Fadel Lamen, possible Premier ministre: « La Libye n’a pas besoin d’un sauveur ».

Face à une vague de manifestations et à de violents affrontements armés qui ont ensanglanté la capitale libyenne, plusieurs ministres du gouvernement d’union nationale présidé par Abdelhamid Debeibeh ont officialisé leur retrait de l’appareil exécutif. Cette défection collective illustre l’accentuation d’une crise politique majeure qui secoue les institutions libyennes. Le gouvernement de l’actuel Premier ministre Debeibeh devrait s’effondrer sous la pression populaire, alors que la désignation d’un Premier ministre par le Parlement devrait intervenir dans les jours qui viennent.
 
Ce désaveu gouvernemental survient dans un contexte d’exacerbation des tensions populaires. Des cortèges de manifestants ont convergé vers la Place des Martyrs, épicentre symbolique de Tripoli, réclamant avec véhémence la destitution du gouvernement Debeibeh. Les protestataires, dont certains ont atteint le siège du Premier ministre sur la route Sikka, imputent au chef du gouvernement la responsabilité des violences qui ont embrasé la capitale.

Candidat aux élections présidentielles de décembre 2021, Fadel Lamen figure sur la liste officielle des onze candidats au poste de Premier ministre. Journaliste, et expert reconnu des affaires du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, a joué un rôle central dans la transition post-révolutionnaire de la Libye, en se concentrant sur les réformes politiques, le développement économique et la stabilité sociale.                                                    

 

Fadel Lamen figure à la septième place sur la liste des onze candidats à la fonction

de Premier ministre validée par le parlement voici une dizaine de jours.

Né en 1960 à Benghazi, Fadel Lamen y a vécu jusqu’à l’âge de 10 ans. Son père est originaire de la tribu Zouaïd (ville d’Al-Khoms, ouest de la Libye), tandis que sa mère descend d’une famille notable – petite-fille de Fadhil Bou Omar, l’un des plus importants combattants de la résistance libyenne, originaire d’Oujla (région du Fezzan, sud de la Libye). Il a passé son enfance à Tripoli où il a fait ses études, avant de s’installer aux États-Unis pour obtenir un master en médias et sciences politiques

Fadel Lamen a occupé le poste de directeur général du Conseil national libyen pour le développement économique et social (NCESD), un think tank gouvernemental fondé en 2008 pour accompagner les efforts de réforme du pays. À ce poste, il a dirigé plusieurs initiatives visant à reconstruire l’économie libyenne et à renforcer le tissu social, avec un accent particulier sur l’autonomisation des jeunes et des femmes.

Acteur clé du dialogue politique libyen, Lamen a été membre indépendant et coordinateur au sein du dialogue politique libyen mené par l’ONU. Il a contribué à la rédaction et à la signature de l’Accord politique libyen (APL) en 2015, un accord crucial ayant mis fin à la guerre civile de 2014, et entériné par une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies. Il a également présidé la Commission nationale pour le dialogue en Libye, œuvrant en faveur de la réconciliation et de l’unité entre les différentes factions libyennes.

En dehors de son engagement politique, Fadel Lamen possède une solide expérience dans le journalisme. Il a publié de nombreux articles en arabe et en anglais sur la politique régionale, la culture, et la politique étrangère américaine. Ses analyses ont été reprises par d’importants centres de recherche tels que le Carnegie Endowment for International Peace et le Rafik Hariri Center. Il intervient régulièrement dans les médias en tant que commentateur des affaires libyennes et des questions moyen-orientales plus larges.

Dans son entretien avec Mondafrique, Fadel Lamen demande  » un soutien international responsable »

Mondafrique. Vous avez participé à plusieurs dialogues nationaux après chaque guerre interne. Que cherchiez-vous à accomplir à travers ces dialogues ?

Je n’étais pas en quête de postes, mais de solutions. C’est pourquoi j’ai toujours insisté : le dialogue ne doit pas être une simple formalité diplomatique, il doit déboucher sur une véritable réconciliation incluant tous les Libyens, sans exception.

Mon objectif fondamental était de dépasser la logique des “quotas” pour aller vers un véritable “partenariat national”, et établir les fondations d’un État qui respecte ses institutions et croit que la Libye appartient à tous et se construit avec tous.

J’ai souvent répété que « un seul gouvernement pour un seul État avec des institutions capables » est la voie du salut. La reddition de comptes, la discipline et le contrôle doivent être des éléments fondamentaux de tout accord, sinon le dialogue ne fera que reproduire la crise au lieu de la résoudre.

Mondafrique. À votre avis, ces dialogues ont-ils échoué à cause d’un manque de volonté libyenne ou à cause des ingérences étrangères ?

L’échec de certains cycles de dialogue ne peut être attribué à une seule cause. Il existe clairement une responsabilité locale : de nombreuses parties ne sont pas venues avec une mentalité de résolution, mais plutôt dans l’optique de conserver leurs acquis.Parfois, l’objectif n’était que de sortir de la salle avec un gain tactique, sans viser un accord durable.

Cela dit, je ne nie pas que les ingérences étrangères ont eu un effet négatif. Certaines puissances ont alimenté les divisions au lieu d’encourager l’unité, imposant des conditions contraires à l’intérêt national.

C’est pourquoi j’ai toujours appelé à ce que j’ai nommé « un soutien international responsable », un rôle d’appui, pas de tutelle.

Et je l’ai dit clairement après certains épisodes de violence politique, comme la tentative d’assassinat du ministre d’État Adel Jumaa : « La violence ne peut être un moyen de résoudre les différends politiques. Le dialogue est la seule voie. Continuer l’impasse ne mènera qu’à de nouvelles réactions violentes. »

Mondafrique. Y a-t-il eu un dialogue où vous avez senti une réelle possibilité de stabilité ? Et qu’est-il arrivé à cette opportunité ?

Le moment où j’ai senti que la Libye était la plus proche d’une stabilité réelle fut lors de l’Accord de Skhirat en 2015, auquel j’ai participé en tant que membre indépendant au sein de la mission onusienne.

Il y avait un consensus international évident, une lassitude intérieure palpable face à la division, et un véritable espoir de construire un gouvernement d’union nationale pour sauver le pays de l’effondrement.

Malheureusement, les obstacles sont apparus rapidement : certaines parties ont rejeté l’accord parce qu’elles ne se sentaient pas suffisamment consultées ou bénéficiaires, d’autres ont profité de la fragilité des institutions pour recycler leur pouvoir sous un nouveau masque.

L’opportunité a été perdue non pas parce que l’accord était mauvais, mais parce que la volonté politique faisait défaut et que l’esprit de domination a pris le pas sur celui du partenariat. La peur et la méfiance ont aussi joué leur rôle.

Depuis, j’appelle à une réconciliation authentique, préalable à tout partage du pouvoir, fondée sur la justice, le désarmement et le renforcement du rôle de la justice. Ce ne sont pas des luxes, mais les conditions fondamentales de la stabilité.

Comme je l’ai dit : « Sans institutions judiciaires et de contrôle dotées de pouvoirs réels, le pillage passera des poches aux chairs… et il ne restera même plus les os. »

Mondafrique. Comment évaluez-vous la situation actuelle en Libye, plus de dix ans après la révolution ? Sommes-nous plus proches ou plus éloignés d’un projet d’État ?

Nous ne sommes pas loin de la reconstruction de l’État, mais nous faisons face à des dangers à la fois opérationnels et existentiels. Ces dernières années, et particulièrement les trois dernières, l’effondrement est devenu manifeste dans les institutions clés de l’État, comme la Compagnie nationale de pétrole, la Banque centrale, et le Fonds souverain libyen. Le pouvoir judiciaire, lui, a perdu toute protection, et l’exécutif est resté divisé pendant plus de dix ans.

La Libye se trouve donc aujourd’hui face à un danger existentiel qui menace son unité et risque de provoquer son éclatement ainsi qu’un effondrement économique et social. Une Libye transformée d’un État fragile à un État en ruines aura des conséquences sur ses voisins, sur l’Europe, et sur l’Afrique.

Le moment est historique. Le pays a besoin d’un leadership national fort capable de rassembler, de réconcilier et de réformer, sans exclusion ni marginalisation. La Libye est pour tous, et par tous. Un avenir commun, un seul destin.

Mondafrique. Quelle est, selon vous, la priorité absolue à ce stade : l’unification du pays ? la construction des institutions ? ou l’amélioration de l’économie ?

Tout cela est lié. Aucun de ces dossiers ne peut être résolu isolément. Mais s’il faut commencer par un, l’unité est la clé.

On ne peut pas bâtir des institutions dans un climat de division sociale profonde, ni redresser une économie dans une atmosphère de haine et d’incompréhension.

La réconciliation que je défends ne se limite pas à des conférences médiatiques ou des communiqués. Elle doit passer par la reconnaissance de l’autre, la réparation des torts, l’intégration des anciens combattants dans les structures étatiques selon la loi, et l’arrêt du discours de trahison.

Mettre fin aux institutions parallèles et aux gouvernements concurrents permettra de construire des institutions unifiées, efficaces et transparentes.

Nous avons besoin d’une justice indépendante, d’organes de contrôle forts et d’une administration locale compétente.

Quant à l’économie, elle est la clef du retour de l’espoir. Mais le développement ne peut advenir sans stabilité. J’ai dit un jour : l’absence d’État a transformé le vol d’argent en un pillage des corps. Le salut ne viendra que d’une gouvernance juste, au sein d’un État unifié.

Mondafrique Le citoyen libyen croit-il encore au changement ? Et que diriez-vous à cette jeune génération qui n’a connu que le chaos ?

Oui, l’espoir subsiste – même s’il est ténu. Le citoyen libyen n’est pas naïf. Il a compris les mécanismes du jeu politique. Ce qu’il attend aujourd’hui, ce ne sont pas des discours, mais des actes : un gouvernement sincère, une justice équitable, et une loi appliquée à tous.

Mon message aux jeunes est clair : ne soyez pas les victimes de cette phase, soyez les bâtisseurs de ce qui vient après. Vous avez hérité du désordre, mais aussi d’une opportunité : redéfinir le sens de la patrie. Ne laissez personne décider de votre avenir à votre place. Prenez votre place dans le débat public, dans les médias, dans les projets. La Libye n’a pas besoin d’un sauveur, mais d’une génération qui comprend que l’unité est le seul garant de la paix et de la stabilité.

Comme je l’ai dit le 17 février :

« Le jour est proche où nous célébrerons non seulement la fin du conflit, mais le début d’une ère nouvelle… où chaque Libyen récoltera le fruit de son travail, et où nous nous sentirons tous en sécurité et confiants pour l’avenir de nos enfants. »

Mondafrique. Pourquoi avez-vous décidé de vous porter candidat à la tête du gouvernement à ce moment précis ? Et qu’y a-t-il de différent dans votre proposition ?

Ma décision de me présenter à la tête du gouvernement n’est pas née d’un simple désir personnel, mais du fruit d’un long parcours politique, de participation à des dialogues, et d’une vision que j’ai mûrie au fil des années à partir d’une compréhension profonde de la crise libyenne.La Libye vit aujourd’hui un moment critique : elle ne peut plus se permettre d’attendre ni de supporter davantage de gouvernements provisoires sans contrôle ni légitimité.

Ce que je propose est différent : il ne s’agit pas d’un catalogue de promesses électorales, mais d’un plan concret basé sur plusieurs piliers clairs :

• Une seule autorité gouvernementale, dotée d’une légitimité réelle et non symbolique.

• Une restructuration de l’économie libyenne avec une diversification vers une croissance durable.

• Un système de gouvernance locale décentralisée, avec des responsabilités élargies.

• Le retour à une souveraineté nationale complète, avec une diplomatie fondée sur le respect mutuel, les intérêts communs, et les partenariats stratégiques.

• Un développement des services publics, notamment dans l’éducation et la santé, adaptés au XXIe siècle.

• La promotion de l’investissement, de la concurrence économique, et de l’entrepreneuriat jeune avec un soutien de l’État mais sans domination étatique.

• Et enfin, le renforcement des capacités nationales : forces de sécurité, justice, institutions de contrôle.

Mondafrique. Qui sont vos partenaires potentiels dans ce projet national ?

Mon projet est profondément national et ouvert à toutes les forces qui croient en l’État, en l’action, et en la souveraineté libyenne. Mes partenaires sont ceux qui acceptent l’arbitrage des institutions, rejettent la violence, et placent l’intérêt de la Libye au-dessus des intérêts personnels, régionaux ou idéologiques.

Mondafrique Comment voyez-vous la place de la Libye dans le contexte régional ? Quel rôle peut-elle jouer dans la stabilité de la région ?

Notre position géographique, nos ressources et notre population nous donnent la capacité d’être un pont de coopération, pas un champ de rivalités. La Libye est pour tous et par tous. Notre force, notre stabilité, notre sécurité, et notre souveraineté résident dans notre unité. 

Mondafrique. Enfin, que souhaitez-vous laisser dans la mémoire des Libyens ? Quel message adressez-vous à votre peuple alors que vous vous apprêtez à entrer dans une phase cruciale ?

Ne cédez pas. Ne laissez pas la culture du chaos devenir notre destin. L’avenir ne se donne pas, il se construit.

Comme je l’ai dit le 17 février 2025, « très bientôt, nous sortirons tous dans les rues en tant que Libyens, et nous célébrerons – sincèrement – en tant que nation unie, un État national fort et enraciné. Que Dieu protège notre pays et notre peuple. »