Ouagadougou – Tandis que les flammes du conflit consumeraient désormais plus de 60 % du territoire national, qu’ils seraient plus de trois millions d’individus, déplacés, déracinés, oubliés par l’État, le président de transition du Burkina Faso, le capitaine Ibrahim Traoré, s’offre… un match de gala. Et pas un, mais deux.
Mohamed AG Ahmedou, journaliste et spécialiste des dynamiques et enjeux du Sahel.
Organisés au sein même de l’enclos présidentiel, transformé pour l’occasion en terrain de football, ces rendez-vous sportifs estivaux réunissant anciennes gloires africaines et élites locales s’érigent en symbole éclatant de la déconnexion croissante entre un pouvoir militaire et la réalité tragique du pays.
Sous les hourras de quelques privilégiés conviés à Ouagadougou, les légendes du football africain – Jay Jay Okocha, Emmanuel Adebayor, Rigobert Song, Moumouni Dagano – foulent une pelouse flambant neuve, aménagée à grands frais dans le jardin du palais. L’événement serait purement folklorique, presque anodin, si le contexte burkinabè n’était pas aussi critique. Car derrière le spectacle, c’est un peuple au bord de la rupture qui regarde, désabusé, son chef d’État courir derrière un ballon pendant que le pays sombre.
Une stratégie de diversion bien huilée
Pour Charles Nikeman, observateur engagé de la vie politique burkinabè, ces matchs ne sont qu’une vitrine narcissique : « Ibrahim Traoré est en train de faire sa fête à lui, opprimer les Burkinabè et s’enrichir, pendant que le pays est ravagé. » À ses yeux, le capitaine putschiste est un « Thomas Sankara frelaté », une pâle imitation qui, loin de l’ascétisme du révolutionnaire des années 1980, use des symboles populaires pour camoufler la vacuité de son pouvoir.
Même son de cloche du côté de Sagnon, militant burkinabè : « Il joue pendant que le pays brûle. C’est de la propagande bien ficelée. En invitant des anciennes stars africaines du football, il veut faire croire au monde que tout va bien, que le pays est en paix. » Une opération cosmétique à coût élevé – « au moins un demi-milliard de francs CFA », estime l’activiste – pour cacher l’incapacité du régime à tenir ses promesses. Car Ibrahim Traoré avait promis, à sa prise de pouvoir en 2022, qu’il lui suffirait de six mois pour vaincre les groupes jihadistes. Trois ans plus tard, la menace ne cesse de s’étendre.
Le mirage de la virilité performative
Ce culte du corps viril, de l’endurance, du sport comme démonstration de puissance politique, rappelle à de nombreux Burkinabè le style du feu président burundais Pierre Nkurunziza. À l’époque, déjà, des matchs de football entre dirigeants et stars locales masquaient mal la dérive autoritaire du régime. La ressemblance avec le capitaine Traoré est frappante : même mise en scène de la proximité avec le peuple, même culte de l’image, même aveuglement devant la tragédie qui se joue hors des enceintes.
En érigeant ce terrain dans l’enceinte du palais présidentiel, Ibrahim Traoré ne fait pas que détourner l’attention – il redéfinit les priorités. À un moment où l’armée régulière plafonne à 10 000 hommes, où les Volontaires pour la Défense de la Patrie (VDP) sont épuisés, mal équipés et souvent livrés à eux-mêmes, où les villes et villages entiers tombent sous la coupe du JNIM et de l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), le pouvoir semble miser sur l’illusion d’un État fort.
Répression politique et culte du spectacle
Les voix dissidentes n’ont pas tardé à s’élever. Pour Amina Ouederago du Faso, l’une des rares femmes à dénoncer ouvertement la dérive, le capitaine Traoré est devenu « une épine dorsale pour le peuple burkinabè ». Son mode opératoire : la répression brutale de l’opposition. Elle évoque l’enlèvement d’anciens ministres comme Ablassé Ouédraogo, que le capitaine avait cyniquement envoyé au front, ou encore celui, récent, d’Hermann Yaméogo, fils du premier président du pays, âgé de 77 ans, en convalescence, visé uniquement pour ses opinions. « Même les magistrats sont enlevés par les militaires. Le reste, c’est pour piller les richesses du pays », résume-t-elle.
Dans ce contexte, les matchs de football ne sont pas seulement une distraction : ils sont une insulte à la douleur collective. Une mise en scène de puissance creuse, où l’on court, où l’on rit, où l’on célèbre pendant que les populations du Sahel, du Centre-Nord ou de l’Est vivent l’enfer, cernées par des groupes armés, abandonnées par l’État, invisibles pour les caméras.
Le spectacle comme ultime refuge
Face à l’échec militaire, l’effondrement administratif, l’enlisement institutionnel, le capitaine Ibrahim Traoré semble n’avoir trouvé qu’un seul levier de pouvoir : le spectacle. Un théâtre de la virilité, du charisme populaire, de la fraternité panafricaine mise en scène, où l’image remplace l’action, et où les matchs de gala deviennent des rituels d’évasion politique afin de faire oublier les massacres d’au moins 200 personnes civiles à Barsalogo en 2024 par le JNIM ou encore le carnage de Solenzo contre les civils par les VDP en 2025.
Mais l’illusion ne convainc plus. Le peuple burkinabè, éprouvé, endeuillé, humilié, attend des actes, pas des gestes. Il réclame la sécurité, la justice, la liberté – pas un capitaine en short sur une pelouse de luxe entouré d’anciennes gloires du continent.