L’exploration chirurgicale des responsables du drame du 7 octobre signée Charles Enderlin

Charles Enderlin, correspondant de France Télévision à Jérusalem pendant plus de quarante ans, est un témoin privilégié des convulsions du Proche-Orient. Le grand aveuglement, initialement publié en 2009 et réédité en octobre 2024, est une exploration chirurgicale des erreurs qui ont conduit à la tragédie du 7 octobre 2023. Ce jour-là, l’impensable s’est produit : le Hamas a réalisé ce que beaucoup considéraient comme un fantasme apocalyptique. Une attaque surprise d’une ampleur inattendue a balayé les défenses israéliennes, révélant au monde entier l’impréparation de l’armée la plus puissante de la région. Une chronique de Jean Jacques Bedu

Charles Enderlin, né le  à Paris, est un journalistereporter et auteur francoisraélien. Il est, de 1981 jusqu’à , le correspondant à Jérusalem de la chaîne de télévision française France 2.

Charles Enderlin, Le grand aveuglement, Albin Michel, 25/09/2024, 416 p, 24,90€

 

Le grand aveuglement est une tentative de répondre à la question lancinante qui hante désormais l’État hébreu : comment a-t-on pu en arriver là ? L’ouvrage se lit comme une tragédie grecque, un récit où l’orgueil, la myopie et l’incompréhension tissent une implacable toile de fatalité. Charles Enderlin, loin de se contenter d’un simple compte rendu journalistique, plonge le scalpel de l’historien et du politologue dans les plaies béantes de ce conflit multiforme.

L’aveuglement face à la montée de l’islamisme radical

L’histoire débute dans les années 1970, dans la bande de Gaza alors sous occupation militaire israélienne. La Moujamma al-Islami (ancêtre du Hamas, branche palestinienne des Frères musulmans), un groupe d’obédience islamique, est tolérée, voire encouragée par les autorités. Ses activités sociales et religieuses – construction de mosquées, aide aux plus démunis – sont perçues comme un rempart contre les mouvements nationalistes palestiniens, incarnés par l’OLP. L’ombre de Sayyid Qutb, théoricien égyptien de l’islamisme radical, plane déjà sur l’organisation. Ses écrits, imprégnés d’une vision binaire du monde, appellent au rejet de l’Occident et à la restauration d’un islam conquérant. L’œuvre de Sayyid Qutb est condamnée par certains membres des Frères musulmans, y compris le guide suprême de l’organisation, Hassan al-Hudaybi, qui rejette la violence politique et l’extrémisme.

Cette bienveillance initiale d’Israël envers le Hamas s’explique par une méconnaissance profonde de l’islam politique et une volonté cynique de manipuler les forces en présence. Le Hamas est perçu comme un pion docile, un instrument utile pour contrer l’influence grandissante de l’OLP, jugée comme le véritable ennemi. Les avertissements, pourtant nombreux, seront ignorés, étouffés par la logique aveuglante d’une stratégie à court terme. Le Shabak, le service de sécurité intérieure (connu également sous le nom de Shin Bet), et les renseignements militaires rédigent des rapports qui pointent la dangerosité du groupe islamiste, sa capacité d’organisation et ses ambitions hégémoniques. Mais ces voix discordantes se perdent dans le désert de l’incompréhension. Un officier responsable des renseignements militaires, interrogé par Charles Enderlin, résume parfaitement cet aveuglement stratégique :

« Il n’y avait là ni subversion ni terrorisme, donc cela ne nous concernait pas […] La priorité, l’urgence, c’était de lutter contre les attentats commis par les organisations de l’OLP et sur ce point, Yassine expliquait qu’il combattait la gauche palestinienne… notre ennemi. Certains disaient qu’il était l’antidote à l’OLP. Notre erreur a été de le laisser faire. »

Ce témoignage est glaçant. Il révèle à quel point les services israéliens, obnubilés par l’ennemi qu’ils pensaient connaître, l’OLP, ont sous-estimé la menace insidieuse que représentait l’islamisme radical. Ils ont préféré le laisser grandir, le nourrir, le considérer comme un « antidote » commode. Un aveuglement stratégique dont les conséquences seront, à long terme, dévastatrices.

La prophétie du Cheikh Yassine, fondateur de la Moujamma, hante déjà les esprits : la destruction d’Israël en 2027. Une obsession pour les islamistes, une date fatidique inscrite au cœur de leur vision eschatologique. Mais, pour les responsables israéliens, il ne s’agit que d’un délire de fanatique, un fantasme sans fondement. L’histoire, hélas, leur donnera tort.

Le miroir brisé : la montée en parallèle des fondamentalismes

L’ouvrage de Charles Enderlin ne se contente pas de pointer l’aveuglement d’Israël face à la montée de l’islamisme radical. Il dresse un constat plus accablant encore : l’émergence, en parallèle, d’un autre fondamentalisme, celui du sionisme religieux messianique. Enraciné dans la conviction que la conquête de la « Grande Terre d’Israël«  est une étape nécessaire vers la venue du Messie, ce mouvement irrigue la droite israélienne, nourrit le projet de colonisation de la Cisjordanie et se pose en rempart contre toute concession territoriale.

Le Goush Emounim (qui signifie « Bloc de la Foi« , est un mouvement messianique juif qui a joué un rôle important dans la colonisation de la Cisjordanie), fer de lance de cette idéologie, plante ses colonies comme autant de clous dans le cercueil du processus de paix. L’assassinat de Yitzhak Rabin par un extrémiste juif, en 1995, est l’expression la plus tragique de la haine et de l’intolérance cultivées par ce mouvement.

Le discours du rabbin Tsvi Yehouda Ha Cohen Kook, prononcé en juillet 1967, quelques jours après la guerre des Six Jours, témoigne de l’emprise grandissante de cette idéologie messianique sur une partie du judaïsme israélien :

« Je vous avertis qu’il existe dans la Torah une interdiction absolue de renoncer ne serait-ce qu’à un pouce de notre terre libérée. Nous ne sommes pas des conquérants d’un pays étranger. Nous retournons dans notre foyer, dans la patrie de nos ancêtres. Il n’y a pas ici de terre arabe, c’est un héritage divin. Plus le monde s’habituera à cette pensée, mieux ce sera, pour lui et pour nous. »  

Ces mots, prononcés devant un parterre de dignitaires et de personnalités politiques, révèlent la force d’une conviction qui rejette toute concession, tout compromis avec les « Gentils« , considérés comme des usurpateurs. La terre d’Israël est un « héritage divin« , un don que l’homme n’a pas le droit d’aliéner.

La montée de l’influence religieuse dans la société israélienne est une autre dimension de ce miroir brisé. Le Shass, parti des ultraorthodoxes séfarades, devient un allié incontournable pour Benjamin Netanyahu, lui offrant un réservoir de voix essentiel à sa longévité politique. Le prix à payer : des budgets faramineux destinés à financer le système éducatif religieux. Une alliance pragmatique qui témoigne du glissement progressif d’Israël vers un modèle de société où la religion occupe une place de plus en plus importante.

Les occasions manquées de la paix

Le grand aveuglement, c’est aussi une chronique mélancolique des occasions manquées de la paix, une litanie d’erreurs, de rendez-vous manqués et de calculs stratégiques qui se sont révélés fatalement erronés. Les accords d’Oslo, signés en 1993, portaient en eux l’espoir d’une solution à deux États. Sabotés par les extrémistes des deux côtés, gangrenés par la poursuite de la colonisation israélienne, ils s’effondrent dans une spirale de violence. Le refus de négocier avec l’OLP, la conviction que Yasser Arafat n’était pas un partenaire valable, ont également contribué à l’enlisement du conflit.

Le retrait unilatéral de Gaza, en 2005, présenté comme un geste courageux par Ariel Sharon, se révèle être une victoire à la Pyrrhus. Le Hamas s’empare du territoire, l’armée israélienne, traumatisée, se replie sur elle-même et se prépare à la prochaine confrontation. L’échec du sommet de Camp David en 2000, l’Initiative de Genève de 2003, ignorée par les gouvernements israélien et palestinien, sont autant de rendez-vous manqués avec l’histoire. À chaque fois, l’intransigeance des deux parties, l’incapacité de faire des concessions douloureuses mais nécessaires, la peur de perdre la face, de trahir une cause sacrée, ont prévalu. Comme l’explique Shimon Peres, alors ministre des Affaires étrangères, à la suite de l’échec du sommet de Charm el-Cheikh en octobre 2000 :

« Arafat a eu peur de prendre les décisions historiques [qui s’imposaient] pour mettre un terme au conflit. Ce sont les positions d’Arafat sur Jérusalem qui ont empêché la conclusion d’un accord. »

Ces mots amers, prononcés par un artisan de la paix, un homme qui a consacré sa vie à la recherche d’une solution négociée, révèlent le poids des postures, l’incapacité de dépasser les lignes rouges tracées par l’histoire et la religion. Arafat, enfermé dans une vision conspiratrice, persuadé d’être la cible d’un piège tendu par Ehoud Barak (Premier ministre d’Israël), s’est entêté, a refusé de faire le moindre geste qui pourrait être interprété comme une faiblesse, une capitulation. De son côté, Ehoud Barak, prisonnier de ses propres certitudes et des pressions de la droite israélienne, a sous-estimé le poids symbolique de Jérusalem pour les Palestiniens. À chaque occasion manquée, le fossé s’est creusé, l’espoir s’est évanoui, laissant la place à la violence, à la haine et au désespoir.

La situation actuelle : un engrenage sans fin ?

L’ouvrage de Charles Enderlin, loin de se clore sur une note d’espoir, décrit une situation actuelle où l’engrenage semble, hélas, sans fin. La stratégie de Netanyahu, au pouvoir pendant quinze ans, a consisté à affaiblir l’Autorité palestinienne, à museler le camp de la paix, à renforcer l’influence des ultra-orthodoxes, à poursuivre la colonisation. Une politique cynique et cohérente, qui a porté ses fruits, mais dont les conséquences à long terme s’avèrent désastreuses.

Le financement du Hamas par le Qatar, sous le regard très bienveillant d’Israël, a permis à l’organisation islamiste de se réarmer et de bâtir une véritable forteresse à Gaza. La tentative de limiter le pouvoir de la Cour suprême, qui s’est soldée par un échec en 2023, témoigne de l’orientation autoritaire du régime.

Les guerres à Gaza, dont le bilan est bien plus catastrophique que les chiffres annoncés, sont une autre dimension de cette spirale de violence. La communauté internationale, impuissante, assiste au spectacle d’un conflit qui semble insoluble. L’échec cuisant de la diplomatie, l’impuissance des Nations unies, laissent entrevoir un avenir sombre, où la violence semble être la seule grammaire du conflit.

Comme le souligne, avec lucidité et amertume, Matti Steinberg, ancien conseiller du Shabak, interrogé par Charles Enderlin :

« La société palestinienne est revenue à des bases identitaires primordiales. Les grandes familles et les tribus s’affrontent comme c’était le cas en 1936-1939. La scène palestinienne n’est pas mûre pour un règlement politique d’ensemble avec Israël en vue d’un accord définitif. »

Ce constat, dressé en 2007, semble hélas plus que jamais d’actualité. La fragmentation de la société palestinienne, la montée des intégrismes, l’absence de leadership crédible, le cynisme des politiques israéliennes, tout concourt à entretenir un climat de violence et de désespoir, où la paix semble n’être qu’un mirage lointain.

Y a-t-il une lueur d’espoir ?

Le grand aveuglement se termine sur une note sombre, laissant entrevoir les risques d’une guerre régionale. L’Iran et le Hezbollah sont désormais en guerre contre Israël ; d’autres fronts s’ouvrent contre les Houthis ay Yemen et les milices Shiites pro-iraniennes en Irak. Le départ massif des Israéliens, effrayés par le chaos ambiant et l’avenir incertain, est le signe d’un pays en pleine crise identitaire. Une contraction spectaculaire de 19,4% de sa production économique au dernier trimestre 2023, une mobilisation militaire privant les entreprises d’une main-d’œuvre cruciale, un effondrement du secteur touristique avec une chute de 81,5% des arrivées, et une détérioration de sa notation financière internationale, le tout exacerbant les vulnérabilités structurelles de l’économie israélienne et mettant à l’épreuve sa résilience face à une crise multidimensionnelle prolongée.

L’ouvrage de Charles Enderlin est un cri d’alarme, un plaidoyer pour la raison et le dialogue. La compréhension mutuelle, la recherche d’une solution politique sont les seules alternatives à la violence. Mais, face à la montée des intégrismes, à l’aveuglement des responsables politiques, à la fragmentation de la société israélienne, la lueur d’espoir est ténue, fragile, vacillante. Le grand aveuglement est une lecture essentielle pour comprendre le chaos du P

1 COMMENTAIRE