Netflix propose une version restaurée de ce bijou du cinéma égyptien
Une chronique de Sandra Joxe
Fin des années 50 et dans le contexte stimulant d’une république d’Egypte récente mais fragile (la révolution a eu lieu en 1952), Chahine a déjà réalisé une dizaine de long-métrages : des comédies musicales comme des mélodrames sentimentaux main stream (avec Omar Sharif). Il a désormais d’autre ambitions…
La Gare du Caire, personne aimé
Sous la double influence du néo-réalisme italien et de l’expressionisme allemand, il entreprend de dresser le portrait dérangeant et contradictoire d’un paria : Kénaoui, un pauvre vendeur de journaux à la sauvette, une sorte de Quasimodo infirme et repoussant fou amoureux d’Hanouna, une belle Esmeralda orientale (version arabe de Brigitte Bardot) qui, elle, s’en moque bien et prépare son mariage avec Abu Serif (un beau gosse syndicaliste et meneur d’hommes).
Pas question naturellement de Cathédrale : c’est la Gare du Caire tient lieu de Notre Dame de Paris : un unique décor flamboyant que le réalisateur magnifie. Chahine filme la Gare comme on filme une personne aimée : sa face offerte au public mais aussi sa face cachée, l’envers du décor – ses quais, ses entrepôts, ses voies de garage et tous les petits métiers que cette fourmilière humaine attire.
Lieu idéal du passage, la gare se révèle un microcosme, un laboratoire humain et le film une vraie radiographie de la société égyptienne avec ses espoirs, ses désespoirs et ses tensions sociales – jusqu’au conflit syndical qui en découle, faisant écho aux drames personnels.
Ce qui n’aurait pu n’être qu’une énième romance sentimentale sur le thème de la belle et le clochard devient une tragédie à la fois sexuelle et politique. Car contrairement à toute attente, l’idylle se révèle bien plus que sentimentale et se métamorphose en drame sexuel : le pauvre bougre complexé, inhibé – fantasme tout d’abord de façon inoffensive sur Hanouna (la pulpeuse Hind Rostom) – à travers des photos de pin-ups découpées ou déchirées dans des magazines puis compulsivement punaisées mais c’est bientôt de façon plus pressante, inquiétante voire menaçante qu’il manifeste son désir, ses pulsions… et la romance vire alors au cauchemar.
Déchirures intérieures
C’est finalement à « M le Maudit » que le chef d’œuvre de Chahine fait songer… en évoquant la déchirure intérieure d’un malade sexuel, à la fois bourreau et victime. Victime de ses pulsions mais aussi victime de l’ostracisme d’une société qui ne fait pas de cadeaux aux exclus, aux éclopés de la vie, aux inadaptés sociaux. Autour d’un scénario mélodramatique qui vire à la tragédie, Chahine va filmer l’effervescence de la vie qui explose entre les trains, les voyageurs et les rails.
Dans la valse des arrivées et des départs, on croise un monde hétéroclite et bariolé qui se prête magnifiquement à la caméra virevoltante du réalisateur : des amoureux transis et en transit, des bourgeois ridiculement contents d’eux, des mouvements sociaux, les débuts du syndicalisme, les débuts du rock et de l’émancipation féminine mais surtout simplement des hommes et des femmes pauvres qui vivent dans cette agitation constante et qui tentent maladroitement de s’y faire une place. Avec un bagout tout oriental et revigorant. Le film réussit le pari d’entremêler trois destinées individuelles sur le thème de l’éros et une audacieuse fresque sociale : le réalisateur, avec Gare Centrale, il obtiendra finalement une reconnaissance critique internationale – malgré un accueil égyptien plutôt méfiant au départ…
Chahine, Homme orchestre
En effet le film rompt avec les conventions cinématographiques de l’époque : pas de palais ni de cabaret. Seulement la gare du Caire et les anonymes qui la peuplent. Le héros n’est pas un joli pacha pommadé incarné par une star à la mode comme dans les films qui font fureur sur les écrans cairotes des années 50, c’est tout le contraire : le réalisateur Youssef Chahine se polarise sur un sans abri, boiteux et érotomane… incarné par l’acteur Youssef Chahine !
Scandale ! Chahine – à la fois devant et derrière la caméra – crève l’écran. Il apporte à son personnage de malade sexuel une tendresse, une émotion et une complexité qui met le spectateur mal à l’aise et l’intrigue. Car nul ne peut vraiment détester Kéraoui, son regard de bête aux abois, ses élans d’amour sincère, ses espoirs déçus et la profondeur de sa douleur. A travers ce personnage attachant et dangereux, qu’il incarne avec une présence stupéfiante, le réalisateur-acteur plonge le spectateur dans une étrange interrogation philosophique sur les racines du crime sexuel et le rôle ambigu du fantasme. Sans juger. Culotté en 1958 ! Culotté encore aujourd’hui.
Le film sera interdit durant plusieurs années. Les images et les dialogues sont autant de coup de poings en direction des autorités de tout poil – fondamentalistes – ridiculisant deux barbus courroucés qui imposent le voile aux femmes, prenant fait et cause pour les luttes syndicales, s’insurgeant contre le sort réservé aux misérables, militant en faveur de la liberté de s’aimer et des femmes émancipées.
Le tout réalisé avec maestria. Jamais le film n’est didactique et même s’il est porteur de nombreux « messages » humanistes et démocratiques, il ne sombre jamais dans le démonstratif, encore moins dans le misérabilisme. Chaque personnage est subtil et bien campé : malgré la rudesse de leur existence, ces héros des bas-fonds, sont transcendés par leur humour, leur élan vital et leur solidarité. Les cadrages et le montage, souvent expressionnistes, le jeu des acteurs souvent volontairement outré n’ont rien à envier aux plus beaux Fritz Lang avec leur éclairage contrasté et la musique savamment distillée, tout le film, entièrement tourné en décor naturel, baigne dans la poésie d’un décor à l’architecture magnifiée..
Une vision du monde.
Chahine révèle son immense talent avec ce film intemporel devenu film-culte, il fait partie des vrais grands cinéastes, de ceux qui ont bien plus qu’une histoire à raconter, une véritable « vision du monde » à proposer aux spectateurs. Une vision du monde et une conception de la création qui s’épanouit dans la superbe scène finale du film, véritable allégorie de la mise en scène, du fantasme aux frontières du rêve et de la réalité…
Le pauvre fou de Kéroui, à la fois victime et bourreau, se réfugie mentalement dans le monde parallèle de son imaginaire tandis que son corps emprisonné dans une camisole de force subit la dure loi de la réalité… On ne peut concevoir plus belle allégorie du cinéma, toujours oscillant entre l’imaginaire et le réel.
Entre fiction et documentaire, et pus que cela, un très grand film !
Sandra JOXE