Semaine tragique au Bénin où trois attaques à la bombe mardi et jeudi derniers ont fait 9 morts, dont un Français, spécialiste du contre terrorisme, parmi les équipes d’African Parks Network chargées de sécuriser le parc naturel W, mais devneus les garants de la sécurité des frontières face aux djihadistes venus du Burkina.
Olivier Duris
Le 8 février, une patrouille de rangers de cette ONG sud-africaine de protection de la nature, qui gère les parcs de la Pendjari (depuis 2017) et du W (depuis 2019) au nord du Bénin, a subi une embuscade près du « Point triple », un lieu situé au coeur du W, à la frontière avec le Burkina Faso et le Niger (d’où son nom). Dans la foulée, des hommes venus en renfort ont sauté sur une mine posée sur la route.
Bilan de la journée : huit morts (un agent civil d’APN, un soldat des Forces armées béninoises, cinq rangers, tous béninois, et un instructeur français embauché par APN pour encadrer les rangers).
« Cela devait arriver »
Deux jours plus tard, le 10 février, une autre patrouille a également sauté sur une mine. Un agent civil d’APN a été tué. Ces attaques n’ont pas encore été revendiquées, mais il ne fait aucun doute, pour les autorités béninoises comme pour les habitants de la zone, qu’elles sont le fait des djihadistes qui opèrent de l’autre côté de la frontière, au Burkina et au Niger. À Alfakouara, où se trouve l’entrée du parc du W et le quartier général de l’ONG, c’est la désolation. Commentaire désabusé d’un cadre béninois d’APN: « C’est terrible, mais ça devait bien finir par arriver ».
APN est une organisation non gouvernementale fondée en 2000 en Afrique du Sud dans le but de protéger la faune et la flore du continent et de mettre fin (selon ses propres mots) « au déclin dramatique d’aires protégées résultant d’une mauvaise gestion et du manque de financements ». Aujourd’hui, elle gère dix-neuf parcs nationaux sur le continent. Son succès est basé sur une gestion rigoureuse… et des méthodes musclées – face aux braconniers, mais aussi face aux populations riveraines.
Mais au Bénin, où elle est venue à la demande de Patrice Talon, le président, elle fait bien plus que de la protection de la nature. Elle fait du contre-terrorisme…
Ce n’était évidemment pas sa mission première. Quand elle est arrivée au Bénin en août 2017 – posant ainsi un pied en Afrique de l’Ouest, zone où elle n’avait jusqu’alors aucun contrat -, elle était censée faire ce qu’elle maîtrise : remettre de l’ordre dans le parc de la Pendjari afin d’en faire un fleuron de la conservation de la nature et d’attirer à nouveau les touristes occidentaux. Talon en avait assez de la gabegie et de la corruption du Centre national de gestion des réserves de faune (Cenagref), une entité publique qui gérait le parc et qui était accusée de ne pas être assez efficace face aux braconniers, aux agriculteurs et aux éleveurs qui empiétaient sur le parc.
Les braconniers traqués
Pour mettre un terme à ces pratiques, le président a confié la gestion à APN sans passer par une procédure de passation de marché public – ce qui a compliqué l’acceptation d’APN sur le terrain – et lui a donné carte blanche. Durant les premiers mois, les agents d’APN n’ont pas fait dans la dentelle. L’ONG a employé les mêmes méthodes violentes que celles qu’elle utilise dans d’autres régions, en Afrique centrale notamment. Très vite, la pêche sur la rivière Pendjari a été interdite, les braconniers ont été traqués, les agriculteurs et les éleveurs ont été chassés du parc, et des centaines de têtes de bétail ont été « vaccinées », c’est à dire tuées. En 2018, un troupeau entier a été décimé (près de 450 têtes). Les rangers ont en outre arrêté des dizaines d’éleveurs.
« Leur gestion était militaire. Ils ont commis trop de bavures », admettait en 2020 un bailleur qui finance en partie l’ONG.
Ces méthodes ont provoqué la colère des riverains. En février 2018, des manifestants ont saccagé les bureaux d’APN à Tanguiéta, après des échauffourées entre des chasseurs et des rangers. Un responsable d’APN reconnaissait il y a quelques mois que cette « gestion conflictuelle » avait été une erreur. Il parlait même de « départ raté ».
Il faut dire que l’ONG a vite compris qu’elle se trouvait en terrain sensible : en mai 2019, deux touristes français et un guide béninois sont enlevés alors qu’ils se promènent dans le parc ; le guide sera tué ; les deux Français seront libérés par une intervention de l’armée française au nord du Burkina, alors que le groupe qui les détenait s’apprêtait à les envoyer au nord du Mali aux mains des djihadistes.
Des méthodes revues et corrigées
Depuis cet incident, APN a revu ses méthodes : la direction a été changée, des agents locaux ont été recrutés pour faire le lien avec les riverains, et des programmes de développement ont été mis sur pieds. Lorsque l’ONG a récupéré la gestion du parc du W en octobre 2019, elle n’a pas reproduit les erreurs commises dans la Pendjari : peu de bœufs ont été tués ; les cultivateurs qui avaient des champs dans le parc n’ont pas été immédiatement expulsés ; un dialogue a été instauré avec les élus locaux… Un cadre de l’ONG ne cachait pas il y a quelques mois que la raison de ce revirement était en grande partie due à la menace djihadiste : « On ne peut pas se permettre de perdre le soutien des populations locales alors qu’une insurrection armée est à nos portes ».
Mais surtout, APN a revu ses missions : avant de faire revenir les touristes, il faut sécuriser la zone, et donc faire du contre-terrorisme. Avec l’assentiment des autorités, l’ONG s’est donc équipée : elle s’est munie de caméras, disposée dans l’ensemble des deux parcs, de deux ULM et d’un hélicoptère qui survolent régulièrement la zone, ainsi que de systèmes de renseignements modernes (elle dispose d’ailleurs d’un service de renseignements). Ses 250 rangers ont reçu en outre une formation de haut vol prodiguée par des anciens militaires venus d’Afrique du Sud ou de France. Ainsi le Français tué le 8 février était un ancien militaire spécialisé dans le contre-terrorisme. « Ils sont en mesure de riposter à une attaque terroriste », estimait il y a quelques mois un cadre de l’ONG.
Et surtout, depuis trois ans, l’ONG est un interlocuteur privilégié des sécurocrates de Cotonou, qui comptent sur cette collaboration pour limiter la menace. L’un d’eux, qui occupe un poste important dans l’entourage de Patrice Talon, ne s’en cache d’ailleurs pas : « Nous n’avons pour l’heure pas les moyens de faire face aux djihadistes. APN a des moyens. Pourquoi nous en priver ? » « Les djihadistes sont juste là, de l’autre côté de la frontière. Ils occupent les parcs d’Arly et du W au Burkina. On est bien obligés de prendre des mesures », abonde le cadre de l’ONG déjà cité.
Ces « rangers » d’APN qui sécurisent la frontière
Au fil des mois, APN a ainsi été directement impliquée dans la sécurisation du territoire. Aujourd’hui, la surveillance des deux parcs de la Pendjari et du W et donc des frontières avec le Burkina et le Niger est assurée par les rangers d’APN, en étroite collaboration avec les forces de sécurité. « Au début, c’était APN seul qui assurait cette mission. Mais depuis que la menace s’est rapprochée, APN et l’armée fonctionnent ensemble », indique un officier béninois
Un épisode illustre la place prise par APN en la matière. Il remonte au mois de juin 2020. Le 9 juin, une équipe de rangers d’APN en mission dans le parc du W croise douze hommes enturbannés et armés de kalachnikov, montés sur six motos. Ces hommes qui parlent arabe cherchent leur route et demandent des renseignements aux rangers, tout en leur affirmant n’avoir aucun problème avec le Bénin. Immédiatement alertée, la direction de l’ONG prend des mesures défensives (le camp d’Alfakouara est bunkerisé) et informe les autorités. Une cellule de crise est mise en place. Des renforts sont déployés. Mais aucune opération n’est entreprise pour intercepter les hommes armés. Les responsables béninois semblent ne pas savoir quoi faire, et s’appuient sur les moyens d’APN pour suivre la situation heure après heure. « C’est presque s’ils ne nous ont pas demandé d’intervenir à leur place », indique un ancien cadre de l’ONG aujourd’hui actif dans un autre pays africain.
Durant deux jours, les douze hommes ont traversé une partie du nord du Bénin. Au cours de leur traversée, ils ont régulièrement demandé leur route à des habitants, ils ont bivouaqué, ils ont prié dans des mosquées… Puis ils ont franchi la frontière avec le Nigeria et ont disparu.
Cette brève intrusion – la première de cette envergure – a rappelé la faiblesse du dispositif sécuritaire béninois et l’impréparation des forces de sécurité. C’est après cette alerte que des renforts ont été envoyés dans le nord et que le dispositif sécuritaire a été renforcé. Depuis lors, d’autres intrusions ont été observées. Puis les attaques sont arrivées. La première remonte au 14 février 2021. Ce jour-là, des hommes armés ont pénétré à l’intérieur de l’hôtel du Point Triple, situé près du lieu où a été menée l’attaque du 8 février, l’ont pillé, l’ont occupé pendant quelques heures, puis sont repartis.
D’autres attaques ont eu lieu ces derniers mois. Mais jamais elles n’avaient causé la mort d’autant d’hommes.