Depuis fin septembre, Brazzaville et Pointe-Noire se sont transformées en abattoirs à ciel ouvert. Sous la main impitoyable de la DGSP (Direction générale de la sécurité présidentielle) – alors que cette opération relève de la police –, des jeunes, désignés de « bébés noirs », sont traqués, abattus, exécutés en public. Les foules applaudissent, le pouvoir revendique – le président de la République lui-même l’a reconnu : il a ordonné que l’on « en finisse ». Et le pays se tait.
Bedel Baouna
Silence des eaux et des forêts. Silence des artistes et des pseudos-intellectuels. Silence des églises. Silence des partis politiques. Silence des obédiences maçonniques. La peur du Chef de l’État ? Peut-être. L’habitude du sang ? Sans doute. Mais à force de fermer sa gueule, le Congo s’enfonce dans une nuit morale plus épaisse que toutes les ténèbres politiques.
Le silence des lumières
Dans deux semaines, se tiendra à Paris l’assemblée annuelle de la Grande Loge nationale française. Parmi les délégations invitées, celle des francs-maçons du Congo-Brazzaville. Culture oblige, ils viendront cravatés, alignés, emplis de ferveur fraternelle, heureux de fouler sans difficulté aucune la Ville-Lumière. Évidemment, durant cet entre-soi feutré, ils parleront d’humanisme, de tolérance, de respect de la vie. Mais au même moment, chez eux, des corps d’adolescents s’amoncellent au bord des routes de Brazzaville et de Pointe-Noire. La contradiction est nauséabonde. Circulez, il n’y a rien à voir ! On peut plastronner ou faire la fête en face d’un paquet de cadavres.
Mais la franc-maçonnerie, faut-il le rappeler, n’est pas qu’une simple superposition de symboles, non ! Elle prétend éclairer le monde, vouloir préserver la dignité de l’homme, défendre le droit contre la force.
« Que d’hommes se pressent vers la lumière non pas pour mieux voir, mais pour mieux briller. » (Nietzsche)
Voilà peut-être l’une des grandes tragédies congolaises ! Nombre de femmes et d’hommes reconnus comme francs-maçons se contentent de briller dans la lumière tamisée des temples, sans oser voir ce que la lumière révèle dehors, entre autres la honte, la violence, la lâcheté. L’infâme, pour tout dire. À la vérité, beaucoup de ces femmes et ces hommes congolais n’ont rien compris à la franc-maçonnerie ! Ceux-là parlent de lumière, mais vivent dans le clair-obscur, celui de la compromission, du calcul, de la peur. Ils se gargarisent de symboles pendant que le sang sèche sur les trottoirs de Brazzaville ou de Pointe-Noire. Ils méditent sur l’humanité tout en fermant les yeux sur ses cadavres. Leur lumière n’éclaire rien, elle maquille. Leur silence n’est plus prudence, il est trahison. Et, à force de confondre l’initiation avec la fuite, la fraternité avec la peur, ils ont fait des temples des abris pour consciences fatiguées. Or la lumière maçonnique ne protège pas, elle dévoile. Elle met chacun face à lui-même, face à ses responsabilités morales. Et c’est cela qu’ils craignent le plus : voir en face ce que leur silence cautionne. Pourtant ils savent qu’être franc-maçon, c’est faire le serment « d’écraser l’infâme » et non de la taire.
Mais soyons justes : les membres de la Grande Loge du Congo – laquelle obédience tient sa patente de la GNLF –, par tradition, s’abritent derrière le symbolisme – cette sorte de novlangue où l’on parle de l’Homme sans jamais affronter les hommes. Le réel leur donne de l’urticaire. Les massacres ? Trop « politiques ». Les exécutions ? Trop « sensibles ». Alors ils se taisent, au nom d’une prudence qu’ils nomment sagesse. Mais la sagesse sans courage n’est que lâcheté ornée. Et le silence, quand le sang coule, n’est plus neutralité : c’est une forme de consentement.
« Ils répandront les vérités qu’ils ont acquises »
Ainsi parle le rituel au Rite français ! C’est écrit noir sur blanc. Une phrase simple, mais d’une portée immense : une fois la métamorphose acquise, elle recommande de sortir du temple, puis d’aller affronter la rue, la peur, la censure. Il ne s’agit pas de répandre quelques mystères – qui n’existent pas d’ailleurs –, il s’agit d’assumer la vérité sur ce que l’on est devenu, c’est-à-dire une femme ou un homme sans peur, inflexible sur la dignité humaine. La vérité répugne à l’ensevelissement du tablier et des formules, car si elle n’est pas dite, elle se venge ; et elle pourrit les consciences, ronge les institutions, détruit la fraternité.
Que vaut la connaissance si elle ne libère pas ? Le sens de la lumière qu’on acquiert doit franchir les murs du temple. Et dans la rue, là où le peuple crie, il n’y a plus ni frère, ni lumière, ni vérité. C’est vrai que la vérité ne se donne pas sans heurts. Elle brûle, elle dérange. Mais elle n’est pas un secret, la vérité ; elle est un flambeau. Car l’initiation ne commence ni ne prend fin dans le temple, mais dans le monde. Ce n’est pas en se protégeant de la nuit qu’on devient lumière, c’est en y entrant. La vérité ordonne de parler, d’agir, d’éclairer. À l’évidence, les deux principales obédiences adogmatiques, le Golac et le GOCB – les deux tiennent leur patente du Grand Orient de France –, oublient que la vérité n’a de sens que lorsqu’elle circule, qu’elle s’expose, qu’elle dérange. Être franc-maçon, c’est prendre le risque du courage. Et c’est précisément ce risque-là qu’ils refusent de courir, les frères des obédiences adogmatiques, aux couilles molles. Ils ont fait de la lumière un objet de décoration, pas un instrument de combat. À quoi bon se dire « enfants de la lumière » si l’on refuse d’éclairer les ténèbres de son propre pays ? De condamner qu’un criminel soit condamné sans procès ?
Les « bébés noirs », des enfants du néant politique
Non, on ne prêche pas la fraternité dans un pays où la jeunesse est exécutée sans procès. Le Congo n’a pas besoin de temples décorés d’équerres et de compas ou de francs-maçons assis. Il a besoin de francs-maçons debout. De cadres. En fin de compte, le constat de feu Jean-Pierre Manouka-Kouba – « La franc-maçonnerie congolaise manque de cadres » – sonne vrai. On pourrait même dire que la franc-maçonnerie est un accident de parcours. D’autant qu’aussi bien le décideur que les exécutants de cette opération qui frise la barbarie, sont plus ou moins proches de la franc-maçonnerie.
Avant d’être des criminels, ces jeunes furent des enfants. Enfants de la misère, de la guerre, du chômage, de la rue. Donc du néant politique. Et les gens les surnomment de « bébés noirs » comme s’ils n’avaient jamais été des fils, des frères, des visages. On oublie un fait :
ils sont les produits d’un État absent, d’une société déliquescente avec zéro intellectuel, d’une pseudo-élite trop occupée à se contempler dans le miroir du prestige. Que faire ? Les tuer ! Mais les tuer, c’est tuer ce que le Congo a de plus vrai : sa jeunesse blessée.
Et les foules – une mer amère de visages, de cris, de mains levées – d’hurler que les « bébés noirs » sont des criminels, et qu’il fallait frapper vite, avant que la colère ne retombe. Et quand les corps des jeunes s’effondrent, un tonnerre d’applaudissements retentit. Ainsi la mort devient spectacle. Le sang n’effraie plus, il rassure. Il donne à chacun l’illusion d’avoir repris le contrôle sur le chaos du monde ou du moins de celui que sèment les « bébés noirs ». En réalité, la foule applaudit, non parce qu’elle aime la mort, mais parce qu’elle redoute la vie – cette vie désordonnée, imprévisible, misérable, qui lui échappe. Dans le bruit des acclamations, la raison se tait. Et le jeune, à peine sorti de l’enfance, devient le miroir où se reflètent toutes les peurs d’une société malade qui gère plus l’effet que la cause. Ce n’est plus un être humain, c’est un symbole, un exutoire, un sacrifice.
La foule serait-elle devenue monstrueuse ? Nietzsche encore : « Celui qui lutte avec des monstres doit prendre garde de ne pas devenir monstre lui-même. » Mais revenons à la franc-maçonnerie congolaise ! Elle a un choix à faire : être uniquement un étalage de symboles ou une conscience du réel.


























