Kamel Jendoubi dénonce « le racisme d’État » en Tunisie

Mondafrique s’entretient avec Kamel Jendoubi, président du Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie, ancien Ministre tunisien chargé des Relations avec les institutions constitutionnelles et la société civile et des Droits de l’homme (2015-2016) et ancien président de l’Instance Supérieure Indépendante des Elections (2011-2014)

Alors que misère et pauvreté frappent les migrant.e.s subsaharien.ne.s arrivé.e.s en Tunisie afin d’atteindre le Vieux continent, le discours raciste et xénophobe se perpétue dans les différents passages médiatiques du chef de l’État tunisien, Kais Saied, mais pas seulement.

Des campagnes de haine et d’appels à la violence à l’encontre de cette population précaire prennent forme sur les réseaux sociaux, dans l’impunité totale.Le 3 mai, l’actrice tunisienne, Sihem Msadek, publie sur sa page Facebook «  Lancement de la campagne « Dégage » contre tout africain, les africains subsahariens en Tunisie, de Tataouine à Bizerte ». Un post qu’elle effacera par la suite.

Lors de son passage sur Diwan FM, dans l’émission politique « Houna Tounes » du 6 mai, le député à l’Assemblée Nationale, Tarak Mehdi, parle carrément d’«un  danger imminent ». Selon un rapport établi par des députés qui se sont rendus aux campements informels d’Al Amra et de Jebeniana, il y aurait quatre cas de personnes séropositives.

Il appelle ainsi à l ‘expulsion de tous.tes les migrant.e.s subsaharien.ne.s qu’il ne cesse de  criminaliser et stigmatiser tout au long de l’émission. Contrairement à ce que véhicule le gouvernement néo-fasciste de Giorgia Meloni, la Tunisie n’est pas un pays sur pour les étrangers noirs-africains. Le 17 mai, la Porte-parole du Bureau du Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Ravina Shamdasani, déclare que « les droits humains de tous les migrants doivent être protégés et les discours de haine xénophobes doivent cesser ».

Mondafrique. Lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale tenue le 6 mai, le président tunisien, Kais Saied, aborde la question de l’immigration irrégulière et pointe du doigt des associations locales qui viennent en aide aux migrant.e.s subsaharien.ne.s et qui seraient, selon lui, financées par des forces étrangères, dans sa fameuse logique de « Grand remplacement ».

Le jour même, la militante anti-raciste et présidente de l’association « Mnemti », Saadia Mosbeh est arrêtée par les forces de l’ordre.Deux jours après, c’est au tour de l’ancienne présidente de l’association « Terre d’Asile Tunisie », Sherifa Riahi, d’être incarcérée. Qu’en pensez-vous ?

Kamel Jendoubi. L’offensive répressive contre les associations apportant de l’aide et de la solidarité aux migrants subsahariens est un épisode supplémentaire du retour de la répression à une grande échelle entamé en février 2023 à l’encontre des personnalités de l’opposition démocratique .

Il est aussi le début d’un emballement qui vise l’ensemble des acteurs associatifs et plus largement les corps intermédiaires : partis politiques, magistrats, avocats, journalistes, blogueurs, syndicalistes, acteurs associatifs…

Le modus operandi est le même : une campagne de diabolisation via les réseaux sociaux proches du pouvoir devenus une arme de guerre contre la société et l’opposition, campagne qui prépare l’annonce de Kais Saied pour, en quelque sorte, officialiser et légitimer l’offensive qui ne tarde pas à se traduire par des arrestations arbitraires opérées par une police jouissant de l’impunité totale et l’engagement de procédures judiciaires avec la bénédiction de juges désormais à la solde du pouvoir.

Résultat : les principaux dirigeants de l’opposition pacifique de presque tout l’éventail politique partisan sont embastillés sur le fondement d’affaires cousue de fil blanc, la direction du parti islamiste Ennahdha décapitée, la cheffe du parti destourien libre emprisonnée,  des magistrats mis au pas, des avocats bâillonnés , des journalistes harcelés et violentés , des syndicalistes sous pression et des associatifs ciblés par une campagne violente les traitant de « suppôts de l’étranger » et complices de complots justifiant ainsi leur arrestation pour crime de solidarité notamment avec les migrants.

Mondafrique. Des policiers cagoulés font une descente, sans précédent, en plein direct sur France 24, à la Maison de l’Avocat, le 11 mai, où s’était réfugiée l’avocate Me Sonia Dahmani, en contestation au bafouement de ses droits suite à une convocation en justice concernant une déclaration qu’elle avait faite sur la chaine tunisienne Carthage+ sur la politique migratoire de l’Etat tunisien.

Ces mêmes policiers ont agressé les avocats et avocates présents sur place et ont violemment arrêté Me Dahmani. Ils ont également cassé et confisqué le matériel des journalistes de la chaine française.

Pourriez-vous nous en dire plus ?

Kamel Jendoubi. Les avocats ont été historiquement à la pointe des luttes pour les droits et les libertés. Même dans le cas où leur Conseil de l’ordre s’aligne sur les politiques de l’exécutif sous des prétextes catégoriels et professionnels. C’est d’ailleurs le cas malheureusement aujourd’hui. En témoigne le nombre d’avocats poursuivis pour avoir exercé leur métier ou exprimé lors opinion. Les atteintes à l‘indépendance de la justice se sont multipliées ces derniers mois aboutissant à une mise au pas totale de la magistrature sans que cela ne provoque une réaction significative du Conseil de l’Ordre. Pis encore, ce dernier se comporte avec une duplicité manifeste notamment par son silence allant jusqu’à reporter ad vitam aeternam l’inscription au Barreau des magistrats suspendus arbitrairement par l’exécutif malgré le fait que chacun a déboursé la somme de 20000 dinars les privant ainsi de la possibilité de travailler et d’avoir un revenu .

L’affaire de Me Sonia Dahmani et la descente des policiers cagoulés contre la maison de l’avocat suivie par l’arrestation violente de Me Mehdi Zagrouba et les tortures qu’il a endurées , tous ces faits ont provoqué une réaction massive des avocats obligeant le bâtonnier et le Barreau à réagir dans le but de récupérer le mouvement en minimisant la gravité des faits les ramenant à une bavure et d’étouffer ainsi la révolte.

Le message que Carthage a voulu passer répond à une stratégie froidement mise en place visant à semer la peur et la terreur.

Mondafrique. Comment analysez-vous la situation actuelle des migrant.e.s subsaharien.ne.s en Tunisie ?

Kamel Jendoubi. Je me contente de rappeler ici les prises de position de nombreuses associations tunisiennes et internationales relatives à la situation des migrants subsahariens. Celle-ci est marquée par une approche étatique raciste et xénophobe, mise en place depuis  la déclaration de la présidence tunisienne le 21 février 2023, où il évoquait les « hordes de migrants subsahariens » comme une menace pour la « composition démographique » nationale. Les répercussions de cette déclaration se sont traduites par une terrible vague de violence à travers le pays, des déplacements, des arrestations arbitraires et des disparitions dont les effets persistent encore aujourd’hui.

Alors que la Tunisie et l’Union Européenne signaient un Mémorandum d’entente, des milliers de personnes migrantes ont été interpellées, que ce soit dans les rues ou chez elles, puis expulsées vers les zones frontalières désertiques et militarisées à la frontière avec la Libye et l’Algérie.

Les violences institutionnelles et policières ont atteint leur paroxysme avec le développement de réseaux de trafic de personnes d’origine subsaharienne livrées à la frontière aux milices libyennes. De nombreux témoignages mentionnent des échanges d’argent entre les parties impliquées lors du transfert forcé des migrants de la Tunisie à la Libye. Par ailleurs, la recrudescence des cas de kidnappings/d’enlèvements, dans la ville de Sfax, où des centaines de personnes en déplacement sont soumis à des mauvais traitements et des violences jusqu’au paiement d’une rançon, s’ancre dans les politiques étatiques d’irrégularisation et de précarisation socio-économique des personnes migrantes, qui se retrouvent sans ressources et exposées en raison d’une politique sécuritaire répressive.

En outre, de plus en plus de femmes en situation de migration rapportent avoir subi des violences sexuelles, un phénomène qui semble se généraliser dans l’impunité totale, et dans un contexte d’extrême vulnérabilité des personnes en mouvement, tandis que la criminalisation des individus considérés en situation irrégulière prévaut désormais.

Alors que la coopération en matière de migration avec l’UE ne cesse de se renforcer, les autorités tunisiennes continuent de violer de manière flagrante leurs obligations en matière de respect des droits humains.

Ce constat amer, partagé par des organisations de la société civile, démontre que les violations des droits humains à l’égard des personnes en situation de migration sont généralisées et normalisées.

Mondafrique. Alors que Kais Saied ne cesse de répéter, lors de ses apparitions, que la Tunisie est un Etat souverain, le pays est devenu le gardien des frontières italiennes.

Selon la garde nationale tunisienne, 21545 personnes ont été interceptées en mer sur les quatre premiers mois de cette année, soit une augmentation de 22,5% de janvier à avril sur la même période durant 2023.

En contrepartie, l’Etat tunisien se voit accorder des aides financières de la part de la cheffe du gouvernement italien, issue de l’extrême droite, Giorgia Meloni.

Lors de sa visite du 17 avril dernier, en compagnie de son ministre de l’Intérieur, Meloni annonce que l’Italie accordera à la Tunisie un financement gouvernemental et une facilité de crédit d’une valeur totale de 105 millions d’euros.

Ne trouvez-vous pas cela contradictoire ?

Kamel Jendoubi. La prétendue souveraineté dont se targue Kais Saied s’avère en réalité un prétexte et un cache sexe destinée à l’opinion interne sous-tendant une coopération avec le gouvernement néofasciste italien qui cherche à promouvoir cette dite coopération comme un modèle pour les relations entre les pays européens et l‘UE d’une part et les pays tiers méditerranéens d’autre part. Ces relations s’inscrivent en principe dans le cadre d’accords d’association qui lient les deux parties et qui comportent des clauses relatives aux droits de l’homme jugées aujourd’hui par les Etats inopérantes et inefficaces dans la mesure où elles entravent leur politique d’externalisation des frontières de l’UE sous la pression d’une opinion occidentale travaillée au corps (chauffée à blanc)  par une extrême droite montante et décomplexée. Le Mémorandum d’entente est dans ce cadre un contournement de ces accords dans la mesure où il ne fait aucune mention du respect des obligations qui incombent aux parties contractantes en matière de protection des droits et des personnes. Notamment migrantes. La contrepartie pour le régime tunisien est un soutien diplomatique fort ( pour l’instant de la part de l’Italie qui s’active fortement  au prétexte de contrebalancer l’influence grandissante de la Russie et la Chine) et une aide financière lui permettant de boucler les fins de mois d’un Etat dont les caisses sont quasiment vides pour payer les salaires des fonctionnaires et  faire face – autant se faire que peut- à la pénurie sans précédent de produits essentiels de base et des médicaments que connait la Tunisie ces derniers mois. 

Mondafrique. L’immigration irrégulière ne concerne pas seulement les subsaharien.ne.s mais aussi la population tunisienne.

Dans un communiqué publié le 14 décembre 2023 par le Forum tunisien des Droits Economiques et Sociaux et signé par plusieurs associations et organisations nationales afin de dénoncer les conditions de détention dans les centres italiens de permanence pour le rapatriement, on dénombre environ 9506 tunisien.ne.s sur les 17767 maintenu.e.s dans ces centres de rétention durant les quatre années qui précèdent, soit 53% de la population détenue.

Les Tunisien.ne.s représentent également 57% de la population qui sera renvoyée à son pays d’origine.

Comment décrivez-vous la gestion de la crise migratoire par l’Italie ? Et quelle responsabilité incombe à l’Etat tunisien dans la protection de ses citoyen.ne.s ?

Kamel Jendoubi. Il n’existe pas en Tunisie une politique publique relative aux migrations et à l’asile. Alors que la Tunisie est devenue depuis quelques années un pays de passage sur les « nouvelles routes de migrations » vers l’Europe ,  tous les gouvernements qui se sont succédé ont prôné une politique de « l’à peu près » privilégiant les contrôles et la répression et laissant s’accumuler des problèmes inhérents à la présence des milliers de personnes migrantes dont certaines ont fait le choix de s’installer durablement dans le pays occupant des emplois mal payés délaissés par les Tunisiens .  Kais Saied n’a fait que mettre à profit une telle situation dégradée pour, d’une part, l’instrumentaliser en manipulant une partie de l’opinion excédée par le laisser aller et le pourrissement  (souvent volontaire de l’État) mais aussi, d’autre part, en tant qu’arme de chantage à l’égard des Européens. Sans oublier les bénéfices énormes que les « ripoux » des forces dites de l’ordre soutirent de ces trafics humains.

En outre, Kais Saied n’a rien à proposer aux tunisiens sauf l’illusion d’être « maitre chez-soi » dans la misère, la pauvreté et le désespoir. La composition sociologique des Tunisiens candidats à l’immigration s’est profondément modifiée ; ce ne sont plus uniquement des pauvres et des sans-emploi , jeunes en particulier, qui prennent des risques insensés pour quitter « l’enfer du pays ». Des femmes et des enfants prennent place sur les embarcations, des cadres (ingénieurs, médecins, enseignants voire fonctionnaires ..) partent par centaines tentés  par l’aventure ayant acquis la conviction qu’il n’y a plus d’avenir . Le pays se vide de ses compétences avec une formation qui fut à la charge de la collectivité au point que cela devient un sérieux problème pour tout investissement exigeant un minimum d’encadrement. Une parte significative de la dégradation des services publics notamment dans le domaine de la santé est liée à cette saignée. L’insouciante et l‘indifférence de Kais Saied et de son gouvernement deviennent réellement criminelles en ne pensant qu’à leur maintien au pouvoir et à l’écrasement de ceux qui les critiquent ou s’opposent à leurs méfaits.

Mondafrique. Une loi d’expulsion de demandeur.se.s d’asile entré.e.s illégalement vers le Rwanda est adoptée le 23 avril dernier par le Parlement britannique.

Peut-on envisager un scénario italien similaire, avec la Tunisie comme « Third Safe Place », selon vous ?

Kamel Jendoubi. Le gouvernement italien Melloni en tête n’a jamais fait mystère de leur objectif qui sert de fondement à leur politique électoraliste accès sur l’instrumentalisation de l’immigration : la loi a été modifié pas moins de  5 fois : il ne s’agit plus de gérer l’immigration ( travail, demandeurs d’asile…) mais de la refouler … ce qui correspond au pacte européen sur les migrations et les demandeurs d’asile. Cette politique se traduit par des accords avec les pays tiers pour empêcher les personnes d’arriver en Europe, et pour ceux qui arrivent , adopter des procédures accélérées  pour les mettre dans des aires de détention y compris sur le territoire du pays ( exemple Calabria) mais aussi dans les pays tiers ( Albanie), annulation du statut des demandeurs d’asile. Cette politique est accompagnée d’un matraquage de l’opinion pour lui faire croire que le but recherché est d’améliorer le bien être des citoyens qui serait mis en cause par la présence des migrants sur le territoire. Ce récit est devenu le narratif qui marque l’adhésion d’une partie de l’opinion à la politique de l’extrême droite.

La violence règlementaire, policière et médiatique à l’encontre des migrants a pour corollaire une approche hostile à la société civile par la criminalisation de sa solidarité avec les étrangers. Les accords avec la Tunisie et l’Egypte illustre l’approche raciste du gouvernement italien selon un modèle qu’on peut intituler RDR  (racisme, déportation , refoulement – RDR) modèle qu’il cherche à dupliquer en tant que forme de coopération en matière de mobilité.

A y voir de plus près , on ne peut s’empêcher de constater des ressemblances entre la politique générale du gouvernement italien et celle mise en place par les régimes autoritaires suggérant l’existence d’un standard de gouvernance autoritaire ayant les mêmes ingrédients essentiels même s’il se déploie dans des pays différents .

C’est vrai pour l’espace civil qui se rétrécit aussi en Italie et pour les éléments fondamentaux de l‘état de droit qui sont soumis à révision en termes d’équilibre des pouvoirs. Il en va de même pour la réforme de la justice avec l’objectif de réduire l’indépendance des juges ainsi que la presse avec des renvois de journalistes indépendants ou la liberté d’expression visée par une nouvelle loi qui rend impossible d’exercer des formes de manifestations telles que celles des éco-activistes ou celles des étudiants solidaires avec la Palestine. Le harcèlement contre la communauté LGBTQ+ vient infester un climat chargé de discours de haine alimenté par le gouvernement et les institutions. Les associations ne sont pas en reste notamment celles qui s’activent dans le champ de la migration puisqu’elles sont visées par  une nouvelle relative au 3ème secteur les soumettant à un fardeau bureaucratique et administratif énorme poussant certaines d’entre elles à cesser leur activité ou encore sont l’objet d’une fiscalisation des activités en soumettant leurs activités à la  TVA (en vertu d’une directive européenne), une façons de les contrôler davantage et de prélever une partie significative de leurs ressources au profit de l’Etat . Certains ministères imposent même aux association les activités  qu’ils souhaitent financer notamment dans le domaine  de la coopération et du développement.

Mondafrique. Quelles solutions sont proposées par la société civile et notamment par le CRLDHT pour mettre fin à ce drame qu’est la crise migratoire en Tunisie ?

Kamel Jendoubi. Le CRLDHT s’inscrit dans un combat universel de défense de la liberté de circulation et des droits des personnes notamment les migrants. La solidarité , la lutte contre le racisme , contre les discriminations et pour l’égalité constituent pour nous la sève de notre action. Celle-ci se déploie aussi bien en France qu’en Tunisie dans le cadre de collectifs ou par le biais de campagnes initiées avec les multiples partenaires de notre association. Nous œuvrons pour la constitution d’alliances civiles pour contrecarrer les thèses et les politiques qui manipulent les peurs des gens et cherchent à détourner l’attention des peuples des véritables problèmes ( emplois, sécurité , pouvoir d’achat, justice sociale, paix…).