La commémoration du génocide des Tutsi masque l’offensive guerrière du Rwanda au Congo

Le Rwanda commémore à partir de ce dimanche 7 avril le génocide des Tutsi, cent jours d’horreur en 1994 dont l’ombre, trente ans plus tard,  plane toujours sur ce pays de l’Afrique des Grands Lacs, malgré un inlassable travail de réconciliation.

Après des années de violentes controverses, une grande partie de la classe politique et médiatique française, à la suite de Nicolas Sarkozy puis d’Emmanuel Macron, s’est livré à une exercice d’autocritique sur le rôle qu’auraient joué l’armée française et le président de l’époque, François Mitterrand, lors de ces massacres effroyables.  Ainsi à Kigali en mai 2021, Emmanuel Macron avait admis « les responsabilités de la France » dans le dernier génocide du XXe siècle, deux mois après la remise du rapport Duclert (« La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi ») accablant pour les autorités françaises.

Cette année, le président français a diffusé une vidéo dans laquelle il reconnaîtra que la France « aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains » mais qu’elle « n’en a pas eu la volonté ». Cette posture tranchée du président français renforcée par une intense action du lobbying du régime rwandais auprès de boites de communication et de journalistes connus à Paris a provoqué une grogne sévère chez beaucoup de militaires et de diplomates scandalisés par ces mises en cause.

L’instrumentalisation du génocide 

Le Président du Rwanda, Paul Kagame, sait admirablement surfer sur cette vague de repentance et instrumentaliser ces jours ci la commémoration du trentième anniversaire du génocide pour avancer ses pions en Afrique, notamment en République démocratique du Congo, où le groupe rebelle M23 à sa solde (voir la photo ci dessus) est en train de semer le trouble et le malheur. « La médiatisation excessive des massacres et du génocide au Rwanda reste nécessaire pour l’actuel régime de Kigali, qui ne souhaite pas voir évoqué ou questionné son rôle dans la guerre qu’il poursuit indéfiniment contre des millions de Congolais sur leur territoire depuis trente ans », note Charles Onana dans son livre' »Holocauste au Congo ».

Et le même expert de poursuivre: « Ainsi, le fait de traiter régulièrement du génocide au Rwanda maintient de facto le travail de nombre de chercheurs et de responsables politiques ou associatifs à l’écart des crimes de masse que les troupes et les milices tutsis du régime de Paul Kagame commettent en RDC. Nul n’est manifestement autorisé à parler librement de ces horreurs puisque le Rwanda de Kagame fut victime d’un génocide ». 

Lorsqu’en effet après 1994 la région du Kivu (voir la carte ci dessus) est pris d’assaut par un afflux de réfugiés hutus chassés par les amis de Paul Kagame désormais au pouvoir, les dirigeants congolais croient qu’il s’agit-là d’une conséquence naturelle et directe du génocide qui vient de se produire. La réalité est tout autre. On assiste déjà, sans le savoir, à l’exécution du plan d’invasion du Congo (ex Zaïre) par le Rwanda dans le but notamment de prendre le contrôle total des énormes ressources minières de l’est du Congo en y exterminant le maximum de populations. Ce qu’on aurait appelé sous d’autres latitudes l’impérialisme du régime rwandais.

Charles Millon, ancien ministre de la Défense de Jacques Chirac

Ministre de la Défense de Jacques Chirac entre 1995 et 1997, Charles Millon revient pour Mondafrique sur la guerre, entretenue par le Rwanda, qui sévit à l’est du Congo (ex Zaïre) et sur l’incapacité de la classe politique française à prendre conscience de ce qui se joue au coeur de l’Afrique. Or le plus grand pays francophone, la République Démocratique du Congo, dont le président récemment réélu n’est clairement pas à la hauteur de la situation, est totalement déstabilisé par la politique guerrière du Président rwandais et lpar es milices armées que ce dernier soutient.

La repentance publique à laquelle se livre Emmanuel Macron à tort ou à raison pour des événements tragiques qui ont eu lieu voici trente ans au Rwanda est la seule réponse politique de la France face à la situation périlleuse que traverse le Congo. Cette posture mémorielle n’est pas à la hauteur de la tragédie qui se joue au coeur du continent africain. 

                                                                Nicolas Beau, Mondafrique

 

« L’analyse géopolitique me pousse à rappeler de douloureux souvenirs sur le rôle de la France ». Charles Millon

L’histoire actuelle du Congo-Kinshasa (RDC) demeure obscure pour nombre de nos contemporains : trop loin, trop compliqué, trop forestier, ce pays-continent dont les richesses immenses excitent les appétits est pourtant la proie depuis plus de vingt-cinq ans de vautours en tout genre, qu’ils soient intérieurs ou, plus fréquemment, extérieurs. Car depuis 1997, en République démocratique du Congo, et particulièrement dans sa région orientale du Kivu, on dénombre 6 millions de morts, 500 000 femmes violées et 110 000 km2 de forêts dévastés par l’exploitation illégale des ressources minières.

Mais cette guerre civile, ouverte puis larvée, qui se déroule toujours à bas bruit, a des origines particulièrement exogènes, et il faut remonter à 1994 et au génocide voisin des Tutsis par les Hutus  au Rwanda pour comprendre le dessous des cartes. L’analyse géopolitique me pousse à rappeler de douloureux souvenirs sur le rôle de la France, tel que j’ai pu le vivre en tant que ministre de la Défense de Jacques Chirac, de 1995 à 1997.

Le maréchal Mobutu, facteur de stabilité

La guerre du Kivu, la région orientale de la République démocratique du Congo, a éclaté en 1996 à la suite du soulèvement des Tutsis congolais, qu’on appelle les Banyamulenge, instrumentalisés par le Rwanda du tout-puissant Paul Kagame soutenu par les États-Unis et les Britanniques. L’Est de la RDC accueillait en outre depuis 1994 de très nombreux réfugiés hutus, fuyant la colère et la vengeance des Tutsis arrivés au pouvoir. Autant dire que tous les ingrédients pour une explosion étaient réunis.

À cette époque régnait encore au Congo le maréchal Mobutu qui, malgré les nombreuses exactions dues à sa tyrannie, demeurait un fidèle allié de la France et surtout un facteur de stabilité pour toute l’Afrique centrale. La question que se posait la France, déjà publiquement et iniquement salie après l’opération Turquoise qui avait pourtant permis de sauver des Tutsis durant le génocide rwandais de 1994, était : comment préserver la paix sans soutenir mordicus Mobutu ? Du côté anglo-saxon, et particulièrement américain, la solution semblait toute trouvée : leur champion Laurent-Désiré Kabila, soutenu par les deux présidents rwandais et ougandais, Paul Kagame et Yoweri Museveni, renverserait le maréchal, prendrait le pouvoir et tant pis s’il fallait abandonner le Kivu,  tout l’est du pays jusqu’à la capitale régionale Kisangani, et tous les trésors minéraux à la rapacité des pays voisins et à leurs alliés affairistes. L’occasion était trop belle de marier fausse morale publique et rendement économique.

L’ombre de Bill Clinton

Cette guerre s’inscrivait de plus dans une rivalité générale américano-française. Le président Chirac avait déjà opportunément été attaqué au niveau international pour avoir autorisé des essais nucléaires. De même, les Anglo-saxons avaient-ils bloqué le renouvellement du francophone Boutros Boutros-Ghali au poste de secrétaire général de l’ONU. Enfin, la France négociant son retour dans le commandement intégré de l’OTAN contre la création d’un « pilier sud » de l’organisation en Méditerranée dont elle aurait pris la tête s’était vu infliger une méprisante fin de non-recevoir par les États-Unis. On a encore beaucoup spéculé sur le fait que le président américain Bill Clinton avait des intérêts personnels, amicaux et économiques dans la région des Grands lacs (lire à ce sujet « Carnages », de Pierre Péan, Fayard, 2010).

Reste qu’il nous fallait, nous, la France, agir, pour éviter les dégâts inouïs qu’allait précipiter l’invasion attendue de ce pays grand comme quatre fois le nôtre par des voisins sans foi ni loi. La France, quand bien même il ne s’agissait pas d’une de ses anciennes colonies, avait une responsabilité historique dans la région. Après tout, sous Giscard d’Estaing en 1978, nos troupes étaient déjà intervenues à Kolwezi, dans une opération réussie et admirée.

La suite allait, hélas, trois fois hélas, confirmer nos prédictions.

Lors du premier quinquennat de Jacques Chirac, un plan français d’intervention militaire est projeté au Congo, mais qui ne sera pas suivi d’effet

L’occasion ratée

Tout avait pourtant bien commencé. En tant que ministre de la Défense, appuyé par le secrétaire général de l’Elysée qu’était alors Dominique de Villepin, j’avais présenté en conseil de Défense au président de la République un plan d’intervention militaire sur place. L’armée française, blessée par les calomnies colportées sur son action au Rwanda deux ans plus tôt, me soutenait par la voix de son chef d’État-major Jean-Philippe Douin. Seuls quelques uns renâclaient : le Premier ministre Alain Juppé, le ministre aux Affaires étrangères Hervé de Charette et le conseiller Afrique de l’Élysée Michel Dupuch imaginaient que cette opération nous isolerait sur la scène internationale.

Finalement, nous fûmes paralysés. Car, quoique Jacques Chirac ait donné son feu vert à ce moment-là, quoique nos services soient pré-positionnés sur le terrain, quoique le plan militaire ait été achevé pour la « stabilisation du Kivu par la France », lors du Conseil de Défense suivant, le Président de la République suspend l’opération. Nous avons su depuis que c’était le président américain lui-même, Bill Clinton, qui avait fait pression sur Jacques Chirac en personne pour qu’il annule tout.

Le chantage américain

Que la France ait cédé au chantage américain a précipité ce que nous avions vu ; que nous ayons dû en rabattre a signé non seulement la fin de la « Françafrique » dans cette région – et peut-être est-ce mieux ainsi – mais a encore et surtout signé l’arrêt de mort de populations innombrables. Combien de réfugiés ont-ils été massacrés par les troupes rwandaises ? Qui demandera un jour des comptes à Paul Kagame, le protégé des États-Unis ? La France n’a cessé d’alerter depuis lors, notamment par la voix de Xavier Emmanuelli, secrétaire d’État à l’Action humanitaire, dépêché par le président sur place à l’époque et qui revint avec ce cri d’alarme : « Il faut leur venir en aide de toute urgence, autrement ces gens vont disparaître ». Beaucoup ont disparu. Jacques Chirac lui-même lança un appel solennel à la communauté internationale, qui ne fut jamais entendu.

Washington n’aura cessé de nier la réalité sur ce sujet, protégeant sa politique et ses intérêts. Les populations du Kivu et de l’est général du Congo-Kinshasa en paient le prix fort depuis vingt-cinq ans. C’est en quoi je me suis permis de remuer ces souvenirs, non par complaisance nostalgique, mais parce que des hommes et des femmes, des enfants souvent aussi, sont la proie d’exactions sans nom, dans une guerre qui n’est toujours pas achevée, même si l’on fait semblant de ne pas la voir. Parmi les présidents français qui se sont succédé depuis, Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron auront brillé par leurs génuflexions devant Paul Kagame, qui a pourtant en sus de tout banni la langue française de son pays, justifiant ainsi son alliance avec les États-Unis et leurs grandes compagnies minières qui changent en or le sang des pauvres.

Paul Kagame avance ses pions au Congo, au détriment des intérèts français

Il faut remettre les choses en perspective en révélant, preuves à l’appui, l’emploi des forces occultes qui ont été mobilisées aux États-Unis en faveur de celui qui gouverne le Rwanda d’une main de fer, et dont les troupes occupent toujours militairement une partie de la RDC pour la piller. Sa volonté d’étendre son influence au Centrafrique, au Gabon et au Congo-Brazzaville témoigne du véritable danger qu’il constitue pour toute l’Afrique centrale, et pour la paix dans cette région.

Laissera-t-on faire encore une fois, ou s’en préoccupera-t-on enfin ? 

RDC, meurtres et viols commis par les rebelles du M23

 

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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)