Éminences grises (4/6), Issa Tchiroma Bakary, l’avocat du diable et de Paul Biya

 
De la longue carrière ministérielle de Issa Bakary Tchiroma, on retiendra ses fonctions de ministre de la communication, porte-parole du gouvernement (2009-2019). C’est dans cette charge qu’il a forgé sa réputation planétaire dans la défense de son bienfaiteur Paul Biya et son art de nier l’évidence.
 
Madame Chantal BIYA accueillie à son arrivée par le Ministre de la Communication, Issa Tchiroma Bakary
 
Les études du jeune Issa Tchiroma Bakary le préparaient à une brillante carrière dans la gestion du chemin de fer camerounais (Regifercam) en sa qualité d’ingénieur sorti en 1974 de l’Ecole supérieure des cadres de Chemin de fer français. A son retour au pays, il effectue un parcours classique d’ingénieur : il enchaîne des postes en adéquation avec ses compétences jusqu’en 1984.
 

Délit de faciès

 
Alors qu’il pensait s’être mis à l’abri en évitant tout engagement politique, celui que tous les Camerounais appellent familièrement Tchiroma est arrêté en avril 1984 en raison de son appartenance à la région nord du Cameroun dont les cadres étaient alors suspectés d’être derrière le coup d’Etat fomenté contre Paul Biya. Tchiroma va ainsi connaître pendant 6 années les affres de la détention. Il en sortira endurci en 1990 au point de s’engager ouvertement avec d’autres activités comme l’avocat Yondo Black dans la revendication en faveur des droits civiques et politiques au Cameroun. Pendant cette période, Tchiroma choisit la posture de pourfendeur le plus talentueux du régime de Paul Biya. L’attelage improbable et opportuniste avec Me Yondo Black va ainsi déboucher sur le multipartisme.
 
Aux côtés de Samuel et d’autres cadres du nord dont Bello Bouba Maïgari, il s’engage dans les rangs de l’Union nationale pour la démocratie et le progrès (UNDP) qui lui confie le poste de Secrétaire national chargé de l’administration. En 1992, à la surprise générale Issa Bakary Tchiroma, qui jure aujourd’hui encore qu’il n’a rien demandé à personne, devient ministre des Transports.
 
Il ne refuse pourtant pas le maroquin ministériel, accréditant chez ses camarades l’idée d’un arrangement dans leur dos. Tchiroma est exclu de l’UNPD. Il crée ensuite le Front national pour le salut du Cameroun (FNSC), sa formation politique, et devient à partir de cet instant l’avocat le plus zélé de son bienfaiteur Paul Biya qui le lui rend bien en lui garantissant une longévité au gouvernement.
 
Ce communicant hors pair a fait allégeance à Paul Biya, son protecteur qu’au départ il n’a pas hésité à attaquer sans concession
 

Ministre de la parole

Revenu au gouvernement en 2009 après une traversée de désert, Tchiroma décroche le job de sa vie : ministre de la Communication, mais surtout ministre de la parole de Paul Biya et du gouvernement. « Quand, je prends la parole au nom du gouvernement, je dis les faits », lance-t-il à un journaliste qui voulait douter de son explication. Pendant dix années, Issa Tchiroma Bakary va se montrer intraitable dans la défense de Paul Biya. Il va pour cela user à volonté des formules-chocs. « Le Cameroun est une Nation qui carbure aux défis », dira-t-il un jour à ceux qui ont eu l’audace de penser que son pays ne sera pas prêt pour l’organisation de la Coupe d’Afrique des Nations 2019. « Le peuple est derrière son chef », lance-t-il à un autre journaliste qui insinuait que Biya soit contesté au Cameroun.
 
« Comme tout travailleur, le président Biya a droit à des vacances qu’il est libre de payer avec l’argent mis à sa disposition par le peuple souverain », explique-t-il pour justifier les conteux séjors du Préisdent camerounais en Suisse.
 
Mais c’est surtout l’art consommé de la dénégation qui fait la splendeur de Issa Bakary Tchiroma. En avril 2010, le journaliste camerounais Bibi Ngota, incarcéré un mois plutôt, décède à la prison centrale de Yaoundé dans des circonstances qui suscitent des interrogations. Tchiroma se transforme en médecin légiste et décrète que le journaliste « était séropositif et qu’il était décédé des suites d’infections qui avaient submergé son système immunitaire affaibli, malgré les meilleurs efforts des médecins des prisons ».
 

Une sorte de célébrité

 
A un confrère qui pensait le coincer en lui mettant sous le nez un rapport documenté d’Amnesty international sur les sévices infligés aux combattants de Boko Haram, Tchiroma a eu cette réponse qui désarçonne : « Amnesty nous reproche, en fait, de n’avoir pas construit une prison 5 étoiles pour ces prisonniers et de ne pas leur servir du caviar ».  Quand le journaliste revient à la charge avec de nouveaux éléments, Tchiroma ne se démonte pas et lui lance : « Il me semble que vous prenez fait et cause pour les terroristes ».
 
Derrière ses grosses lunettes d’intellectuel, Tchiroma toujours coiffé d’un bonnet traditionnel typique du grand Nord Cameroun et drapé dans ses boubous traditionnels est devenu une sorte de célébrité au Cameroun et dans le reste du monde pas tant parce qu’il s’exprime de manière claire et fluide que parce qu’il est capable d’un culot inimitable. Quitte à emprunter au registre des contre-vérités, il ne se laisse jamais prendre à défaut, ni par les opposants, ni par les médias, encore moins par des partenaires internationaux qui peuvent réclamer des explications. A une consœur française qui reprochait au Cameroun le peu d’avancées dans l’enquête sur la disparition d’un opposant, Tchiroma convoque l’histoire. « Chère madame, dira-t-il, à, ma connaissance la grande France n’a pas encore élucidé les circonstances de la mort du petit Grégory en 1984 ».  
De sa voix roque, ce bateleur n’hésite pas à tenter de déstabiliser les journalistes lorsqu’il se sent acculé ou blessé par « des outrances » envers Paul Biya. « Pourquoi faites-vous le procès du gouvernement ? » s’insurge-t-il face aux questions insistances d’une chaîne de télévision panafricaine. « Vous avez été programmé par l’opposition, il faut que je vous déprogramme », s’emporte-t-il face à un autre journaliste trop insistant à son goût.
 

Assurer ses arrières

A la faveur du dernier remaniement du gouvernement intervenu en 2019, Tchiroma a changé de portefeuille. Devenu ministre de l’Emploi et de la formation professionnelle, il est donc moins présent dans les médias. Ses compatriotes regrettent ce passage de la lumière à l’ombre. Dans un pays où, sauf à être dans les bonnes grâces de Paul et Chantal Biya, le poste de ministre est un emploi précaire, Tchiroma est retourné à ses racines de notable de la chefferie traditionnelle de Garoua, dans le Nord. Succédant à son père Tchiroma Bakary, l’ancien ministre de la parole s’est fait désigner « notable supérieur », chargé de mission auprès du nouveau Lamido de Garoua, Ibrahim El Rachidine. Dans l’exercice de ses fonctions, Issa Tchiroma Bakary a reçu une épée centenaire et un turban. Il recevra à la cour du Lamidat les honneurs et les privilèges dus à son rang.
 
Il lui manquera ces piques aux opposants et aux médias qui ont fait sa légende, bien au-delà du Cameroun.
 
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Nicolas Beau
Ancien du Monde, de Libération et du Canard Enchainé, Nicolas Beau a été directeur de la rédaction de Bakchich. Il est professeur associé à l'Institut Maghreb (Paris 8) et l'auteur de plusieurs livres: "Les beurgeois de la République" (Le Seuil) "La maison Pasqua"(Plon), "BHL, une imposture française" (Les Arènes), "Le vilain petit Qatar" (Fayard avec Jacques Marie Bourget), "La régente de Carthage" (La Découverte, avec Catherine Graciet) et "Notre ami Ben Ali" (La Découverte, avec Jean Pierre Tuquoi)