Attentat Charlie, le sens caché des actes terroristes

En janvier 2015, trois attentats terroristes islamistes – contre les journalistes de Charlie Hebdo, une policière de Montrouge et le supermarché Hypercacher – ensanglantaient la France. Que nous dit la sociologie sur les auteurs de ces attentats ? Loin des caricatures réduisant l’acte individuel à un contexte social, les chercheurs enquêtent sur le sens donné par les individus à ce qu’ils vivent.

Professeur émérite de sociologie, Université Paris Cité


Dix ans après les attentats de janvier 2015, se pose toujours avec acuité la question des causes de ce qu’il est convenu d’appeler la radicalisation, le choix de la violence porté par l’adhésion à une idéologie extrémiste remettant en cause l’ordre existant – en l’occurrence l’islamisme radical.

L’explication sociologique contre le sociologisme

Et à ce propos, quelle place faire à l’explication sociologique ? Identifiée à un « sociologisme » qui fait des comportements individuels et collectifs le produit des déterminismes sociaux, la sociologie ne serait capable que d’invoquer des causes sociales comme la pauvreté, le chômage, lesquelles s’appliquant à une population très faible et socialement hétérogène, ne peuvent avoir aucune valeur explicative. En revanche, la jeunesse de la population qui se radicalise plaide assez bien en faveur d’une révolte générationnelle, d’une crise d’identité, liée à une adolescence prolongée parfois bien au-delà de la majorité, et trouvant comme forme d’expression la haine idéologique que propose l’islamisme radical.

Il ne s’agit pas ici de revenir sur cette analyse partagée par beaucoup de spécialistes (islamologues, politologues, psychologues, psychanalystes) et même d’hommes politiques, mais de rappeler que le sociologisme est plus présent dans l’esprit des non-sociologues que dans celui sociologues. Preuve en est qu’aucun des sociologues qui sont intervenus jusqu’à présent sur la radicalisation et le terrorisme n’ont tenu le discours globalisant qui leur est attribué. Loin d’avoir une vision déterministe des comportements, ils cherchent au contraire à retrouver le sens que les individus donnent à ce qu’ils vivent et à ce qu’ils font, lequel passe par la connaissance du contexte social qui est le leur.

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Étudier les voies vers le fanatisme

De ce fait, les sociologues ont beaucoup à dire, et même probablement plus que les psychologues. D’abord en s’interrogeant, comme Gérald Bronner, dans une perspective de sociologie cognitive, de façon plus générale sur ce qui peut conduire des hommes « ordinaires » à devenir des fanatiques. Les études empiriques montrent que ceux qui adhèrent à des formes de pensée extrême ont des caractéristiques sociales et psychologiques très diverses, qu’ils ne sont ni fous, ni irrationnels, ni stupides, ni immoraux et que, si les contextes sociaux peuvent être plus ou moins favorables, rien ne les prédisposait particulièrement à faire ce choix.

En revanche, il est possible d’identifier des voies d’accès au fanatisme : une adhésion qui se fait par petites étapes, l’enfermement dans un groupe de croyants fanatisés, une expérience sociale marquée par la frustration ainsi que l’humiliation et un besoin de reconnaissance et d’affirmation de soi, une révélation qui donne sens à leur vie. Cette analyse n’épuise pas la complexité du phénomène qui conserve encore des aspects mystérieux. Mais elle permet de chercher par quels moyens il est possible, si ce n’est de déradicaliser des individus, au moins d’empêcher qu’ils se radicalisent.

Enquêter sur la radicalisation

Ensuite, et c’est complémentaire, en procédant, comme Farhad Khosrokhavar, à des enquêtes sur les jeunes qui se radicalisent. Cela permet de mettre en évidence les profils ainsi que les parcours des djihadistes et de distinguer deux groupes.

D’un côté, celui de la deuxième génération d’immigrés, jeunes vivant dans des cités de banlieues ou des centres-ville paupérisés, qui se sentent discriminés et exclus, même lorsque quelques perspectives s’ouvrent à eux, et qui se radicalisent progressivement à travers la fréquentation des sites Internet, la rencontre de mentors en prison ou ailleurs, le départ pour un pays où combattre.

De l’autre des convertis venus des classes moyennes, en rupture avec leurs familles et en recherche d’identité, qui trouvent dans la mise en cause de l’ordre établi, dans la compassion avec ceux qui souffrent, dans la dénonciation des inégalités et des discriminations, la possibilité d’exister par eux-mêmes.

Comprendre l’attraction de l’islamisme radical

Reste à comprendre et, c’est un dernier élément sur lequel la sociologie a aussi quelque chose à apporter, la force de conviction de l’islamisme radical fort bien mise en évidence par Gilles Kepel. Elle ne tient pas seulement à une utilisation efficace des possibilités qu’offre Internet, mais de façon plus décisive à celle des failles des sociétés contemporaines.

Si les sociétés démocratiques ne sont pas plus inégalitaires et, parfois même moins, que les sociétés qui les ont précédées, elles sont en revanche habitées par la passion de l’égalité avec pour effet d’une part l’affaiblissement des liens sociaux qui laissent les individus livrés à eux-mêmes, de l’autre la contradiction entre les principes affichés et la réalité. D’où le développement d’un sentiment d’injustice vécue ou perçue que, dans un contexte de remise en cause de l’État-providence sur fond de mondialisation, rien ne vient vraiment contrecarrer : ni un quelconque « opium du peuple », ni un projet politique mobilisateur.

On ne s’étonnera donc pas qu’un discours qui dénonce les injustices, qui divise le monde en bons et méchants, qui offre une possibilité de rédemption ou de réalisation de soi à travers le combat contre ceux qui disent défendre le bien et font le mal, puisse revêtir une certaine légitimité même aux yeux de ceux qui n’emprunteront jamais une des voies d’accès à la radicalisation.

Tout reste à faire

Le 16 octobre 2020, l’assassinat par un terroriste islamiste de Samuel Paty, qui avait présenté à ses élèves de quatrième, lors d’un cours d’enseignement moral et civique, deux caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo, a montré de façon dramatique que les discours de haine pouvaient toujours entraîner le passage à l’acte. A-t-on depuis réussi à les affaiblir ? Ce n’est pas certain.

En avril 2021, la création par la ministre déléguée à la citoyenneté, Marlène Schiappa, d’« une unité de contre-discours républicain sur les réseaux sociaux », le fonds Marianne, qui subventionnait des associations défendant les valeurs de la République, a tourné court, sa gestion étant entachée de nombreuses irrégularités.

Plus significative a été, en revanche, l’action de la justice, lors du procès de l’assassinat de Samuel Paty en novembre 2024, car, en reconnaissant la culpabilité de tous les accusés, elle a confirmé le lien entre les discours tenus sur les réseaux sociaux et le meurtre. Reste que, comme le montre les réactions de leurs familles qui ont crié à l’injustice, ces discours n’ont pas pour autant perdu, hélas, pour ceux qui y adhèrent, leur crédibilité. Il faut donc l’accepter. Les valeurs que nous défendons ne pourront être reconnues que si elles s’expriment dans nos actes, que si nous arrivons à inventer et à mettre en œuvre un projet de société dans lequel se retrouve l’ensemble de notre population.