La gouvernance du Hamas plus unie qu’on ne veut le croire

Les médias ont mal compris le fonctionnement du Hamas, opposant de façon simpliste le “modéré” Haniyeh au “radical” Sinwar. En réalité, le processus décisionnel du Hamas est infiniment plus structuré.

Sur l’image ci dessus Yahya Sinwar (à droite) et Ismail Haniyeh (à gauche) en mars 2017, lors des funérailles d’un responsable du Hamas.

Par Hanna Alshaikh, 30 août 2024

Après l’assassinat d’Ismail Haniyeh, chef du bureau politique du Hamas, à Téhéran, l’organe consultatif suprême du mouvement, le Conseil de la Choura, a rapidement et unanimement choisi Yahya Sinwar pour lui succéder. Au moment de son assassinat, Haniyeh avait pris les rênes du Hamas dans les négociations de cessez-le-feu avec les médiateurs, et de nombreux analystes ont affirmé que l’ascension de Sinwar marquait une rupture totale avec les politiques de Haniyeh et d’autres membres du bureau politique de haut rang.

Une grande partie de cette analyse repose sur des informations erronées.

Elle trahit une compréhension superficielle non seulement des dirigeants du Mouvement de résistance islamique (Hamas), mais aussi de la résistance dans son ensemble. L’hypothèse selon laquelle le leadership de Sinwar constitue une rupture avec le passé suit une tendance de l’analyse occidentale à considérer les dirigeants palestiniens selon des schémas vagues et simplistes tels que “faucon contre colombe” ou “modéré contre partisan de la ligne dure”. Ces étiquettes cachent plus qu’elles ne révèlent.

La fixation sensationnaliste sur la psychologie de Yahya Sinwar ne fait qu’aggraver ce vice d’analyse. Cette approche réduit la complexité de la politique à des personnalités et suppose que la prise de décision du Hamas est largement dictée par les individus plutôt que le produit de débats internes et d’élections sérieuses, de délibérations et de consultations complexes, et d’une responsabilité institutionnelle.

Malgré ces insuffisances dans le débat général, il convient néanmoins d’examiner dans quelle mesure le mandat de Sinwar sera différent de celui de Haniyeh en tant que chef du bureau politique. S’agit-il là d’un signe de rupture ?

Défier l’isolement

Pour évaluer la question de la rupture, il convient d’examiner certains parallèles dans les trajectoires de Haniyeh et de Sinwar. Au niveau le plus évident, chacun d’entre eux a fini par devenir chef du gouvernement de Gaza, puis chef du bureau politique du Hamas. Nés dans les camps de la bande de Gaza au début des années 1960, Haniyeh et Sinwar sont venus au monde en tant que réfugiés, une existence fondée sur l’exclusion, la dépossession et la marginalisation. En dépit de ces réalités, les deux dirigeants ont rejoint le mouvement islamique à Gaza et se sont retrouvés encore plus isolés et marginalisés : Haniyeh s’est exilé dans la ville libanaise de Marj al-Zouhour en 1992, et Sinwar a été emprisonné en 1988 et condamné l’année suivante à une quadruple peine de prison à perpétuité. Ces difficultés n’ont pas empêché ces deux dirigeants de développer non seulement leurs propres compétences politiques, mais aussi de jouer un rôle dans le développement du Hamas lui-même.

Dans les conditions difficiles de son exil à Marj al-Zouhour, Haniyeh a acquis de l’expérience dans la coordination des actions avec les Palestiniens en dehors du Hamas, dans le renforcement des liens avec le Hezbollah et la coopération avec les États arabes et la communauté internationale, notamment par l’adoption d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies appelant au retour des Palestiniens, ce qu’ils ont réussi à faire un an plus tard. Cette expérience de la diplomatie et de la négociation avec les groupes palestiniens suivra Haniyeh plus tard dans sa carrière. En 2006, Haniyeh est devenu le tout premier Premier ministre palestinien démocratiquement élu. Bien que la mise en échec de ce gouvernement d’unité palestinienne ait conduit à des combats intenses entre factions, et au début du blocus israélien de Gaza, il a passé des années à œuvrer en faveur de la réconciliation et de l’unité nationales, en plus de ses actions au niveau diplomatique.

Depuis sa prison, Sinwar a continué à développer les capacités de contre-espionnage du Mouvement, un processus lancé avec la création de l’“Organisation de sécurité et de sensibilisation” connue sous le nom de “Majd” en 1985, dans le but de fournir une formation en matière de sécurité et de contre-espionnage, et d’identifier les collaborateurs présumés. Lorsque Sinwar est arrêté en 1988, un mois seulement après le début de la première Intifada, il a été accusé d’avoir exécuté douze collaborateurs ayant renseigné l’occupant. En tant que prisonnier, Sinwar a poursuivi sa mission de renforcement du contre-espionnage du mouvement et de développement des compétences des prisonniers palestiniens. Il parle couramment l’hébreu et est un lecteur passionné. Cette expertise a eu un impact sur le développement du mouvement au fil du temps, et a contribué à consolider la place de Sinwar en tant qu’autorité du mouvement en prison.

Un chapitre important et mieux connu de l’expérience politique de Sinwar est son rôle clé dans les négociations qui ont permis la libération de plus de 1 000 prisonniers palestiniens en 2011, dont Sinwar lui-même, en échange de Gilad Shalit, un soldat israélien capturé par des combattants des Brigades Qassam en 2006. Un aspect moins connu du temps passé par Sinwar en prison est le soin avec lequel il s’est engagé et a rallié les Palestiniens au-delà des lignes de faction dans le cadre des grèves et des protestations dans les prisons. Immédiatement après sa libération, il a été en mesure d’utiliser ces compétences pour créer un effet de levier auprès d’Israël, et trouver des points d’unité avec les Palestiniens d’autres factions.

Les négociations après la prison

Peu après son retour à Gaza, Sinwar a été élu au bureau politique du Hamas en 2012. Cinq ans plus tard, il est élu à la tête de la direction du Hamas à Gaza, succédant à Ismail Haniyeh en 2017. Les premières années de Sinwar à Gaza sont souvent évoquées comme une période au cours de laquelle le Hamas a resserré les rangs en interne, et s’est engagé dans des campagnes publiques contre la collaboration avec Israël, bien que sous une forme assez différente des premiers jours de Majd.

Moins médiatique et moins sujet à la dramatisation, Sinwar s’est également engagé dans plusieurs négociations complexes qui ont influencé la trajectoire du mouvement en tant que chef de la direction basée à Gaza.

Dix ans après le début du blocus israélien sur Gaza, les difficultés quotidiennes de deux millions de Palestiniens commençaient à empirer en 2017, lorsqu’une série de décisions de Mahmoud Abbas a accentué l’impact économique de l’isolement de Gaza. En mars 2017, l’Autorité palestinienne (AP) basée à Ramallah a réduit les salaires des employés de l’AP à Gaza jusqu’à 30 %, et en juin, les salaires des prisonniers palestiniens “déportés” à Gaza en 2011 ont été complètement supprimés. Ensuite, dans un geste controversé considéré comme une mesure de punition collective, Abbas a effectivement coupé l’approvisionnement en carburant de Gaza en annulant une exonération fiscale, provoquant une crise énergétique qui a réduit l’approvisionnement en électricité disponible pour les Palestiniens de Gaza d’environ huit à quatre heures par jour. Par la suite, la seule centrale électrique de Gaza a été contrainte de fermer.

Dans un geste qui a pris de nombreux observateurs de court, Sinwar a conclu un accord avec l’ancien chef des forces de sécurité préventive de l’Autorité palestinienne, Muhammad Dahlan, afin de résoudre les crises provoquées par les changements de politique opérés à Ramallah. Dahlan, né comme Sinwar dans le camp de réfugiés de Khan Younis, est devenu un dirigeant clé du Fatah jusqu’à ce qu’il se brouille avec la direction du parti en 2011, et s’est ensuite installé aux Émirats arabes unis. L’idée d’un accord entre le Hamas et celui qui a mis en œuvre les souhaits de l’administration Bush de perturber le gouvernement d’unité palestinienne dirigé par le Premier ministre récemment élu, M. Haniyeh, était inconcevable au début de la scission entre Gaza et la Cisjordanie, il y a dix ans. Les questions intérieures et régionales exigeaient cependant que les dirigeants du Mouvement s’adaptent, et Sinwar était prêt à discuter.

L’accord Hamas-Dahlan a connu un succès limité, mais il a mis en évidence deux aspects essentiels du mandat de Sinwar à la tête de la bande de Gaza : aplanir les divergences avec d’autres secteurs politiques et sociaux palestiniens, et équilibrer les relations extérieures dans un nouveau paysage régional. Plus précisément, grâce à ses liens étroits avec les gouvernements des Émirats arabes unis et de l’Égypte, Dahlan a obtenu l’entrée de carburant par le point de passage de Rafah. Ce point est important, car les relations entre l’Égypte et le Hamas étaient les plus tendues au début du premier mandat de Sinwar à la tête de la bande de Gaza.

Au fil du temps, Sinwar a pu continuer à apaiser les tensions avec l’Égypte dans les mois et les années qui ont suivi. En s’appuyant sur les mobilisations populaires palestiniennes indépendantes connues sous le nom de Grande Marche du retour (2018-19) et sur une tentative ratée du Mossad d’infiltrer et de placer des équipements de surveillance à Gaza en novembre 2018, la direction du Hamas a obtenu un certain nombre de concessions qui ont atténué l’impact du blocus israélien sur Gaza, notamment un assouplissement des restrictions sur les déplacements au point de passage de Rafah avec l’Égypte, un plus grand nombre de camions transportant des marchandises et de l’aide entrant quotidiennement à Gaza, et de l’argent liquide pour payer les salaires des fonctionnaires.

Il est largement reconnu que M. Sinwar a joué un rôle majeur dans l’amélioration des relations du Hamas avec les autres membres de l’“Axe de la résistance” après que la direction du Hamas a quitté Damas en 2012 au milieu du soulèvement et de la guerre civile en Syrie. Le rôle de Sinwar dans l’amélioration et la renégociation des relations du Hamas avec d’autres acteurs régionaux en dehors de ses alliances étroites n’est pas aussi largement reconnu. L’accent mis sur ses liens avec l’“Axe” limite la discussion sur le leadership de Sinwar dans les limites d’un certain courant idéologique, mais sa volonté de négocier signale une approche plus élaborée de l’équilibre des puissances régionales que ne le permettent ces étiquettes arbitraires.

Sinwar et ses prédécesseurs

Deux concepts stratégiques du lexique politique du Hamas – le cumul et la concertation – sont essentiels pour comprendre le fonctionnement du mouvement et de ses dirigeants. Toute compréhension du mouvement en général, ou du mandat de Sinwar sur Gaza en particulier, doit prendre en compte ces composantes indispensables du dynamisme institutionnel et du pouvoir en constante évolution du Hamas.

La notion de cumul est couramment utilisée pour décrire les avancées militaires au fil du temps. Il est également utile de considérer ce phénomène en termes de compétences et d’expérience politiques que les dirigeants du Hamas apportent à la table des négociations pour résoudre les questions difficiles de la gouvernance sous blocus, pour répondre aux besoins humanitaires en situation de siège, aux phases d’isolement régional, aux étapes de la construction et de l’étalonnage d’alliances régionales et à la réconciliation nationale avec les autres factions palestiniennes. Poser les bases des succès politiques et des avancées militaires se prête plus souvent à la continuité qu’à la rupture.

La concertation définit les pratiques et les structures les plus efficaces au sein du Hamas. Le mouvement dispose d’organes consultatifs à différents niveaux qui fonctionnent comme des structures de responsabilité et de conseil pour la direction politique. Les membres sont élus et représentent les Palestiniens de Cisjordanie, de Gaza, de la diaspora et des prisons. L’organe consultatif de haut niveau, le Conseil général de la Shura, nomme les membres d’un organe indépendant qui coordonne et supervise les élections du Bureau politique afin de garantir la transparence. Bien que peu d’informations sur ces structures soient rendues publiques, un scénario d’urgence comme pour l’assassinat d’Ismail Haniyeh a révélé que le Conseil général de la Choura nomme un successeur dans des circonstances exceptionnelles (Sinwar a été élu à l’unanimité).

La pratique et la structure de la consultation ne se limitent pas à l’aile politique du Hamas. L’aile militaire du mouvement, les Brigades Qassam, dispose également de procédures de consultation – en fait, Sinwar a joué le rôle de coordinateur entre l’aile militaire et l’aile politique après avoir rejoint le Bureau politique. Zaher Jabareen, qui a créé les Brigades Qassam dans le nord de la Cisjordanie, a expliqué que les récits sur la centralisation de l’appareil Majd sont inexacts, car les décisions ne sont pas entre les mains d’une seule personne – elles font l’objet de procédures en plusieurs étapes, ainsi que d’enquêtes supplémentaires menées par un “dispositif professionnel” distinct. M. Jabareen a fait remarquer qu’il existe de sérieuses clauses de responsabilité en cas de mauvaise gestion par les services de sécurité.

Suivant cette même dynamique, lorsqu’un dirigeant comme Sinwar ou Haniyeh prend une décision majeure, non seulement il y parvient après avoir consulté des personnalités compétentes, mais il est également responsable devant les groupes d’intérêt au sein du mouvement ou de la société en général qui font pression sur lui pour qu’il prenne une décision. En tant que chefs de la direction et du bureau politique de Gaza, Sinwar et Haniyeh ont travaillé ensemble, et ont souvent participé à des réunions publiques avec divers groupes d’intérêt afin de les rallier à la réconciliation nationale. Pour eux, la réconciliation nationale ne consistait pas seulement à faire amende honorable auprès du Fatah et à unir le corps politique palestinien, mais aussi à combler d’autres formes de fossés politiques, ainsi que les problèmes sociaux et socio-économiques à Gaza. Tout cela pour se préparer à la bataille à venir, acquérir la force militaire, le soutien populaire et l’unité politique nécessaires. Il semble que les consultations se fassent à la fois du haut vers le bas et du bas vers le haut.

Les déclarations de Sinwar et de deux de ses prédécesseurs montrent comment le cumul des pouvoirs et des réalisations a favorisé la continuité entre chaque nouvelle ère. Khaled Meshaal a défini les priorités de son dernier mandat lors d’une interview en mai 2013 :

  • la résistance
  • le recentrage de Jérusalem comme cœur de la cause palestinienne
  • la libération des prisonniers
  • la lutte pour le droit au retour et le rôle de la diaspora dans la lutte
  • la réconciliation nationale entre les factions palestiniennes qui unit et rassemble le corps politique palestinien autour de la résistance
  • l’engagement de la nation arabe et islamique
  • l’engagement de la communauté internationale aux niveaux populaire et officiel, et
  • le renforcement des institutions internes du Hamas, l’extension de son pouvoir et l’ouverture du Mouvement vers d’autres formations palestiniennes, et vers d’autres Arabes et Musulmans en général.

La remarque de M. Meshaal concernant les prisonniers mérite d’être soulignée. Il les a décrits comme la “fierté de notre peuple”. Lorsqu’on lui a demandé des détails sur le plan visant à garantir leur liberté et s’il impliquait la capture d’autres soldats israéliens, Meshaal a refusé de s’étendre sur le sujet. Deux mois plus tard, le renversement du gouvernement Morsi en Égypte allait complètement bouleverser le mode de fonctionnement du Hamas, ce qui a probablement entraîné un rééquilibrage de la direction du bureau politique. Malgré les défis que cela représentait pour le Hamas, juste un an plus tard, lors de la guerre israélienne de 51 jours contre Gaza en 2014, des combattants Qassam ont pénétré en Israël, visant ses bases militaires à au moins cinq reprises, et ont capturé deux soldats lors des combats. Aujourd’hui, cette logique de cumul et de continuité se retrouve dans les déclarations des dirigeants du Hamas qui expliquent que l’objectif de l’opération du 7 octobre consistait à capturer des soldats israéliens en vue d’un échange de prisonniers.

Au début du dernier mandat de Meshaal, lui et Haniyeh ont publiquement rejeté les rumeurs de tensions entre eux. Ces rumeurs ont persisté au fil des ans, sans que l’on accorde suffisamment d’attention aux messages cohérents de chaque dirigeant, témoignant de priorités communes.

La vision, les messages et les priorités partagés se sont poursuivis avec Haniyeh à la tête du Bureau politique. Après la guerre israélienne de 2021 contre Gaza, surnommée “La bataille du glaive de Jérusalem” par les Palestiniens – coïncidant avec un soulèvement palestinien connu sous le nom d’“Intifada de l’unité” qui s’est propagée de Jérusalem à la Cisjordanie, aux citoyens palestiniens d’Israël et aux communautés de réfugiés palestiniens au Liban et en Jordanie – Ismail Haniyeh a prononcé un discours de victoire qui souligne le rôle central de la continuité et du cumul au sein du Mouvement.

M. Haniyeh a qualifié la bataille de “victoire stratégique” et a déclaré que la suite “ne ressemblera pas à ce qui a précédé”, ajoutant qu’il s’agit d’une “victoire divine, stratégique et complexe” sur le plan de la scène nationale palestinienne, de la nation arabe et islamique, des masses mondiales et de la communauté internationale. Le discours a mis l’accent sur le cumul des atouts et l’engagement des priorités et des efforts des époques précédentes du mouvement, qui ont permis d’aboutir à cette victoire. Il préfigurait également les changements majeurs à venir.

Dans la période précédant le 7 octobre, Sinwar a prononcé un discours dans lequel il déclarait :

“Dans une période de quelques mois, que j’estime ne pas dépasser un an, nous forcerons l’occupant à faire face à deux options : soit nous la forçons à appliquer le droit international, à respecter les résolutions internationales, à se retirer de la Cisjordanie et de Jérusalem, à démanteler les colonies, à libérer les prisonniers et à assurer le retour des réfugiés, pour parvenir à la création d’un État palestinien sur les terres occupées en 1967, y compris Jérusalem. Soit nous plaçons cette occupation dans un état de contradiction et de conflit avec les règles de l’ordre international, nous l’isolons de manière extrême et puissante, et nous mettons fin à son intégration dans la région et dans le monde entier, en nous attaquant à l’effondrement constaté à tous les niveaux de la résistance au cours de ces dernières années. « 

Dans ce contexte, il faut se demander si Sinwar est vraiment aussi imprévisible que le prétendent les experts. Ces déclarations viennent également contredire la présentation de l’ascension de Sinwar comme étant en rupture totale avec le passé du mouvement.

Le Hamas en tant que médiateur

La personnalité de Yahya Sinwar a fait l’objet d’un sensationnalisme dans les médias occidentaux (et même arabes). D’une manière générale, les débats sur le Hamas reposent souvent sur des rumeurs, des insinuations et des affirmations non fondées qui tendent à accentuer les désaccords entre les différents membres de la direction du mouvement, en opposant les dirigeants aux “modérés favorable à la diplomatie et les négociations” aux “faucons militants”. En examinant certains aspects des carrières de Sinwar et de Haniyeh, on comprend mieux que si les personnalités et les spécificités du parcours de chacun des dirigeants ont un impact sur leur prise de décision, ce n’est qu’une part de la façon dont ces dirigeants, et le mouvement dans son ensemble, prennent des décisions.

Au fil des ans, le Hamas a démontré sa capacité à tirer parti de la diversité du parcours de ses dirigeants pour renforcer ses capacités sur les fronts militaire, politique, diplomatique et populaire. Enraciné dans les principes de consultation et de cumul, le Hamas est à la fois un mouvement horizontal, et un mouvement composé d’institutions. Des institutions efficaces telles que le Conseil de la Choura ont aidé le mouvement à traverser des moments d’incertitude, comme l’assassinat d’Ismail Haniyeh.

C’est le dernier exemple en date du dynamisme et de la flexibilité institutionnels du Hamas, sans commune mesure avec l’histoire de la construction institutionnelle des factions palestiniennes.

Dans ce contexte, ce qui peut apparaître comme des différences significatives entre dirigeants peut devenir une véritable force pour le mouvement, lui permettant d’équilibrer les exigences parfois contradictoires de divers groupes, en particulier dans son processus de prise de décision à des niveaux élevés de surveillance, sous la menace constante de l’assassinat et de l’emprisonnement de ses dirigeants, et dans les attaques permanentes contre ses structures et ses institutions.

Il ne s’agit pas de nier qu’il existe parfois des désaccords entre les dirigeants du mouvement, qui ont existé depuis la création de l’organisation en 1987. Cependant, le Hamas est aussi un mouvement doté d’institutions, de procédures et de mécanismes de responsabilité. La règle générale a été la consultation, le cumul et l’équilibre entre les besoins des différents groupes d’intérêt. La preuve en a été donnée publiquement et de manière cohérente dans les messages des dirigeants de l’organisation, non seulement tout au long de la guerre génocidaire en cours, mais tout au long de ses 37 ans d’histoire.

À la suite de l’opération “Al-Aqsa Flood” du 7 octobre 2023 et du génocide qui s’en est suivi à Gaza, de nouvelles questions se posent sur le Hamas en général, et sur la personnalité de Yahya Sinwar en particulier. Nombreux sont ceux qui considèrent encore Sinwar comme le cerveau imprévisible des opérations, soutenant un récit dans lequel Sinwar aurait eu à lui seul le pouvoir de mener une opération sans précédent contre Israël, avec toutes les implications locales, régionales et internationales complexes qui en résultent. Il ne s’agit pas de privilégier le Hamas, ni de rejeter la faute sur une “pomme pourrie” pour permettre le retour d’un Hamas “démilitarisé” à la tête de l’État. Pour certains experts autoproclamés, le recours à cette explication découle d’une compréhension superficielle du mouvement. Pour d’autres, il s’agit de couvrir Israël pour ses échecs militaires au cas où il capturerait Sinwar et de substituer cela à la “victoire totale”. Si Sinwar est le Hamas et si le Hamas est Sinwar, l’élimination de l’un mettrait fin à l’autre.

En réalité, ce que nous pensons savoir de la planification et de l’exécution de l’offensive du 7 octobre – et des opérations ultérieures du Hamas face à la guerre génocidaire d’Israël – n’est probablement qu’une goutte d’eau dans l’océan. Mais les données publiques disponibles nous montrent que Yahya Sinwar n’est pas si imprévisible que cela. À l’instar de ses prédécesseurs, il s’est montré très ouvert et lucide sur la direction que prenait l’organisation. Les signes étaient visibles partout depuis au moins deux ans, tant au niveau officiel qu’au niveau de la base. Les grandes puissances ont été choquées parce qu’elles ont sous-estimé et ignoré le mouvement, et non parce qu’elles auraient été dupées. Le récit autour de Sinwar fournit également un prétexte aux “experts” pour expliquer leur connaissance superficielle du mouvement, au mieux, ou leur analyse fallacieuse, au pire.

Ce que les analystes auraient dû savoir, c’est que le Hamas est un mouvement doté d’institutions et que, comme n’importe quel autre mouvement de masse, il rassemble différents courants et orientations politiques pouvant être en désaccord sur la tactique, mais pas sur la stratégie. La règle de cette organisation a été celle de la continuité malgré la fragmentation géographique et les différentes écoles de pensée sur la façon d’aller de l’avant. Il y a eu des moments de débats acharnés et de désaccords publics, mais ils n’ont rien de secret et se déroulent parfois dans des lieux publics. Cela correspond à la dynamique d’une organisation dont les élections internes sont rigoureuses et participatives.

Les informations attribuées à des “sources anonymes proches du Hamas” sur les désaccords internes au sein du Hamas ou sur la restructuration du mouvement par Sinwar sont très peu étayées. Il est possible que les activités du mouvement changent au cours de la guerre et que ses institutions évoluent en conséquence. Toutefois, tant que des preuves tangibles ne seront pas disponibles, les analystes seraient bien avisés de fonder leurs réflexions sur les nombreux écrits, discours et interviews mettant en lumière les aspects injustement mystifiés du Hamas et de ses dirigeants. Il n’existe aucune preuve crédible suggérant que Sinwar a totalement remanié la structure du mouvement et centralisé le pouvoir autour de sa personne. Cependant, de nombreux éléments montrent que Sinwar n’est pas seulement un produit du mouvement, mais quelqu’un qui a passé des décennies à le construire et qu’il est peu probable qu’il ait négligé ceux avec qui il a grandi politiquement et les processus qu’il a contribué à mettre en place.

Un jour, après la fin de cette guerre génocidaire, de nouvelles informations apparaîtront peut-être, qui modifieront la compréhension du Hamas et contrediront les hypothèses qui circulent aujourd’hui. Lorsque cela se produira, il serait judicieux de replacer ces nouvelles preuves dans leur contexte historique et d’exiger des “experts” qui ont manqué de professionnalisme qu’ils respectent des normes plus rigoureuses.

Hanna Alshaikh est doctorante en histoire et en études du Moyen-Orient à l’université de Harvard.

*Source: Spirit of Free Speech

Version originale: Mondoweiss