Didier Billion : « Les Brics incarnent la volonté turque de se diversifier »

Le porte-parole du parti présidentiel turc AKP, Ömer Çelik, a annoncé mardi que la Turquie avait fait une demande d’adhésion à l’organisation des Brics, qui rassemble plusieurs pays dits « émergents ». Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut français des relations internationales et stratégiques (IRIS) et spécialiste de la Turquie, a accordé un entretien à Mondafrique sur cette actualité.

La Turquie, membre de l’Otan, va-t-elle rejoindre le club des Brics ? Ankara a soumis mardi une demande pour adhérer à cette organisation qui rassemble plusieurs pays dits « émergents ». L’annonce a été faite par Ömer Çelik, porte-parole du parti au pouvoir, l’AKP, le parti de la Justice et du développement – le parti du président turc Recep Tayyip Erdogan. Notons que, pour le moment, ni la présidence turque ni le ministère turc des Affaires étrangères n’ont réagi à cette annonce. 

Désigné depuis plusieurs années par les initiales anglaises des pays qui le composent (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), le bloc Brics s’est élargi au début de l’année à cinq nouveaux pays (l’Arabie saoudite, l’Éthiopie, l’Égypte, les Émirats-arabes-Unis et l’Iran), et sont devenus les Brics+.

Si sa demande était satisfaite, la Turquie deviendrait ainsi le premier pays de l’Otan, et le cinquième du Moyen-Orient à rejoindre les Brics+. Mais où est l’intérêt de la Turquie, également membre du G20 (qui rassemble les vingt plus grosses économies du monde) à rejoindre le bloc des Brics+ ?

                                                                    Elie Saikali

Mondafrique fait le point avec Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut français des relations internationales (IRIS) et spécialiste de la Turquie.

Mondafrique : Pourquoi la Turquie fait-elle cette demande d’adhésion?

D.B : C’est d’abord un sujet qui était en train de monter en Turquie. Cela fait plusieurs mois que la question des Brics est abordée à de nombreuses reprises, notamment dans les médias et par des déclarations d’officiels, mais pas aussi précises que celles faites par Ömer Çelik. Ce n’est donc pas une surprise et cela s’inscrit dans la durée.

Cette demande d’adhésion aux Brics s’inscrit dans la volonté de l’équipe gouvernementale, et du président Erdogan, en particulier de diversifier la politique extérieure de la Turquie. Il n’est évidemment pas question de sortir de l’Otan, alliance essentielle avec des pays occidentaux. Il entretient, dans le même temps, des relations assez fluides avec la Russie et essaye de continuer d’avoir des relations et un dialogue avec l’Union européenne bien que le processus d’adhésion soit totalement gelé.

Pour autant, Recep Tayyip Erdogan ne veut pas uniquement réduire les axes de la politique extérieure dans des partenariats avec les puissances occidentales. Il dit fréquemment que « le monde ne se réduit pas à cinq », en référence aux cinq membres du Conseil de sécurité des Nations unies. Cela indique qu’il est très attentif à ce que j’appelle le processus de désoccidentalisation : cette montée en puissance non-linéaire des États du Sud, entre autres incarnée par la création des Brics et leur renforcement il y a un an. Recep Tayyip Erdogan applique ce que les Indiens appellent une ‘diplomatie multi-vectorielle’. On est dans ce moment de l’histoire des relations internationales, où des puissances qui s’affirment sur la scène internationale, comme la Turquie, veulent faire feu de tout bois et ne veulent pas restreindre leurs partenariats ou d’alliances avec seulement une partie du monde.

Mondafrique. On sait que la Turquie traverse une grave crise économique depuis plusieurs années avec une forte inflation. A-t-elle donc les capacités, notamment économiques, de rentrer dans l’organisation ? 

D.B Lorsque l’on regarde la composition des Brics actuellement, on s’aperçoit qu’il y a une sorte de dichotomie totale entre des économies comme la Chine ou l’Arabie saoudite, et des États comme l’Égypte, qui semble dans une situation bien plus préoccupante encore que la Turquie. Cela pose un sérieux problème de cohérence pour les Brics.

Le niveau actuel de la Turquie, y compris en intégrant les difficultés économiques qu’elle rencontre, n’est pas véritablement un déterminant. Car au-delà de la grave crise qui dure désormais depuis plusieurs années en Turquie, l’économie turque n’est pas à genou. Elle a encore un tissu industriel, des pôles d’excellence et un système bancaire qui fonctionne (malgré la corruption). La Turquie n’est pas un État failli : elle investit, a des échanges commerciaux avec de nombreux pays… Cela ne veut toutefois pas dire que la balance commerciale est équilibrée, loin de là.

Plus généralement, le déterminant économique n’est pas essentiel à la compréhension de la logique des Brics.

Les écarts qui existent au sein même des Brics sont tellement énormes que la Turquie, si elle était intégrée, aurait une position ‘médiane moins’ en termes de PIB par habitant ou de pouvoir d’achat. Elle ne serait pas la moins mal lotie du groupe des Brics, mais serait loin des Chinois.

Mondafrique. Quel intérêt politique pour Recep Tayyip Erdogan ?

D.B.Le président Erdogan veut imposer la Turquie comme l’un des États dits « du sud » qui a son mot à dire dans les relations internationales. Elle a, en réalité, déjà ce rôle. On l’a vu dans le conflit en Ukraine, bien qu’elle n’ait pas fait de miracles (et personne n’en n’a fait). S’il y a des négociations qui s’ouvrent, la Turquie jouera sûrement un rôle en étant partie prenante du processus qui parviendra à un compromis, un cessez-le-feu et peut-être un accord de paix.

La Turquie est par ailleurs déjà un acteur incontournable sur la scène régionale, voire internationale. Mais faire partie des Brics lui donnerait un poids relatif supplémentaire pour atteindre son objectif de s’affirmer comme, de plus en plus, un acteur incontournable. Cela ne peut-être que positif pour elle. Cela ne va pas modifier radicalement le rôle et la place de la Turquie à l’international, mais Ankara se retrouverait dans un cénacle supplémentaire, et donc, avec la possibilité de jouer sur différents niveaux : Otan, G20, relations avec l’Union européenne, Brics… 

La Turquie a bien compris, depuis plusieurs années, qu’il n’était pas dans son intérêt de placer tous ses œufs dans le même panier occidental. Les Brics incarnent également la volonté turque de se diversifier et d’avoir un pied dans le maximum d’enceintes internationales.

 

 

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