De la Syrie à la Libye, la Russie redéfinit sa présence militaire méditerranéenne

Le redéploiement  russe de ses forces vers le Sahel intervient à la suite de la résiliation, le 21 janvier, de l’accord entre Moscou et Damas, incluant le bail de 49 ans concédé par Bachar al-Assad à la Russie pour l’exploitation du port de Tartous. Malgré les tentatives de négociation menées par le gouvernement russe, notamment la visite du vice-ministre des Affaires étrangères Mikhaïl Bogdanov à Damas le 27 janvier, Moscou est ainsi sur le point de perdre son principal point d’ancrage en Méditerranée ainsi que sa seule base navale dans la région.

Le gouvernement syrien a annulé le bail de 49 ans accordé à une société russe STG-Engineering (Stroytransgaz) pour gérer et exploiter commercialement le port de Tartous, sur la côte méditerranéenne

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Le 22 janvier, les navires russes Spartan et Spartan II ont accosté au port de Tartous après avoir attendu durant deux semaines l’autorisation des nouvelles autorités syriennes. Ces deux bâtiments, sous sanctions américaines en raison de leur implication dans le ravitaillement d’armes sur le front ukrainien, procèdent désormais au retrait du matériel des bases russes de Tartous et Hmeimim en vue de leur relocalisation en Libye, où la Russie dispose déjà de plusieurs implantations militaires. 

Cette perte revêt une importance stratégique majeure : en plus de faciliter le transfert de matériel et d’armement vers la Libye – consolidant ainsi la présence russe au Maghreb et en Afrique subsaharienne –, le port de Tartous constituait un maillon essentiel dans la chaîne logistique de ravitaillement de la base que Moscou envisageait d’établir en Somalie, de l’autre côté du canal de Suez. Dès lors, sans l’appui de ses bases en Syrie, la Russie risque de rencontrer d’importantes difficultés pour asseoir sa présence en mer Rouge.

Désormais, au Moyen-Orient, la Russie ne peut plus que s’appuyer sur l’Iran – qui s’est également retiré de Syrie – pour maintenir un point d’ancrage dans la région. Toutefois, le régime des mollahs est affaiblir par sa guerre par procuration contre Israël, ses alliés tels que le Hezbollah ayant vu leurs capacités militaires significativement réduite. Face à cette nouvelle donne géopolitique, les coopérations militaires et économiques entre Moscou et Téhéran se sont intensifiées, comme en témoigne la signature, le 17 janvier 2025, d’un accord dont les détails n’ont pas été rendus publics. La chute de Bachar al-Assad représente une perte économique considérable pour la Russie, la Syrie constituant environ 10 % de son marché de l’armement. Toutefois, un rapprochement trop étroit avec la République islamique pourrait compromettre la coopération de Moscou avec les monarchies du Golfe, notamment en ce qui concerne les négociations sur le secteur pétrolier.

L’absence russe en Syrie confèrera également à Israël une plus grande liberté d’action dans la région. Désormais, l’État hébreu rencontre moins d’obstacles pour déployer sa puissance aérienne et mener des frappes contre ses adversaires en Syrie, en Irak ou directement contre l’Iran. Ainsi, au lendemain de la chute du régime d’Assad, Israël a détruit une large partie des infrastructures militaires syriennes, y compris les batteries de défense aérienne. Cette situation permet aux autorités israéliennes d’établir un corridor aérien entre Israël et l’Iran, renforçant ainsi la faisabilité d’éventuelles frappes sur les installations nucléaires iraniennes. Cependant, l’éventuelle implantation d’une base militaire turque à Palmyre – un projet actuellement en discussion avec le nouveau gouvernement syrien – pourrait atténuer ce risque, la Turquie étant susceptible de jouer un rôle dans la reconstruction des capacités de défense syriennes.

L’axe entre Haftar et Poutine

L’expansion en cours des forces gouvernementales et des mercenaires russes en Libye s’est produite à la suite de réunions entre le sous-ministre de la Défense Iounous-bek Evkourov (à gauche) et le maréchal Khalifa Haftar (au centre), chef militaire dans l’Est de la Libye

Privée de ses points d’appui syriens, la Russie se voit contrainte de renforcer sa présence en Libye et en Méditerranée, pouvant notamment envisager d’étendre son influence en Algérie, pays avec lequel elle entretient des relations diplomatiques et économiques solides, l’Algérie étant le troisième plus grand client de la Russie en matière d’armement. En Libye, Moscou apporte son soutien au Gouvernement de Stabilité Nationale (GSN), qui contrôle l’Est du pays et dont l’autorité, bien que théoriquement exercée par le Premier ministre Osama Hamada, est en réalité dominée par le maréchal Khalifa Haftar, ancien pilier du régime de Kadhafi et figure majeure de la révolution libyenne.

Commandant de l’Armée Nationale Libyenne (ANL), Haftar consolide ses liens avec la Russie, laquelle le soutient contre le Gouvernement d’Unité Nationale (GUN) basé à Tripoli et reconnu par l’ONU. La présence russe en Libye s’est initialement manifestée par le déploiement du groupe de mercenaires Wagner, dont l’effectif atteignait jusqu’à 1 800 soldats. Aujourd’hui, l’organisation paramilitaire Africa Corps, intégrée au gouvernement russe et créée pour succéder à Wagner après la disparition d’Evgueni Prigojine, prend progressivement le relais dans les bases russes. Africa Corps contrôle ainsi quatre bases aériennes stratégiques en Libye : Al-Jufrah (partagée avec Wagner), Al-Khadim, Brak al-Shati et Al-Qardabiya. Une nouvelle base est en construction dans le sud-est du pays, à Mateen al-Sarrah, une ancienne base de l’ANL située dans le sud-est du pays, en territoire Toubou.

La base de Mateen-al-Sarrah convoitée

Cette nouvelle base à Mateen al-Sarrah offre une opportunité stratégique majeure pour Moscou. Située à proximité des frontières tchadiennes et nigériennes, elle ouvre un corridor permettant à la Russie d’accroître son influence au Sahel et en Afrique subsaharienne. La Russie, déjà présente militairement — par l’entremise de Wagner ou de l’Africa Corps — au Mali, au Niger, au Burkina Faso et en République centrafricaine, pourrait, par l’établissement de cette base, étendre son influence, notamment au Tchad, où le retrait des forces françaises – la base de Kossei ayant été rétrocédée le 30 janvier 2025 – et américaines a laissé un vide sécuritaire.

En outre, Mateen al-Sarrah pourrait permettre à la Russie de consolider ses activités dans les trafics d’armes, de minerais et de migrants, la base se situant non loin de Qatrun, un nœud névralgique du trafic dans le sud libyen. La région, riche en mines d’or exploitées par les tribus toubous et des mercenaires tchadiens utilisant des migrants en transit vers la Méditerranée, offrirait à la Russie une nouvelle source de revenus. Par ailleurs, le contrôle de Mateen al-Sarrah permettrait à la Russie d’établir un corridor entre le Nigéria et la Libye pour acheminer l’uranium exploité par la Chine, afin de l’exporter depuis la Méditerranée vers d’autres marchés.

À long terme, la Russie pourrait également envisager l’établissement d’une base navale à Benghazi ou à Tobruk, deux villes côtières sous contrôle de l’Armée Nationale Libyenne (ANL), afin de compenser la perte stratégique engendrée par la fermeture de la base de Tartous en Syrie. Bien que la présence militaire russe sur la côte est libyenne soit régulière, elle demeure temporaire. Des négociations ont déjà été engagées entre le Kremlin et le maréchal Haftar en vue de conclure un accord permettant à la Russie d’utiliser l’un de ces ports comme point d’appui pour ses opérations dans la région, mais l’implantation d’une base navale permanente en Libye offrirait à Moscou un avantage logistique considérable, facilitant le transit d’armes et de troupes non seulement vers les bases russes en Libye, mais également en Afrique subsaharienne.

Les retombées du conflit ukrainien

Toutefois, un tel déploiement exposerait la Russie à de nouveaux risques sécuritaires. En décembre 2024, le ministre italien de la Défense, Guido Crosetto, déclarait dans un quotidien national que le transfert des ressources militaires russes de Tartous vers la Libye constituait une « menace sécuritaire au cœur de la Méditerranée ». Un renforcement de la présence militaire russe dans l’est libyen pourrait également être perçu comme un acte de défiance à l’égard de l’OTAN et des États-Unis, renforçant les tensions entre les deux factions politiques libyennes – le GUN à l’ouest et le GSN à l’est – ainsi qu’entre le maréchal Haftar et la communauté internationale occidentale. Par ailleurs, une expansion accrue des forces russes en Afrique pourrait être interprétée comme une menace directe aux intérêts occidentaux, en particulier ceux des États-Unis et de la France, dont l’influence dans la région et sur le continent est déjà en déclin.

Le renforcement de la présence russe dans la région pourrait déplacer le conflit russo-ukrainien vers l’Afrique, transformant certaines zones instables en théâtres d’affrontements indirects. Cette dynamique pourrait donner lieu à une guerre par procuration, impliquant non seulement des acteurs étatiques, mais aussi une multitude de groupes armés locaux aux intérêts divergents. Dans ce contexte, plusieurs factions rebelles opérant en Afrique pourraient se retrouver instrumentalisées par l’un ou l’autre camp. À l’image du conflit de basse intensité entre l’Iran et Israël, qui s’est intensifié après le 7 octobre 2023 par l’intermédiaire de milices chiites irakiennes, du Hezbollah et des Houthis, le Sahel et l’Afrique du Nord pourraient devenir un nouveau terrain d’affrontement indirect entre la Russie et l’Ukraine. Même en cas de cessez-le-feu ou de négociations de paix en Europe de l’Est, ces tensions pourraient perdurer sur le continent africain, où les rivalités géopolitiques s’entremêlent avec des dynamiques locales de conflits armés et d’instabilité politique.

Certains gouvernements, historiquement proches de Moscou, pourraient continuer à accueillir des forces paramilitaires russes en échange d’un soutien sécuritaire et économique, tandis que d’autres, cherchant à se distancier de l’influence russe, pourraient renforcer leur coopération avec l’Ukraine et ses alliés occidentaux. Cette polarisation croissante risque d’accentuer les tensions régionales, exacerbant les fractures politiques et sécuritaires déjà présentes sur le continent.

Le retrait des troupes russes de Syrie constitue ainsi une défaite stratégique pour Moscou, marquant un recul de son influence au Moyen-Orient. Cette perte aura inévitablement des répercussions sur les relations que la Russie entretenait avec les puissances régionales, notamment les monarchies du Golfe, désormais moins enclines à considérer Moscou comme un acteur clé de l’équilibre régional. La Russie ne peut plus compter que sur l’Iran, affaibli par sa guerre par procuration contre Israël, pour maintenir une présence dans la région. Toutefois, ce redéploiement vers la Libye représente également une opportunité pour le Kremlin d’intensifier son influence sur le continent africain.

Bien que l’accroissement des forces russes en Méditerranée puisse être perçu comme une menace sécuritaire par les États occidentaux, l’établissement d’une nouvelle base militaire dans le sud libyen, couplé au renforcement des infrastructures existantes, permet à Moscou de conserver un accès stratégique à la Méditerranée tout en consolidant son influence au Sahel. Ce repositionnement favorise également le développement du trafic de minerais et d’armes et permet à la Russie de se substituer progressivement aux puissances occidentales dans le domaine de la sécurité régionale. Ainsi, en tournant son regard vers l’Afrique, Moscou cherchera à transformer son retrait du Moyen-Orient en une opportunité d’expansion sur un continent où l’influence occidentale recule.