Le journaliste Ihsane El-Kadi, figure emblématique de la presse indépendante algérienne, a été condamné à 5 ans de prison dont 3 années ferme, pour « financement étranger de son entreprise ». Ses seuls crimes, avoir reçu de l’argent de sa fille et ne rien céder aux intimidations du pouvoir.
Agence Ecofin
La nouvelle a fait l’effet d’une bombe, pas seulement en Algérie, bien au-delà, dans toute l’Afrique du Nord. Déjà condamné à 6 mois de prison après une plainte de l’ex-ministre de la communication concernant un article, le journaliste a été arrêté le 24 décembre et placé en détention provisoire pour « financement étranger de son entreprise ». Les autorités le condamnent pour avoir reçu de sa fille, depuis la Grande-Bretagne, la somme de 25 000 livres, destinée à payer les salaires des employés et les charges courantes de ses médias. Derrière ce prétexte, les juges algériens tentent de soumettre par la force l’une des dernières plumes libres d’Algérie. Qu’importe pour Ihsane El Kadi. Il a déjà vécu cette situation durant sa longue carrière. Aucune condamnation ne semble pouvoir changer l’attachement du journaliste à son indépendance.
La révolution dans les gènes
La raison pour laquelle Ihsane El Kadi refuse de plier le genou est peut-être inscrite dans son ADN. En effet, né le 27 avril 1959 à Tripoli, en Libye, le journaliste est le fils de Bachir El Kadi. En Libye, son père dirige une base de renseignement pour le compte du Front de Libération Nationale (FLN), un parti créé pour arracher l’indépendance de l’Algérie des mains de la France. Le jeune Ihsane El Kadi grandit donc dans un environnement où l’indépendance et la liberté sont des valeurs cardinales. Ces valeurs vont pousser le jeune homme à adhérer au groupe communiste révolutionnaire (GCR) durant ses études en sciences économiques à l’Université d’Alger. C’est au sein de ce groupe qu’il fait sa première expérience avec la prison en 1981. Cette année-là, il manifeste avec les étudiants pour la reconnaissance de la langue amazigh et de la culture berbère, ce qui lui vaut d’être arrêté. Il ressort de prison, convaincu que le journalisme est la seule manière de défendre les voix marginalisées.
Journaliste sans peurs et sans reproches
En quelques années, il devient un visage bien connu du paysage médiatique local, entre autres pour sa réputation d’incorruptible et sa passion pour l’information. Dans les années 90, il devient le rédacteur en chef du quotidien La Tribune. A ce poste, il se signale notamment pour son courage. En pleine guerre civile, alors que de nombreux journalistes se font tuer, il n’hésite pas à mener des investigations sur des sujets qui le mettent en danger et que ses confrères préfèrent éviter pour protéger leurs vies, et ce même quand son média finit par être suspendu aux environs aux environs de 1997. « C’était en 1994, les heures les plus sombres de la guerre civile en Algérie. Les journalistes tombaient comme des mouches sous les balles des terroristes. En dépit de toutes les pressions, il parvenait à garder sa constance et ne s’interdisait jamais de tout couvrir », se souvient son amie Daikha Dridi. « Il nous a ouvert les yeux sur la question des disparus, les gens enlevés par les services de sécurité. Il disait “Ça c’est le cœur battant du journalisme” », raconte-t-elle.
Abdelaziz Bouteflika prend le pouvoir en 1999, la guerre civile s’arrête. Ihsane El Kadi collabore un moment avec le quotidien francophone El Watan, puis participe, en juillet 2007, à la création, en Suisse, du journal économique international « Les Afriques ». Le média est le premier hebdomadaire panafricain entièrement rédigé par des journalistes basés en Afrique. Ihsane El Kadi y dirige le bureau d’Alger, Interface Média. Trois ans plus tard, en 2010, un investisseur marocain, Abderrazzak Sitail, réussit à prendre le contrôle de l’hebdomadaire avec le soutien financier du Makhzen. « Les Afriques » devient un média de soft power marocain. La première décision du rédacteur en chef et administrateur Adama Wade sera alors de fermer le bureau d’Alger.
Ihsane El Kadi patron de presse engagé
Qu’à cela ne tienne, depuis 2009, Ihsane El Kadi pense à créer un média économique. Un média papier coûterait trop cher, mais un média en ligne est plus accessible. Avec son ami de toujours Saïd Djaafer, ils créent Maghreb Emergent, un média spécialisé dans l’actualité économique. « Avec Maghreb Emergent, il contribue à sortir de l’ombre, voire de l’opacité les décisions économiques aussi bien des entrepreneurs que celles des pouvoirs publics. Maghreb Emergent a été lancé dans cet esprit, plus que jamais d’actualité, d’apporter une information crédible et éclairante sur des thèmes qui ont un impact majeur sur la vie des individus et du pays », écrit le média dans un article récent. En 2013, Ihsane El Kadi lance un second titre, Radio M. Il diffuse plusieurs émissions économiques sur son site internet et reçoit de prestigieux invités comme le prix Nobel de l’économie Jean Tirole. Son franc-parler et son souci du détail attirent bientôt aux deux médias une audience importante et au rédacteur en chef le respect de ses collègues et confrères. « Il veille à tous les articles. Il ne s’oppose à aucune idée de ses journalistes, mais on n’a pas le droit à l’erreur. Si on en avait fait, Radio M et Maghreb émergent auraient fermé il y a bien longtemps », confie Aboubaker Khaled qui a collaboré sur les deux plateformes.
Les médias d’Ihsane El Kadi sont comme lui : authentiques, peu complaisants avec les dérives du pouvoir et fermés à la compromission. C’est donc tout naturellement que le journaliste algérien prend part, en 2019, au Hirak, une série de manifestations contre la candidature d’Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel, puis contre son projet de se maintenir au pouvoir à l’issue de son quatrième mandat pour une période de transition. Faisant partie des visages de la lutte, Ihsane El Kadi reçoit le prix Omar Ouarthilane de la liberté de la presse 2019. Ce prix, du nom du fondateur du quotidien El Khabar, assassiné le 3 octobre 1995 par les intégristes, récompense un journaliste d’investigation engagé dans le combat pour les libertés et la démocratie en Algérie. Pendant ce temps, le Hirak continue. Abdelaziz Bouteflika quitte le pouvoir en 2019, mais le Hirak se poursuit pour réclamer un gouvernement civil. L’armée prend le pouvoir et réprime les manifestations. Même l’élection d’Abdelmadjid Tebboune, considéré comme le candidat de l’armée, n’y changera rien. Deux jours avant les élections législatives algériennes du 12 juin 2021, Ihsane EL Kadi est arrêté en même temps que l’opposant Karim Tabbou et son confrère journaliste Khaled Drareni. Les interpellations, les interrogatoires et les arrestations ont fait rentrer dans le rang la grande majorité des journalistes ; pas les deux concernés.
Arrestations, convocations… les chroniques de l’intimidation
En 2020, l’ancien ministre de la Communication Ammar Belhimer porte plainte contre Ihsane El Kadi suite à un article évoquant la légitimité du mouvement conservateur islamiste Rachad, désigné terroriste par les autorités. Le journaliste y voit « un empressement à tordre le coup à l’unité du Hirak ». Suite à cette plainte, en juin 2022, il est condamné en première instance à une peine de six mois de prison, verdict confirmé en appel. Malgré ceux qui lui conseillent de faire profil bas, Ihsane el-Kadi s’y refuse. « Le pays, les citoyens ont besoin de nous, donc on reste et on les informe », répétait-il. « Ce n’est pas quelqu’un qu’on peut intimider ou menacer », confie son confrère Khaled Drareni. Ihsane El Kadi sera finalement placé sous contrôle judiciaire.
Il est à nouveau arrêté dans la nuit du 23 au 24 décembre 2022. Les locaux d’Interface Media sont perquisitionnés et mis sous scellés. Les médias Radio M et Maghreb Emergent sont interdits. En janvier 2023, la justice algérienne confirme son placement en détention. Il est accusé de « financement étranger de son entreprise ». Pourtant, ses proches assurent qu’il a seulement reçu de sa fille, depuis la Grande-Bretagne, la somme de 25 000 livres, destinée à payer les salaires des employés et les charges courantes de ses médias. Malgré tout, le 26 mars 2023, le procureur requiert cinq ans de prison ferme à son encontre.
Le verdict est annoncé le 2 avril 2023 : le tribunal de Sidi M’Hamed à Alger condamne Ihsane El Kadi à cinq années de prison, dont trois ans ferme. La nouvelle suscite un véritable tollé en Algérie et provoque des réactions partout dans le monde. Aux yeux de la plupart les observateurs, Ihsane El Kadi et toute l’équipe d’Interface Media paient pour leur refus de s’aligner. Mais qu’importe. Le fondateur de Radio M a perdu sa liberté de mouvement, mais il y a fort à parier que depuis sa cellule, il réfléchit déjà au projet qui lui permettra, dans trois ans, de poursuivre sa mission d’information, d’une manière ou d’une autre. Le pouvoir algérien le sait et s’en moque probablement. La voix discordante d’Interface Media ne viendra pas perturber les prochaines élections présidentielles de 2024. C’est l’essentiel.
Servan Ahougnon