La crise présidentielle actuelle au Liban reflète un conflit géopolitique plus large, où deux axes régionaux majeurs—l’alliance saoudo-émiratie et le bloc turco-qatarien—se disputent l’influence au Moyen-Orient. Cette compétition dépasse les enjeux politiques internes du Liban, touchant l’avenir idéologique et géopolitique de la région. Ce conflit ravive des schémas historiques où le président Erdogan représenterait un nouveau Nasser incarnant une version modernisée de l’Islam politique
Une chronique de Magali Rawan
Pour des régimes comme ceux de l’Arabie saoudite, de l’Égypte et de la Jordanie, le président turc Recep Tayyip Erdogan incarne un Gamal Abdel Nasser moderne—un leader charismatique qui a l’ambition de remodeler le Moyen-Orient et ainsi de sécuriser sa frontière. Les Frères musulmans, sous le patronage d’Erdogan, sont perçus comme les héritiers idéologiques du nassérisme, bien que dotés d’une teinte islamiste plutôt que socialiste panarabe. Cette perception inquiète les régimes traditionnels, qui craignent la propagation d’une influence néo-nassérienne au Liban, en Syrie, en Jordanie et potentiellement en Égypte.
Pour Erdogan et ses alliés, le Liban et la Syrie représentent à la fois des perspectives économiques lucratives et des champs de bataille essentiels pour tester la viabilité du modèle des « Frères musulmans allégés ». Cette version modernisée de l’islam politique qui vise une alliance entre une gouvernance moderne et les valeurs islamiques tout en maintenant un noyau idéologique , est perçue comme une menace directe par les monarchies conservatrices et par Israël.
Le retour de l’Arabie saoudite au Liban
Le regain d’intérêt de l’Arabie saoudite pour le Liban reflète sa stratégie de la guerre froide consistant à utiliser l’influence financière et politique pour contrer les menaces idéologiques. Dans les années 1960, les Saoudiens se sont alliés aux Maronites libanais, s’appuyant sur le « Deuxième Bureau » et le soutien américain pour contrer le nassérisme et le communisme dans les communautés sunnites de Beyrouth, Saïda et Tripoli. Aujourd’hui, Riyad emploie des tactiques similaires contre le bloc turco-qatarien et le modèle soft power des Frères musulmans.
Ce changement est évident dans la récente réorganisation diplomatique de l’Arabie saoudite. Le rappel de l’ambassadeur Waleed Bukhari et l’attribution du dossier libanais au prince Khalid bin Salman (KBS) montrent une approche plus proactive. La présence de figures comme Yazeed bin Farhan et le retour des « fonds politiques » saoudiens soulignent l’engagement du royaume à retrouver son influence au Liban. Les députés sunnites (comme Karameh, Samad et Murad), autrefois alignés avec la « résistance », bénéficient désormais de cette largesse, témoignant de la stratégie saoudienne visant à coopter des acteurs clés pour contrer l’influence turco-qatarienne.
Au-delà du soutien financier, la stratégie de Riyad vise à réaffirmer son rôle décisif au Liban, non seulement pour des résultats électoraux immédiats mais aussi pour inverser des années de négligence pendant lesquelles l’Iran, le Qatar et la Turquie ont renforcé leur influence sur les factions sunnites et autres.
L’impasse présidentielle : une guerre par procuration
Les élections présidentielles prévues au Liban le 9 janvier s’annoncent comme une bataille par procuration entre les alliances saoudo-émiratie et turco-qatarienne, avec l’Iran et le duo chiite alignés avec le bloc « Turkey-Qatar ». L’Arabie saoudite et les Émirats soutiennent le général Joseph Aoun, commandant des Forces armées libanaises, tandis que le Qatar appuie Elias Baysari, chef par intérim de la Sureté générale. Ces deux candidats symbolisent les aspirations régionales de leurs parrains, chacun posant des défis en termes d’amendements constitutionnels nécessaires.
Un déblocage avant la date fixée par le président de la Chambre, Nabih Berri, semble improbable, car les deux camps neutralisent mutuellement leurs efforts. Cette situation rappelle les blocages précédents, comme ceux entre les camps du 8 mars et du 14 mars, où des candidats comme Suleiman Frangieh et Michel Mouawad/Jihad Azour se sont annulés. Le résultat probable est une paralysie politique prolongée, aggravant l’instabilité du Liban et élargissant le fossé entre les blocs rivaux.
Les États-Unis et la France disposent encore d’une opportunité limitée pour proposer un candidat centriste viable—ni perçu comme saoudien ni comme qatari—afin de briser l’impasse.
Le Liban et la Syrie : des destins liés
La crise présidentielle libanaise ne peut être dissociée du tumulte en Syrie, qui sombre davantage dans la guerre civile. Pour l’Arabie saoudite, les Émirats et leurs alliés, contrer l’influence turque en Syrie est une priorité stratégique. La crainte est que le MBL puisse gagner du terrain en Syrie, en Jordanie et en Égypte, menaçant les monarchies conservatrices et Israël.
À l’inverse, le Qatar et la Turquie voient le Liban comme un nœud géopolitique essentiel. Leur objectif n’est pas seulement de sécuriser une influence au Liban mais de l’utiliser comme un levier pour leur vision plus large d’un islam politique modéré dans toute la région. Le système politique fragmenté du Liban offre un terrain fertile pour les rivalités externes mais amplifie également la fragilité intrinsèque de l’État.
La résurgence de groupes djihadistes en Syrie complique encore la situation. Des groupes comme Hayat Tahrir al-Sham (HTS), malgré leurs efforts pour modérer leur image, restent divisés sur la gouvernance. Cette instabilité représente une menace directe pour le Liban, car un débordement djihadiste pourrait submerger les LAF déjà surchargées. Dans ce contexte, les armes du Hezbollah—malgré leur caractère controversé—pourraient être de nouveau jugées nécessaires pour soutenir les LAF.
Les États-Unis et Israël : gérer l’ambiguïté de la « 1701 »
Les États-Unis exploitent l’ambiguïté de la résolution 1701 du Conseil de sécurité de l’ONU pour maintenir un équilibre précaire au Liban. Pour Washington, le Liban ne peut pas être un jeu à somme nulle; désarmer prématurément le Hezbollah risquerait de déstabiliser le pays, notamment face à la menace djihadiste persistante. Israël, pour sa part, favorise le statu quo, utilisant des violations sélectives de la 1701 pour asseoir sa domination sans provoquer un conflit plus large.
Cette stratégie reflète un consensus international selon lequel le désarmement du Hezbollah est un objectif à long terme et non une priorité immédiate. Pour l’instant, l’accent est mis sur la prévention du chaos au Liban, un scénario aux répercussions régionales considérables.
Une future Présidentielle libanaise réussie est un test décisif d’un apaisement urgent des antagonismes régionaux
Les élections présidentielles au Liban illustrent la lutte plus large entre visions régionales concurrentes. Pour l’Arabie saoudite et ses alliés, le Liban est une ligne de front contre le projet MBL de la Turquie et du Qatar. Pour ces derniers, le Liban est une pièce maîtresse de leurs ambitions géopolitiques, reliant leurs efforts en Syrie au reste du Moyen-Orient.
Au milieu de cette lutte, le Liban reste une entité politique profondément fracturée, incapable de s’extraire de l’influence extérieure. Les élections du 9 janvier, peu susceptibles de produire un président, ne résoudront pas cette crise. Elles marqueront plutôt le début d’une nouvelle phase du rôle du Liban comme champ de bataille des rivalités régionales et internationales. Jusqu’à ce que ces visions concurrentes se réconcilient—ou qu’une l’emporte—le Liban restera soumis aux dynamiques changeantes de la géopolitique moyen-orientale.