L’affaire Dreyfus, à la fin du XIXème siècle, demeure une pierre angulaire de l’histoire politique et intellectuelle française, mettant en lumière les tensions profondes entre universalisme et exclusion. Ce qui est désormais l’affaire Kamel Daoud, du nom de l’écrivain franco-algérien, prix Goncourt 2024, pourrait bien nous renseigner sur ce qui se joue en profondeur dans la société française d’aujourd’hui.
Mouloud Améziane, sociologue
« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche. »
Aimé Césaire
Si Alfred Dreyfus a été condamné non pour ce qu’il avait fait, mais pour ce qu’il était, Kamel Daoud incarne une dynamique inverse : il est en réalité célébré pour ce qu’il renie. Il ne s’agit pas simplement ici d’un débat sur les idées, mais bien d’un enjeu crucial pour l’avenir de la France, où la lutte contre les idées et les postures qu’il incarne devient une nécessité politique et morale.
Deux figures inversées de l’altérité
Alfred Dreyfus, capitaine juif dans l’armée française, a été accusé et condamné pour trahison en 1894, raison d’un antisémitisme systémique. Il était l’objet d’un rejet qui révélait les fractures de la République. Ceux qui le soutenaient, les dreyfusards, incarnaient un humanisme militant, défendant la justice et l’égalité contre le nationalisme xénophobe des antidreyfusards.
Kamel Daoud, de son côté, et en 2024, n’est pas victime d’exclusion : il est porté aux nues précisément parce qu’il critique sa société d’origine en des termes qui résonnent favorablement dans certains cercles intellectuels et politiques, notamment les plus réactionnaires. Là où Dreyfus était jugé coupable parce qu’il était juif, Daoud est acclamé parce qu’il semble se dissocier de ce qu’il est. Cette instrumentalisation de son discours sert une idéologie qui essentialise notamment les populations arabo-musulmanes ou supposées comme telles, les réduisant à des stéréotypes culturels et religieux.
Daoud et Boualem, le reniement
La trajectoire de Kamel Daoud rappelle, à titre d’exemple, celle du Bachagha Saïd Boualem, figure controversée de l’histoire coloniale algérienne. Ancien officier fidèle au système colonial, Boualem est devenu un symbole de collaboration, se plaçant en opposition frontale aux aspirations nationales de son peuple. Tout comme Boualem servait les intérêts du colonisateur, Daoud alimente aujourd’hui les discours néo-coloniaux en Europe.
Tous deux, à des époques différentes, incarnent le renoncement à une solidarité avec les luttes collectives. Là où Boualem soutenait un pouvoir colonial qui écrasait son peuple, Daoud alimente une vision simpliste et stigmatisante des sociétés arabo-musulmanes, ou supposées comme telles, renforçant les préjugés au lieu de les déconstruire
Face aux écrivains engagés
L’opposition entre Kamel Daoud et des figures comme Mouloud Féraoun, Kateb Yacine ou Mouloud Mammeri est flagrante. Ces écrivains algériens de langue française, bien qu’inscrits dans des contextes historiques différents, ont utilisé la langue française pour exprimer les aspirations de leur peuple et dénoncer les injustices.
Mouloud Féraoun, dans ses écrits, raconte la vie des humbles et des humiliés dont il est issu, tout en dénonçant les violences du colonialisme.
Kateb Yacine, poète révolutionnaire, a fait de la langue française une arme pour défendre l’universalité des luttes pour la dignité.
Mouloud Mammeri, anthropologue et écrivain, a œuvré pour la préservation de la culture berbère et pour la reconnaissance des identités plurielles.
Contrairement à eux, Kamel Daoud ne se place pas du côté des combats pour la justice sociale ou la reconnaissance des opprimés. Il se positionne en observateur cynique, souvent en accord implicite avec des visions qui renforcent les systèmes de domination qu’il aurait pu critiquer.
Dans ses interventions publiques et ses écrits, il fait écho à une vision qui ne reconnaît pas les contradictions internes des sociétés désignées comme arabo-musulmanes, ni leur pluralité culturelle et historique.
Dreyfusards et antidreyfusards
Toutes proportions gardées, les débats autour de Daoud rappellent les clivages de l’affaire Dreyfus. D’un côté, ses soutiens, dont (et sans réserve) l’extrême droite, voient en lui une figure qui valide leur rejet des sociétés « arabo-musulmanes » et leur vision culturaliste. Il est par conséquent défendu aveuglément et sans nuance, non pour la qualité de ses idées, mais parce qu’il corrobore leurs préjugés.
De l’autre, ceux qui critiquent Daoud dénoncent la proximité dangereuse de ses discours avec les idéologies réactionnaires, tout en soulignant la nécessité d’un débat critique sur ses positions. Cette posture critique ne relève pas d’une haine et d’un rejet gratuit, qu’il est nécessaire de dénoncer ici, mais d’un engagement pour des valeurs de justice et d’égalité qui transcendent les stéréotypes simplistes qu’il semble parfois véhiculer.
Certains, en revanche, refusent toute critique à son encontre sous prétexte qu’il est Algérien, comme si cette origine suffisait à le protéger de toute remise en question. Cette posture rappelle, en miroir, celle de Maurice Barrès, antidreyfusard notoire, qui affirmait qu’il suffisait que Dreyfus soit juif pour qu’il soit coupable.
L’importance du combat contre Daoud
Critiquer Kamel Daoud et ses soutiens n’est pas un acte anodin : c’est un impératif. La fascination qu’il exerce sur certains cercles reflète une dérive dangereuse où des individus issus des anciennes colonies sont utilisés pour justifier des visions xénophobes et racistes.
Daoud n’est pas simplement un écrivain : il est devenu un symbole de la manière dont l’altérité peut être instrumentalisée pour légitimer des discours d’exclusion. Le combattre, c’est défendre une société où les idées sont évaluées pour ce qu’elles apportent à la justice et à l’égalité, et non pour leur capacité à renforcer des systèmes de domination.
Si l’affaire Dreyfus a révélé les fractures de la République à la fin du XIXème siècle, le cas de Kamel Daoud illustre les défis actuels de la France face à son héritage postcolonial. Opposer Daoud à des figures comme Féraoun, Kateb ou Mammeri, c’est rappeler que l’écriture peut être un outil d’émancipation ou de renoncement. La résistance aux idées qu’il incarne est cruciale pour l’avenir de notre société qui aspire à dépasser les logiques de domination et à célébrer la pluralité et la dignité de toutes ses composantes.