Aussitôt publié, le projet de nouvelle Constitution promu par le président Kais Saied a suscité incrédulité et colère parmi les Tunisiens qui doivent se prononcer par référendum, lundi prochain, sur l’adoption de ce texte. Une grande partie de la société civile et des partis politiques a immédiatement condamné un texte anti-démocratique et mettant fin à la séparation des pouvoirs, qui fait de l’État le garant du respect des principes de l’islam.
Symbole de la » nouvelle République tunisienne « , le projet de Constitution du président Kais Saied a été publié fin juin au Journal officiel et sera soumis à un référendum le 25 juillet prochain. Ce nouveau texte couronne, selon l’exécutif, la dynamique de » restauration du processus de la révolution de 2011 « , amorcée par le coup d’État présidentiel il y a de cela un an.
L’article cinq est celui qui a le plus cristallisé les tensions, celui-ci faisant de l’État le garant de l’application des préceptes de l’Islam. Une formule surprenante, surtout de la part d’un Président qui mène une véritable chasse aux sorcières contre les islamistes et avait précédemment annoncé que la Constitution ne mentionnerait pas l’Islam comme religion officielle de l’État.
L’État tunisien, garant du respect de la charia
» Cette Constitution est totalement hors sol, elle efface totalement l’histoire du peuple tunisien et la tradition politique de notre pays » s’insurge Jamil Sayah, professeur en Sciences politiques et expert en droit constitutionnel tunisien, pour qui la sécularisation a toujours été un fondement de l’État tunisien.
Déjà, dans la Constitution de 1861, une distinction claire avait été établie entre l’oumma islamique et la Nation tunisienne, une tendance accentuée avec la politique moderniste et séculariste du président post-indépendance Habib Bourguiba, puis avec la Constitution de 2014. Si cette dernière maintient l’islam comme religion officielle du pays, elle affirme aussi que l’État est » civil « , et fondé sur la primauté du droit et des libertés individuelles.
Une évolution complètement occultée par le nouveau texte, qui dispose que la Tunisie » fait partie de la oumma islamique, et qu’il incombe à l’État d’appliquer les principes de la religion dans un cadre démocratique « . Selon Radwan Masmoudi, président du Centre d’études sur l’islam et la religion et ancien membre du conseil politique d’Ennahda (principal parti islamiste tunisien), la nouvelle Constitution proposée contient, ironiquement, bien plus de références à l’Islam que l’ancienne. Il explique à Ici Beyrouth que » les sécularistes sont très mécontents, car ils estiment que cela mènera automatiquement à un État théocratique avec l’application de la charia sur tous les Tunisiens « .
Cette menace à la séparation entre le religieux et l’État se couple à une négation de la nation tunisienne et de son caractère civil, dont il n’est nulle part fait mention. Jamil Sayah s’insurge ainsi de la formulation d ‘ » oumma islamique « , estimant qu’il n’existe que la » oumma tunisienne » qui ne se limite pas à son appartenance religieuse. Une menace pour l’identité nationale, alors que la Tunisie s’enorgueillit d’une histoire multimillénaire et d’un particularisme, qui, selon beaucoup, la démarque des autres pays arabo-musulmans.
Loin de ces questionnements parfois abstraits, la nouvelle formulation possède des implications concrètes, notamment l’incompatibilité entre l’application d’un ordre moral religieux et la protection des libertés individuelles. De nombreux intellectuels ont de même souligné le caractère flou de la formulation retenue, qui laisse place au règne de l’arbitraire.
Une Constitution » des salles obscures «
Publié dans la nuit du mercredi 30 juin, le premier jet du texte constitutionnel était écrit dans un arabe littéraire approximatif, constellé de fautes de syntaxe et de style, ce qui a amené de nombreux Tunisiens à critiquer » l’amateurisme présidentiel « . En parallèle, Sadok Belaïd, universitaire présidant le comité de rédaction de la nouvelle Constitution tunisienne, s’est totalement dissocié du texte publié par le chef de l’État, affirmant qu’il » n’appartient en rien à celui qui a été élaboré et présenté au Président « .
Dès lors, il est plus que probable que le véritable rédacteur de la Constitution soit le Président de la République ainsi que ses proches. Selon Khaoula ben Aicha, ancienne députée tunisienne, le court laps de temps entre la soumission du brouillon par le comité constitutionnel et la publication du document révèle que le Président disposait en réalité d’une version personnelle de la Constitution, prête à l’emploi depuis longtemps. » Il n’a même pas consulté les experts, il a juste organisé un processus de rédaction officiel pour faire semblant d’avoir consulté du monde. C’était une vraie mascarade. » ajoute-t-elle.
Une série de scandales qui ont forcé le Président à revoir sa copie et à publier une » version révisée » du projet de Constitution le 8 juillet dernier. En dehors des corrections linguistiques, la nouvelle version contient quelques modifications superficielles, qui n’altèrent pas le caractère originel du document : le Président a ainsi retiré la référence à l’application des » bonnes mœurs » qui conditionnaient le respect des libertés fondamentales, ou encore ajouté la mention » dans un régime démocratique » à l’impératif pour l’État de légiférer selon la charia.
» Ce sont des modifications anecdotiques, qui servent uniquement à améliorer l’image de ce projet de Constitution » affirme Amine Snoussi, essayiste et journaliste tunisien » Il n’y a aucun changement dans l’esprit général de ce texte, qui est pointé du doigt depuis sa publication, à savoir son conservatisme à tous les niveaux. «
La nouvelle constitution tunisienne, une sorte de lasagne indigeste