autorité était resté vacillante et sa marge demanoeuvre étroite jusqu’à sa disparition d-en 2019. UN scénario dont Kaïs Saïed ne voulait pas.
Une des personnalités montantes actuellement du CNS est le Colonel Major Fadhel Guezguez, patron de la Garde Nationale (la gendarmerie) placée sous les ordres du ministère de l’intérieur. C’est lui qui gère le lourd dossier des menaces extérieures (dont l’immigration), tout en coordonnant la sécurité interne de la Tunisie. Le nouveau système sécuritaire concentre sur la gendarmerie (Garde Nationale) la responsabilité de l’ordre public et de son maintien, comme si les polices avaient cessé d’exister.
Une junte qui ne dit pas son nom
Kaïs Saied a mis en place de facto une junte dont chaque membre joue le rôle de contre poids face à l’autre et a besoin du président pour conserver sa légitimité militaire et politique. Et veille Habib Dhif, le chef de l’Agence des Renseignements et de la Sécurité pour la Défense (ARSD), le renseignement militaire. C’est un rescapé de l’ère Essebsi, qui a institué l’ARSD en 2014 pour enlever à Ennahdha, à travers le ministère de l’intérieur, le contrôle du renseignement intérieur et politique. Dhif a été nommé lieutenant-général, un grade habituellement dévolu au commandant suprême de l’armée. Saied organise le contre coup d’État avec la sécurité militaire en enlevant ce qui est stratégique au ministère de l’intérieur et en centrant la garde nationale sur le maintien de l’ordre. La police politique est revenue à l’armée.
Dans l’esprit beylical, Kaïs Saïed use de la justice militaire pour juger et condamner les civils et les politiques jugés dissidents. Il a ainsi fait traduire en cour martiale des parlementaires du parti islamique Al Karama ou l’ancien bâtonnier Abderrazak Kilani. Le journaliste Salah Attia, qui estimait que Saied envoyait l’armée contre l’UGTT a été condamné à trois mois de prison pour atteinte au moral de l’armée et incitation des Tunisiens à la violence. Pour boucler la militarisation de la justice le magistrat et colonel major Mounir Abdelnabi a été nommé procureur de l’État et directeur de la justice militaire dans une confusion audacieuse des genres. Cela a valu à Taoufik Ayouni, d’être démis de ses fonctions.
Les proches du président cooptent des militaires dans leurs ministères tel Malek Zahi, qui a choisi ainsi le Lieutenant-Colonel Rafik Ben Brahim pour le seconder. Le général Mustapha Ferjani a rejoint le bureau du président tout en conservant la direction du service d’urgence de l’hôpital militaire de Tunis. Et enfin, et non le moindre, le colonel Khaled Yahyaoui assume la responsabilité de la sécurité présidentielle et apparait dans le cercle proche de Saied.
Les Américains, alliés objectifs
Le président sait assez finement qu’au moment ultime ce sont les colonels qui font la différence car encore opérationnels. C’est le cas de Yahyaoui qui connait la sécurité présidentielle depuis 1998 avec Ben Ali. Mais il dispose des meilleures techniques et de bons réseaux d’information car il était avec la Brigade Antiterroriste (BAT) quand, en 2011, elle a capturé contre les ordre du ministre de la défense et de la garde présidentielle, le clan Trabelsi.
L’année dernière le président a visité la caserne de la garde nationale dans le département d’Aouina en souhaitant l’accélération d’une enquête sur la situation de migrants. Le lendemain, le ministre de l’intérieur Charfeddine revoyait le directeur général des gardes-frontières. Par touches, le remaniement de l’architecture sécuritaire est presque achevé et la Tunisie a pu mener ainsi du 13 au 18 juin 2023 un exercice combiné de protection des frontières avec le programme américain « African Lion 23 »[1]. Il s’agissait d’associer toutes les armes des forces tunisiennes et en particulier l’aviation et la marine à des partenaires américains présents sur terre, mer et air.
La doctrine initiale de l’armée lui confiant la sauvegarde des frontières est remise au gout du jour. Mais le président Saied vise assez rapidement à se rattacher directement les forces de sécurité dédiées à l’ordre public. Le découpage des taches réservait cette mission jusqu’à présent au ministre de l’intérieur. Comment le peu d’équilibres des pouvoirs qui subsiste pourrait-il s’accommoder de ce dernier glissement ? A l’intérieur des frontières nationales, l
Le président est-il capable de devenir le seul arbitre de la sécurité nationale comme un nouveau Bey ?
[1] African Lion 23 provides an opportunity for this specialized unit to train and educate Tunisian partners, improving their security and enabling them to better protect their borders, complementing increased security measures already implemented by the Tunisian Armed Forces.
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