« La noire de … », le grand film d’Ousmane Sembène à revoir

Ce chef d’œuvre du cinéaste Ousmane Sembène, prix Jean Vigo 1966,  est très « nouvelle vague » – quant à la forme, mais n’a hélas rien perdu de son actualité à l’heure où les esclaves modernes osent enfin témoigner des violences domestiques et où les xénophobes de tous poils se déchainent sur les réseaux sociaux….

Sandra Joxe

«Je ne pensais pas qu’on aurait une telle preuve de la nécessité de montrer ce film aujourd’hui. C’est un peu le problème de tous les films à l’affiche en ce moment dès qu’un sujet aborde la question de l’immigration…» confie le distributeur du film, qui a reçu des messages injurieux dès l’annonce de la nouvelle sortie du film en salle.

En effet, La Noire de… n’est pas seulement une œuvre cinématographique majeure révérée par les cinéphiles mais trop méconnue du grand public, un geste artistique d’une audace et d’une beauté plastique remarquable, illuminée par la beauté, la grâce magnétique de son interprète – Thérèse Mbissine Diop  – c’est aussi un cri de révolte qui marque une date dans l’histoire du cinéma.

Un film militant

La Noire de… est considéré comme le premier long métrage de fiction d’un cinéaste d’Afrique subsaharienne, réalisé par  le romancier et cinéaste Ousmane Sembène (1923-2007).  Le film a marqué la fin du décret Laval pris en 1934, bien avant le régime de Vichy, qui interdisait aux Africains de faire du cinéma (!).

 À sa sortie le film a été largement acclamé, remportant de nombreux prix lors des festivals européens et africains et consacrant Sembene comme le père du cinéma africain.

C’est une adaptation d’une de ses nouvelles, elle même inspirée d’un  terrible fait divers, relaté par un entrefilet laconique paru dans Nice-Matin : «Une jeune négresse se tranche la gorge dans la salle de bains de ses patrons». Ce récit implacable d’une dépossession de soi  et d’une rapide descente aux enfers dénonce avec brio et la violence des rapports de domination issus de l’histoire coloniale, l’esclavage moderne et le machisme ambiant.

« C’est beau, la France »

Les premières images du film évoquent l’arrivé en France, par paquebot, d’une élégante et ravissante jeune sénégalaise, à la silhouette vive et gracieuse : véritable icône des sixties, lointaine cousine d’une Jean Seberg ou d’une Anna Karina.

Et voici  Diouana,  robe délicieuse et  boucle d’oreilles assorties, les talons de ses escarpins claquant sur les pavés. Une belle apparition. Son patron l’attend au débarcadère et les dés sont vite jetés : la jeune beauté est venue rejoindre ses employeurs, une famille blanche de Dakar récemment installée à Antibes, pour s’occuper des enfants.  « C’est beau, la France » dit laconiquement le patron au volant de sa Simca, ponctuant ainsi le regard émerveillé de sa future « bonne à tout faire » qu’il ramène au bercail. Mais du pays rêvé, Diamo ne verra rien du tout. 

Perpétuellement enfermée dans l’appartement, condamnée exécuter toutes les taches ménagères, isolée, humiliée par sa patronne acariâtre et frustrée… elle voit tous ses rêves de liberté et d’émancipation s’évanouir, elle subit un véritable esclavage.

Entre révolte et désespoir…

La radieuse créature des premières images se flétrit à vue d’œil, son regard s’éteint, son corps se recroqueville, sa réaction face à l’exploitation éhontée dont elle est la victime est un mélange de révolte et de désespoir. On sent la force de caractère du personnage, dans son regard, dans sa gestuelle mais aussi dans ses considérations intîmes, relayée par une voix off véritable litanie-lamento à la fois poétique et politique.

Elle refuse tout d’abord de se soumettre et sa résistance se manifeste non seulement par son monologue intérieur mais aussi dans son rapport à son corps : préférant passer la serpillère en escarpins qu’en pantoufles, elle se fait semoncer par sa maitresse. Elle supporte mal le ridicule tablier de bonne qu’elle doit enfiler sur sa jolie robe, encore plus mal le gras baiser d’un invité ravi de son expérience :« Je n’avais encore jamais embrassé une négresse » et les larmes coulent malgré elle.

Elle tente la résistance, mais le rapport de force n’est pas en sa faveur, on le sait bien, elle le sait bien : elle qui ne parle que Wolof.

Ne reste que le désespoir… la voilà perdue dans ses souvenirs, autant de flash-backs qui révèlent son appétit de vivre, son énergie, sa grâce et son pouvoir de séduction perdus et ses derniers instants passés dans le faubourg ouvrier de Dakar. Autant de « tranches de vie » quasi documentaires et saluée par Jan Rouch à l’époque de la sortie du film.

Quand Diouana est recrutée comme gouvernante pour s’occuper des enfants de Madame, dans un de ces quartiers de colons, elle s’est crue appartenir à la crème de l’élite.  Mais la voici déracinée, commeemprisonnée : elle s’étiole, elle s’éteint. En une ultime tentative de survie elle récupère le superbe masque qu’elle avait apporté dans ses bagages et offert à ses geôliers, le symbole de sa dignité. Mais il est trop tard, elle est terrassée par une profonde et tragique dépression et met fin à ses jours.

Une actrice inoubliable… mais oubliée

Le réalisateur a confié le rôle de Diouna à Thérèse Mbissine Diop, une jeune couturière dont la beauté hiératique tranche avec la bassesse de « Madame » et « Monsieur ».

L’actrice jongle admirablement avec toute une série d’émotions, toujours à fleur de peau et de regard et se révèle excellente dans tous les domaines : lorsqu’elle est encore animée par l’espoir d’une vie meilleure, son corps (magnifique) dégage une sensualité, une énergie atomique et crève l’écran. Mais lorsqu’elle abandonne le combat et s’affaisse sur son lit, terrassée par la mélancolie, sa gestuelle confine à celle des meilleures tragédiennes.

Il y a une véritable chorégraphie des sentiments dans son jeu, que le realisateur à su capter grâce à une caméra très fluide au service de cadres très composés.

Le suicide final de son personnage mais aussi une très belle dans laquelle elle se dévêt (la nudité étant probablement son dernier refuge face à tout ce qui lui est imposé) ont choqué les spectateur à l’époque de la sortie du film, surtout en Afrique. Sa carrière de comédienne n’a pas eu  beaucoup de suite : elle a été cataloguée comme « communiste » (Ousmane Sembene tait effectivement communiste et avait fait ses études de cinéma à Moscou) mais, plus grave encore, de « putain » dans son propre pays. Retournée à son activité de couturière malgré quelques apparitions sur les écrans, elle demeure à 75 ans l’héroïne inoubliable de ce film bouleversant qui résonne haut et fort avec des débats on ne peut plus actuels.

Modernité cinématographique et actualité du propos

Classé parmi les 100 films les plus importants de tous les temps d’après le classement annuel de Sight and Sound, le film a été restauré grâce à la Fondation de Martin Scorcese, cinéphile s’il en fut !

Pour la voix off, tantôt politique, tantôt poétique ou bien les deux à la fois.

Pour le ton décalé des personnages.

Pour les plans sur les objets du quotidien, les gestes du quotidien.

Pour l’économie des moyens de tournage, réalisé avec une équipe de comédiens, pour la plupart amateurs, ont donné le ton de cette œuvre d’une sobriété exemplaire et qui, au départ ne devait être qu’un court-métrage.

Tous les partis pris cinématographiques (choisis ou imposés par le manque de moyen) confèrent à ce film inclassable un caractère original et dérangeant. « Prévu à l’origine comme un court-métrage le film a pris de l’ampleur grâce a la richesse du contenu filmée par une équipe réduite. Ce n’est qu’au montage que l’importance du film est devenu évidente » précise Alain Sembene, le fils du réalisateur. Et de préciser que, même si le personnage est une femme et que sa trajectoire est une tragédie, il y a incontestablement des éléments autobiographiques dans cette histoire : Ousmane Sembene a lui-même débarqué en France en paquebot (à Marseille) le cœur plein d’espoir et dans une tenue très élégante : costume et cravate récupéré d’un héritage familial . Et d’ajouter « c’est son élégance qui lui a permis de passer inaperçu lors des contrôles et de ne pas être débarqué comme nombre de ses amis refoulés au pays ». 

Une chorégraphie en Noir & Blanc …

Mais c’est la fin du film qui est la plus surprenante et ouvre la narration vers d’inquiétants horizons : le patron retourne au Sénégal pour rapporter le fameux masque qui symbolise l’identité de la jeune femme (on pense évidemment à Dahomey, le beau documentaire sur la restitution des trésors beninois, dont nous avons fait récemment la chronique qu’on eut lire ci dessous).

Il traverse, il erre dans les faubourgs de la ville à la recherche de la famille de la jeune Diouana et tous les regards convergent sur lui : le blanc, l’intrus qui a causé la mort…

On s’attend à des représailles, mais non.

La violence demeure sourde, dans les regards, dans les gestes, dans la circulation des corps autour de lui, de ces  corps noirs et anonymes, solidaires dans la réprobation, qui le suivent et l’observent et le fusillent du regard…  Et ces silhouettes inquiètent le protagoniste errant, maladroit dans son corps de blanc, qui fait tâche.

Encore une fois, peu de verbiage dans ce film, des corps qui parlent, des regards qui hurlent.

La Noire de… est aussi une œuvre chorégraphique, et là n’est pas sa moindre qualité !

Mais la violence demeure en suspens et n’en est que plus menaçante… relayée, voire sublimée par la violence des contrastes visuels de ce magnifique film en Noir et Blanc, qui nous rend parfois si nostalgiques du cinéma des années 60…

Hommage aux âmes errantes des trésors du Bénin