Connu pour sa radicalité et sa causticité, Fahad Ag Almahmoud, tué le 1er décembre par l’armée malienne, a consacré les douze dernières années de sa vie à la guerre. L’ancien fondateur du Groupe d’autodéfense des Touareg Imghad et alliés (GATIA), allié du pouvoir central, avait rejoint les groupes rebelles. Ce qui rend les hommages hasardeux. Pourtant, son parcours singulier illustre avec une douloureuse acuité le conflit inextricable entre les groupes armés du Nord du Mali et l’armée régulière.
De 2014 à 2018, Fahad Ag Almahmoud s’est battu aux côtés des forces armées maliennes (FAMA) sur deux fronts également sanglants – celui de la lutte contre les groupes armés et celui du combat contre l’Etat islamique . Depuis, le leader touareg avait tourné casaque. Le 1er décembre, à Tinzawaten, il est abattu par un drone de l’armée malienne en plein bivouac aux cotés de ses anciens adversaires des groupes rebelles devenu ses alliés.
Le dimanche 1er décembre, le Front de Libération de l’Azawad (FLA), créé la veille au terme d’un pacte d’honneur signé par les chefs des principaux mouvements touareg et maures du nord du Mali, a rendu hommage « au martyr tombé sur le champ d’honneur» en même temps que sept autres leaders communautaires et politiques. L’émotion n’est pas feinte : Fahad a joué un rôle central dans la fusion annoncée la veille, souvent rêvée mais jamais réalisée jusque là. Il semble qu’il ait été, le 1er décembre, la cible principale de la frappe qui a visé sa tente puis sa personne, alors qu’il cherchait à s’abriter.
Le 2 décembre, les forces armées maliennes se sont réjouies de la «neutralisation de cadres de haut rang des groupes terroristes lors d’une opération spéciale d’envergure.» Fahad Ag Almahmoud figurait sur la liste nationale des sanctions financières ciblées pour «appartenance à un groupe terroriste» et «atteinte à l’unité nationale», les deux causes se confondant pour Bamako.
Témoigner devant l’histoire
En miroir de ces positions polarisées, des commentateurs de sensibilités diverses ont rendu hommage au disparu sur les réseaux sociaux, tristes de voir la guerre emporter, une fois encore, son tribut d’hommes de valeur. Sa franchise et son verbe acide avaient fait de lui une personnalité très connue dans le paysage politique au fil des rebonds, reniements et drames incessants de la dernière décennie.
Car Fahad Ag Almahmoud, que nous avions rencontré chez lui, à Bamako, lors du tournage du film «Mali, la guerre perdue contre le terrorisme», n’était pas du genre à ne pas assumer ses choix jusqu’au bout.
Au moment de cette longue interview, enregistrée le 8 février 2022, il estimait que le temps était venu de témoigner devant l’histoire. Alors secrétaire général du GATIA, président de la Plateforme des mouvement du 14 juin 2014 et vice-président du Cadre stratégique permanent (CSP), il était sur la crête de ses contradictions intimes. Un an plus tard, il basculerait dans le camp rebelle, tandis que les militaires au pouvoir décideraient la reprise des hostilités armées contre les groupes du nord, après une longue période d’hésitation sur la mise en oeuvre des accords de paix d’Alger.
L’objet du film tourné en 2022 et diffusé par France télévisions en mai 2023 était de donner la parole aux acteurs du conflit sur leur vie et sur l’histoire récente du Mali.
Une vie scandée par les rébellions
Né en 1976 dans la commune de Tessit, zone située à la frontière du Mali, du Niger et du Burkina Faso, Fahad avait fait son école primaire au village puis poursuivi le lycée à Gao, avant d’être interrompu dans sa scolarité par la rébellion «lorsque les populations ont commencé à cibler les gens de teint clair sous la bénédiction des forces de sécurité.»
«A partir de 1991, les gens de teint clair, les Touaregs, les Maures ont commencé à être ciblés pour la couleur de leur épiderme. C’est à partir de ce moment que les choses ont commencé à tourner mal. C’est à partir de ce moment que les gens ont su qu’ils n’étaient pas protégés par leur pays», nous avait-il dit sans citer les auteurs de ces violences : la milice communautaire songhoï Gandakoye.
Chassé de Gao, il s’était réfugié en Libye les six années suivantes avant de revenir passer son baccalauréat dans la capitale du nord puis de s’inscrire à l’université de Bamako en sciences juridiques et économiques. Diplômé, il fit ses premiers pas dans le privé, au Grand Distributeur Céréalier au Mali, puis à l’Agence de développement des régions du nord.
Interrogé sur le sentiment identitaire qui était le sien enfant et jeune homme, il nous avait répondu par un rare évitement : «dans la commune de Tessit, nous avions une situation acceptable. Et bien que les nôtres n’aient pas été à l’école, nos chefs étaient très bien respectés par l’administration qui, de tous temps, venait de la partie sud du pays. Mais on entendait qu’il y avait une sorte de stigmatisation des Touaregs au niveau du pouvoir central à Bamako. Après la rébellion du 29 juin 1990, il y a eu les deux étapes de l’intégration (ndlr : des combattants rebelles au sein des forces armées et de l’administration), celle de 1992 et celle de 1996. Et pour moi, les problèmes de la stigmatisation et de la marginalisation avaient été résolus par ces deux intégrations.»
La vie militante, puis combattante, de Fahad Ag Almahmoud commence en 2012. Le jeune homme est alors le secrétaire particulier de son aîné le général Elhadji Gamou, un ancien leader rebelle intégré dans l’armée, qu’il a rencontré en 2006. Officier de l’Armée révolutionnaire de libération de l’Azawad, Gamou a été intégré en 1996, au titre des accords de paix, comme commandant de l’armée malienne. Et il a déroulé depuis une belle carrière militaire.
Guerre de 2012-2013 : aux côtés du colonel Gamou
Le retour en 2011 de centaines de Touareg servant dans l’armée libyenne déclenche une nouvelle rébellion, qui, rejointe l’année suivante par des djihadistes affiliés à Al Qaida, aboutira à l’effondrement militaire du nord du Mali. Mais Fahad et Gamou ne s’y rallient pas. «A l’époque, nous n’avons pas épousé l’idée de nous rebeller contre l’Etat parce qu’on estimait que notre situation ne le permettait pas. Nos enfants sont dans l’armée ; nos frères sont dans l’armée. Gamou était le commandant de zone à Gao avant de revenir ici à Bamako et l’État malien s’était engagé à intégrer nos frères venus de la Libye avec leurs grades. On trouvait que c’était plus intéressant que de se rebeller.»
Gamou reste donc commandant de la garnison de Kidal et lors de la débâcle de 2012, il se réfugie au Niger avec Fahad et ses hommes puis accompagne, à partir de janvier 2013, les armées française, tchadienne et malienne dans leur reconquête.
Fahad et Gamou, qui ont cheminé côte à côte jusqu’en août 2023, appartiennent à la communauté imghad, la tribu touareg la plus nombreuse, qui fut en première ligne contre la conquête coloniale. «Nos parents ont pratiquement été exterminés par les colons dans la résistance de la Boucle du Niger. De 1916 à 1918, il fut une période où chaque jour, des notables et des chefs mouraient. On a nommé quatre chefs en quatre jours. Je regrette que ces centaines de parents morts ne figurent pas dans l’histoire qu’on nous enseigne à l’école. On nous enseigne toujours l’histoire des autres.»
Création du groupe d’autodéfense loyaliste GATIA
En 2014, les deux hommes fondent le GATIA, un groupe d’auto-défense communautaire. Leur objectif est alors de créer leur propre organisation politico-militaire pour se situer sur l’échiquier malien sans se confondre ni avec l’Etat, ni avec la tribu traditionnellement rivale des Ifoghas. «Il fallait créer quelque chose jusqu’au retour de l’Etat, c’était le moteur principal. Et nos parents, pour garder leur fierté, il fallait qu’ils fassent quelque chose. Nous étions différents de l’Etat, même si on reconnaissait cet État comme étant notre unique représentant, et nous ne voulions pas tomber sous le contrôle des gens qui avaient pris les armes et chassé l’Etat».
Très vite, le GATIA et les indépendantistes du Mouvement national de Libération de l’Azawad (MNLA) s’affrontent militairement. Ces combats entre Touareg feront de très nombreuses victimes, y compris après la signature de l’accord pour la paix et la réconciliation en 2015. Le conflit est tribal et politique et il oppose indépendantistes et loyalistes membres respectivement de la Coordination des Mouvements de l’Azawad (CMA) et de la Plateforme.
Mais un deuxième front accapare rapidement le GATIA. Né en 2015, l’Etat islamique au Grand Sahara devient très actif à partir de 2017 dans les régions de Gao et Menaka, où les Imghad sont majoritaires. L’Etat islamique recrute, notamment, parmi les éleveurs peuls, rivaux historiques des éleveurs touareg dans la zone.
«Les terroristes, c’est très simple. À chaque fois que vous vous apprêtez pour les affronter, vous ne les aurez pas. Mais une fois qu’ils savent que vous êtes loin, ils se vengent sur vos parents. On appelle ça la lâcheté. On ne peut pas tous prendre les armes, même si nous sommes l’une des communautés les plus présentes sur cet espace !»
Cette guerre invisible et sanglante durera jusqu’en 2018. «Contrairement à ce qui se dit le plus souvent, on a nettoyé tout l’est du Mali de l’Etat islamique. Ils sont partis s’installer sur le territoire du Niger. Mais il faut le repréciser, ce n’est pas des opérations que nous avons menées seuls. On était peut-être les plus visibles, mais à l’intérieur de ces opérations, on était avec les forces spéciales françaises qui étaient dans nos véhicules. Il y avait les FAMA à côté ; il y avait les forces nigériennes.»
Se rassembler pour affronter le chaos
L’Etat islamique paraissant vaincu et une escalade de violences intercommunautaires se profilant, les armées nationales se retirent. «Tout le monde est parti. On n’a vu ni le Mali, ni le Niger, ni la France. Les gens étaient tués, nos parents étaient tués et on n’avait même pas droit à des condoléances. On a compris que ce n’était pas la bonne décision : tant qu’on on est mouvement d’essence communautaire, ce n’est pas bon pour nous de combattre le terrorisme. Ces groupes, on à rien à gagner en les affrontant. Ce sont les Etats qui doivent les affronter. Car ce sont les Etats qui les manipulent.»
Des milliers de civils perdent la vie dans les années suivantes, malgré la présence des groupes armés des deux tribus locales : le GATIA des Imghad et le Mouvement pour le Salut de l’Azawad de ses alliés daussak. Cet abandon de l’Etat malien jouera un rôle clé dans le basculement à venir de Fahad dans le camp rebelle.
Lors de notre interview, Fahad constate, amer, que les Imghad sont, de toutes les communautés touareg, celle qui a perdu «le plus d’hommes, de matériel et d’efforts, que ce soit dans les affrontements avec la CMA ou avec les groupes terroristes.»
En 2022, à notre rencontre, il est encore membre du Cadre Stratégique Permanent, la Coalition formée avec l’appui de Rome pour faciliter la mise en oeuvre des accords de paix de 2015, alors en panne. L’Italie craint la reprise des combats et le chaos dans la région, propices à la relance de l’immigration vers l’Europe. Fahad croit encore dans l’application des accords dont son organisation est signataire. Le texte rassemble tous les groupes armés du nord, loyalistes comme séparatistes – sauf les djihadistes – autour d’un projet de réconciliation nationale et d’intégration des combattants dans les forces armées maliennes. Pour les chefs de ces groupes, c’est la seule perspective de sortie de crise et de délivrance du fardeau croissant que représentent les organisations politico-militaires. L’intégration de leurs combattants est aussi perçue comme une solution pour être plus forts sur le terrain face aux djihadistes.
«Après la chute d’Ibrahim Boubacar Keïta, le coup d’État du 18 août 2020 et les massacres des Touaregs dans la zone de Tillia, au Niger, on a voulu faire un pas vers l’unité entre nous, voir comment venir en aide à notre communauté qui est ciblée partout par des gens moins armés que nous. Et les autorités de la Transition avaient même encouragé cela dans un premier temps. ‘Il faut vous entendre ; on va tous s’entendre ; c’est la France qui nous divise.’ C’est ce qui a donné naissance au Cadre Stratégique Permanent. Notre dynamique, c’est d’enlever tout ce qu’il y a comme difficultés entre les mouvements et les populations qui les composent, entreprendre tout ce qui est possible en matière de sécurisation des personnes et des biens et faciliter la mise à niveau de l’accord pour la paix et la réconciliation issu du processus d’Alger.» Mais en ce mois de février 2022, l’inquiétude pointe déjà sérieusement, alors que le gouvernement militaire laisse planer le doute sur ses intentions. Pour les groupes membres du CSP, l’objectif est donc de faire baisser la tension entre Touareg pour ne pas donner prise aux instrumentalisations du passé.
La fin des accords de paix
«L’Etat lui-même nous inquiète. On s’attend toujours à ce que les problèmes se transportent du nord au sud. Donc il faut tout faire pour diminuer l’animosité entre nous. Il faut tout faire pour nous défendre contre le chaos en perspective. Nous ne le souhaitons pas, mais c’est une éventualité. Vous savez, ces dix dernières années, beaucoup de gens qui ont fui l’insécurité sont venus s’installer à Bamako. S’il y a des problèmes à Bamako, c’est une catastrophe. Donc il faut tout faire pour préserver ce qui reste de l’État. Il faut tout faire pour s’assurer que ton voisin, ton frère ne va pas être utilisé par quelqu’un d’autre contre toi.»
Comme tous les acteurs de la crise, Fahad pense que les accords ont été imposés par la communauté internationale, alors que l’Etat n’était pas en bonne posture. «Le gouvernement avait ses réserves ; la CMA avait ses réserves et ce sont les deux principaux acteurs.» Mais il y trouve son compte tout de même. «On a trouvé que son contenu, en tous cas la plus grande partie, n’était pas mauvais pour la paix. Et même quand on s’affrontait avec la CMA, on s’accordait sur ça : le contenu de l’accord.»
Les craintes du leader s’avéreront fondées. En août 2023, les hostilités reprennent dans le nord du pays entre les rebelles et les forces armées maliennes accompagnées de leurs supplétifs russes. L’heure est de nouveau à la guerre. Fahad et le général Gamou se séparent. Pour le premier, la junte au pouvoir a fait la preuve de ce qu’elle ne veut plus des Touareg, qu’elle a d’ailleurs abandonnés aux assauts de l’Etat islamique et le salut des Imghad passe désormais par l’union avec les autres tribus ; quand le second continue de voir dans sa communauté une milice supplétive de l’armée qui sert aussi ses propres intérêts.
Un cadre du mouvement indépendantiste estime que Fahad avait «attaché sa parole». «C’était une fierté pour lui et pour nous tous. Il ne faisait pas de demi mesure. Ni quand il était contre nous ni quand il était avec nous. Il a perdu plus d’hommes que Bilal dans les derniers combats.»
Sur son compte Twitter, le chef de groupe se présentait comme «un éleveur de vaches devenu combattant pour sa survie et pour la dignité chère à son peuple», invoquant Dieu «à faire régner la justice dans ce monde.» En 2022, lorsque je lui avait demandé s’il s’était imaginé un jour en chef de guerre, il m’avait répondu : «Absolument pas. Je ne le souhaitais même pas. On a toujours misé sur le retour de la paix. Vous savez, la chose la plus précieuse pour moi dans cette vie, c’est de pouvoir dormir là où le coucher de soleil me trouve. Malheureusement, de plus en plus, ça s’éloigne. Il y a des endroits où l’on ne peut pas dormir même si le soleil se couche, où il faut tout faire pour que le soleil ne se couche pas.»
C’est l’aube qui a cueilli la vie du leader. La veille, dans son dernier discours, prononcé debout, en tamachek, sous le hangar de fortune où étaient réunis les chefs du nord, il avait appelé au respect de la parole donnée et exhorté les hommes à se battre pour leur liberté « à jamais ».