
Sur la nature de ce régime instauré par Kaïs Saïed depuis son coup d’Etat du 25 juillet 2021 et la farce électorale d’octobre 2024, les Tunisiens comme les observateurs étrangers ne se font plus la moindre illusion. Il s’agit bel et bien d’une autocratie policière qui n’a rien à envier à celle de Ben Ali et dont les révolutionnaires ont cru s’être définitivement débarrassé le 14 janvier 2011.
Caroline Bright (correspance Tunis)
Plusieurs personnalités politiques sont en effet arbitrairement emprisonnées depuis février 2023 sous l’accusation la plus classique et courante en dictature, à savoir « complot contre la sûreté de l’Etat ». Notamment Ghazi Chaouachi, Issam Chebbi, Khayam Turki, Abdelhamid Jelassi, Ridha Belhaj, Jaouher Ben Mbarek, Lotfi Mohamed Meraïhi, médecin et candidat de l’Union Populaire Républicaine (UPR) à l’élection présidentielle anticipée 2019 …
Ceux qui osent dénoncer ces arrestations arbitraires et procès politiques sont à leur tour visés par la puissante machine politico-judiciaire, comme l’avocat et ancien ministre des Droits de l’homme et de la Relation avec les instances constitutionnelles et la société civile au sein du gouvernement Fakhfakh (2020), Kamel Jendoubi, militant démocrate et ministre éphémère des Droits de l’Homme (2015-2016), Ahmed Souab, avocat et ancien juge réputé pour son intégrité et son indépendance, Bochra Belhaj Hmida, ancienne présidente de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates (ATFD) et ancienne députée réfugiée depuis en France…Sans parler des chefs des deux principaux partis politiques, Abir Moussi du PDL et Rached Ghannouchi d’Ennahdha.
Rendez nous Ben Ali
Certains anciens opposants les plus farouches à Ben Ali avouent même publiquement que le régime actuel est pire que l’ancien. Pas seulement sur le plan économique et social, ce qui est un constat factuel, mais aussi du point de vue des libertés qu’elles soient politiques ou d’expression. A la suite de l’adoption en septembre 2022 d’un décret-loi 54 pour soi-disant combattre la cybercriminalité, la directrice régionale d’Amnesty International à Tunis, Amna Guellali, a déclaré dans Le Monde que, « Même sous la dictature de Zine El-Abidine Ben Ali, nous n’avons jamais été confrontés à un texte aussi liberticide ».
Sur injonction de Leila Jaffel, ministre de la Justice de Kaïs Saïed, la machine politico-judiciaire n’épargne pas non plus les jeunes bloggeurs et les journalistes, notamment Sonia Dahmani, Borhane Bsaïes, Mourad Zghidi, Chadha Haj Mabrouk…La Fédération internationale des journalistes (FIJ), qui était à Tunis les 17 et 18 octobre 2024, a rappelé lors d’une conférence de presse puis d’un rassemblement tenu devant le siège du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), que « le Président de la République devait libérer immédiatement les journalistes en prison ». En vain !
Des centaines d’internautes emprisonnés
Selon les ONG tunisiennes de défense des droits de l’homme ainsi qu’Amnesty Internationale, plusieurs centaines de jeunes internautes ont été condamné et emprisonné sur la base du décret-loi 54 dans lequel Human Rights Watch voit une arme employée par Kaïs Saïed pour faire taire les critiques et dissuader les détracteurs du régime pour leurs déclarations publiques en ligne ou dans les médias. Cette loi liberticide prévoit une amende pouvant aller jusqu’à 50 000 dinars (environ 16 000 euros) et cinq ans de prison pour l’utilisation des réseaux sociaux pour « produire, répandre, diffuser … de fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs ». Ainsi, la moindre critique du régime, ou le fait de partager une vidéo ou un article de la presse locale ou internationale peut couter très cher à un internaute et à plus forte raison à un bloggeur opposant.
Ceux parmi les jeunes bloggeurs et cyberactiviste qui sont hors d’atteinte du broyeur politico-judiciaire, étant réfugiés à l’étranger, sont harcelés et menacés y compris en France. Dernier cas hallucinant, celui d’Amine Slama, fondateur en 2011 de la première web-TV tunisienne, CasbaTV, exilé en France depuis juin 2012. Père de trois enfants de sa compagne franco-tunisienne, Amine Slama a déposé à l’OFPRA en 2024 une demande d’asile politique. Pas de réponse jusqu’à présent ! Ce jeune informaticien et militant politique indépendant était pourtant une figure emblématique de la « révolution du jasmin », à l’instar de Lina Ben Mhenni, Slim Amamou, Aziz Amami ou Emna Ben Jomaa, tous disparus depuis du paysage politique ou associatif.
Amine Slama menacé à Paris
Cas rare, Amine Slama ne veut pas abandonner le combat pour la démocratie et la défense des droits de l’homme dans son pays, ce qui lui a valu plusieurs poursuites et condamnations aussi kafkaïennes les unes que les autres. Il a été condamné à de lourdes peines de prison pour des « faits » déroulés en Tunisie, en 2014, en 2016 et en 2019, années durant lesquelles il vivait déjà en France ! Dernières poursuites en date, « appartenance à un groupe terroriste » (novembre 2024), « complot contre la sûreté de l’Etat » (février 2025). Inefficaces pour le faire taire, ses détracteurs au sein du ministère de l’Intérieur ont dû recourir à des moyens plus expéditifs. Le 25 mai dernier, il reçoit via sa messagerie Tiktok des promesses de vengeances et des menaces de mort à peine voilée.
Deux jours après, le domicile de ses parents à Tunis est investi et saccagé par des forces spéciales de l’Intérieur. Parmi les messages reçus en arabe, «ne te crois pas en sécurité en France ! » Pur hasard ou réaction épidermique d’un pouvoir aux abois, cette violation de domicile a eu lieu 48h après la manifestation anti-régime précisément organisée à Paris par Amine Slama !