Dans le cadre d’un master réalisé en 2016 à Paris 8 sur « l’imprévisible passage à l’acte des nouveaux djihadistes français », Amine Remache a pu s’entretenir avec Ouisa Kies qui a beaucoup travaillé sur l’embrigadement et le passage à l’acte en prison. Sociologue, elle a été chef de projet pour la détection des détenus radicalisés.
Mondafrique. Quelle différence réside selon vous entre les radicaux et les djihadistes ?
Ouisa Kies. Je préfère parler de processus de radicalisation, Il y a différents degrés de radicalité. Les salafistes dits « piétistes », même s’ils sont non-violents, sont dans une forme de radicalité. Cela ne veut pas dire qu’ils vont passer à l’acte, mais c’est une forme de radicalité, de repli communautaire et de violence sur soi. Ce sont des gens que je rencontre, depuis une dizaine d’années, et qui ont des séquelles par rapport à leur parcours. Parmi les radicaux, il peut y avoir des djihadistes mais pas seulement. De toute façon, eux-mêmes ne se nomment pas djihadistes, intégristes ou radicaux, pour eux c’est un combat politique. Après, dans les radicaux, et en cela je rejoins Dounia Bouzar, il y a ceux qui ont un parcours de vie assez chaotique, avec des problèmes psychologiques mais c’est une infime minorité. […] tous les djihadistes sont des radicaux, mais tous les radicaux ne sont pas des djihadistes. »
Mondafrique. À quel degré peut t on estimer aujourd’hui le nombre de jeunes radicalisés dans le milieu carcéral ? A-t-on des chiffres ?
O. K. Je pense que les radicalisés, ou les radicalisables potentiels en prison, vu le contexte carcéral de violence et d’absence de réinsertion, composent la quasi-totalité des détenus (rires). Après, je sais que l’administration pénitentiaire les estiment à peu près à mille radicalisés. Mais qu’es qu’un radicalisé ? C’est tout le travail qu’on a essayé de faire c’ette année, et c’est compliqué. Selon qu’on soit directeur, surveillant ou autre, on n’a pas la même définition d’une personne en voie de radicalisation. Leurs chiffres sont, donc, très aléatoires. C’est pour ça qu’ils (l’administration pénitentiaire) voulaient une grille (de questions) sur laquelle on pouvait cocher « oui » ou « non ». On a réactualisé ces grilles, qu’ils avaient déjà, on en faisant plusieurs par secteur. Mais on a surtout proposé des méthodes de détection, et d’évaluation des besoins de la personne, qui étaient dans des signes extérieurs. Tant rencontrer l’individu, en observant simplement ses faits et gestes, tant pour autant vérifier s’il s’inscrivait vraiment dans un processus de radicalisation, notamment avec l’ensemble des antécédents, et le parcours de l’individu. C’est donc très approximatif. » E
Mondafrique. Estimez-vous ce nombre en progression constante, notamment depuis 2014, et l’apparition de Daesh ?
O.K. C’est très compliqué de répondre à cette question, puisque il y a un contexte particulier. Moi, quand j’ai commencé mon projet « la recherche action » en janvier 2015, j’ai rencontré pendant quatre mois, avant de voir les détenus, le personnel. Cette rencontre s’est faite à tous les niveaux : avec les professeurs, les médecins, les surveillants, les directeurs etc. A travers cela, Je voulais connaitre leur perception du phénomène de la radicalisation, mais on s’est très vite rendu compte qu’ils n’en avaient pas la même perception, et surtout ils voyaient des radicaux partout. Pourquoi ? Tout simplement, parce que c’était quelques semaines après les événements de Charlie Hebdo, et qu’on était dans une ambiance anxiogène ou tout le monde voyait des radicaux partout. Alors, ça peut susciter des vocations c’est vrais, parce que quand on est en prison, tout ce qui peut s’opposer à l’institution carcérale, ou aux institutions républicaines, est un moyen d’avoir le pouvoir ; c’est un contre-pouvoir dans le quel Daesh peut s’inscrire. Mais je ne pense pas qu’ils soient forcément en augmentation en prison. Je pense qu’on a juste pas voulu voire, et que dans toutes les études qui ont précédé on voyait ce terreau, pas seulement en prison, mais aussi avec des gens sans projection, qui n’arrivait pas à se faire entendre et qui condamnaient beaucoup de choses à travers le monde, considérant par exemple que la communauté internationale ne dit rien face aux meurtre de 2000 syrien et les crie « je suis Paris » quand il y a 100 morts à Paris. Quand on entend ça, c’est à la fois juste. C’est une réalité, où pendant des années, et sur plein d’autres conflits, il y a eu une conscience au sein des jeunes, particulièrement dans les quartiers populaires, qui n’arrivant pas à se faire entendre, n’avaient d’autres voies que de passer à l’acte violent. On l’a vu avec Merah.»
Mondafrique. Peut-on lier les radicaux en prison à un passé délinquant ? Sinon, pouvez-vous nous dresser un portrait de ces derniers ?
O.K. La majorité des « retours de Syrie » n’ont pas un passé délinquant. Je dirais même que La majorité des condamnés pour association de malfaiteurs, depuis toujours, n’ont pas eu un passé délinquant, c’est important de le signaler. Je vous donne des chiffres qui ne sont pas les miens, et que je n’invente pas, ce sont bien les chiffres du ministère de la justice qui estime que 86% des personnes condamnés, ou en mandat de dépôt pour terrorisme, ne se sont pas radicalisés en prison. Ils arrivent en prison, parce qu’ils sont condamnés pour terrorisme, mais ils n’ont pas fait de la prison auparavant. En revanche, depuis ces dernières années, particulièrement depuis l’affaire Merah, ceux qui passent à l’acte en France, sont liés à des parcours de rupture. En prison, on travaille beaucoup sur les parcours de violences subies, et des auteurs de violence, et là je parle des détenus de droits communs. Ils ont un parcours de vie un peu chaotique, puis deviennent eux-mêmes auteurs de cette violence (braqueurs, agresseurs etc.). En fait, c’est la concentration de cette violence intériorisée qui fait qu’à un moment donné ils peuvent la mettre au service du « sacré ». C’est pour ça qu’on a affaire à des gens qui savent déjà manier les armes. Pensons aux attentats de janvier 2015 : sur les trois individus, deux savaient manier les armes […)] Ca veut dire que c’est un processus où il faut creuser dans les trajectoires. Moi, je travaille uniquement à travers les récidives etc. Il faut creuser dans l’histoire pour se rendre compte qu’en fait ce n’est pas forcément un passé délinquant qui les conduit à partir en Syrie, et à aller combattre, mais beaucoup de frustration. En plus, passé délinquant c’est une chose et être incarcéré en est une autre. C’est-à-dire qu’on peut avoir été condamné à des piges en milieu ouvert sans être aller en prison. Très peu sont allé en prisons, surtout qu’ils sont jeunes. Je n’ai pas de chiffres, mais ceux qui sont passé par la case « prison », et qui sont partis en Syrie représentent vraiment une infime minorité. Cela voudrait dire qu’il y a d’autres lieux de radicalisation, à savoir la famille, et ça on a du mal à l’entendre. Moi, je ne travaille pas avec les familles, et c’est vrai qu’on parle souvent des familles comme étant victimes, ce que j’imagine bien. Mais souvent la radicalisation a lieu au sein de la famille, en premier. En tout cas, il suffit de regarder les plus connus : les frères Merah, Kouachi et bien d’autres. Ce sont des friteries qui passent à l’acte ensemble. Pourquoi la famille ? Parce que c’est le premier agent socialisateur. Il y a des discours au sein des familles qu’on ne peut pas nier et qui peuvent être, un moteur sur le long terme. Il y a aussi l’école, où on fait comme le copain ou comme le camarade. On a parlé durant des mois, voire des années, d’internet comme lieu de radicalisation dans 80% des cas. Moi qui suis en contact physique avec les gens, et qui ne suis pas spécialiste d’internet et des réseaux sociaux, j’étais persuadée que dans leur parcours (des radicalisés) il y avait des connexions physiques avec des individus. C’est-à-dire que internet est un peu comme la prison : c’est un accélérateur d’un processus de radicalisation. C’est un moyen et un outil qui accélère le processus, mais qui n’est pas le seul. »
Mondafrique. Par quel processus les recruteurs embrigadent-t-ils les futurs djihadistes pendant l’incarcération ? Comment arrivent-t-il à rentrer en contact avec les prisonniers ? Sur quels aspects se reposent-ils pour les convaincre ?
O.K. «Sur ces dernières années, on a pu se rendre compte qu’en prison, il y a une hiérarchie chez les détenus. Tout en haut, on retrouve les braqueurs et les terroristes. Quel que soit la mouvance, ces gens sont respectés, et se font respecter. Tout en bas de la hiérarchie, on retrouve tout ce qui est viol, pédophilie et affaires de meurtres. Apres, il y a ce qu’on pourrait appeler les idéologues, ou « les leaders charismatiques », qui sont passé d’une prison à une autre- et là je pense à Djamel Beghal par exemple_, qui ont du charisme, qui sont à l’aise pour parler, et qui se positionnent face à des détenus qui ne savent pas grand-chose, puisqu’encore une fois dans le contexte carcéral, on a affaire à des détenus qui n’ont pas forcément un niveau très élevé. Se sachant particulièrement surveillés, dès les débuts des années 2000, Ces leaders charismatiques ont commencé à ne pas aller en direction d’un groupe et se sont fait plus discrets. Farhad Khosrokhavar doit le dire dans son ouvrage « radicalisation », ils passent par une autre personne détenue pour des droits communs et adhérant à l’idéologie, qui fait le boulot de recrutement. Ce n’est donc pas forcement la tête pensante qui va le faire, et ça, on s’en est rendu compte déjà avant l’affaire Merah. En prison, les cibles sont les personnes fragiles psychologiquement ou les indigents[1]. Il y a aussi les détenus de courtes peines ; il s’agit de ceux qui font des allers-retours en prison, et qui contrairement aux leaders charismatiques ayant des peines de perpétuité ne passent pas plus de deux ans en prison. Ces jeunes détenus de courtes peines peuvent passer à l’acte rapidement, puisque ils vont sortir rapidement. Voici donc les cibles potentielles.»
Mondafrique. La mosquée, les réseaux sociaux, You Tube, la famille: nombreux sont les lieux où le jeune français peut se radicaliser. Quel est l’impact de la prison dans la radicalisation des jeunes, notamment si on la compare aux lieux que nous venons de citer ?
O.K. En France il y a 2500 mosquées, il y a aussi des lieux de cultes qui ne sont pas très connus. Lors de mon passage à TV5, on m’a posé la question sur les aumôniers, un des sujets sur lequel j’ai travaillé. J’avais dit que, lors de l’état d’urgence qui a été décrété suite aux attentats de novembre 2015, on a fermé trois associations sur 2500. C’est dire que ce n’est pas forcément dans les mosquées que ça se passe. Ça se passe depuis au moins quinze ou vingt ans, ailleurs que dans les mosquées qui sont très contrôlées. Il y a une vraie surveillance du ministère de l’intérieur concernant les mosquées, les imams et les aumôniers qui doivent obtenir un agrément, qui peut prendre des années. Donc ça ne se passe pas là, ça se passe ailleurs, dans le privé. »
[1] Il s’agit des détenus qui n’ont pas de familles, qui n’ont pas de parloirs et qui n’ont pas de mandat. Ils n’ont pas une rentrée d’argent qui leur permet de subvenir à leur besoins quotidiens au-delà de la nourriture.