Alors que le conflit au nord du Mali s’enlise, un autre foyer d’instabilité politique lui conteste l’attention des observateurs. Il est situé dans le centre du pays et comprend deux espaces principaux : le cœur du Macina (région historico-politique peule, entre Mopti et Ségou), et le Hayré (cercle de Douentza, plus au nord et à l’est de la région de Mopti).
Le début de la vague contestataire qui frappe ces zones précède de peu l’intervention militaire française contre les mouvements djihadistes ayant pris le contrôle du nord du Mali en 2012. Début 2013, Amadou Kouffa, un prédicateur peul islamiste originaire du Centre, allié d’Iyad Ag Ghaly le chef d’Ansar Dine, convoque ses combattants pour étendre vers le sud la zone contrôlée par les djihadistes.
Cette attaque fournit le prétexte de l’intervention Serval qui finalement chasse la coalition islamiste des villes qu’elle contrôlait (notamment Gao, Tombouctou, Kidal). L’activité djihadiste s’est depuis reconfigurée. Amadou Kouffa, auquel on prête désormais le commandement de la katibat (brigade) appelée Ansar Dine Macina (anciennement Front de Libération du Macina), mène toujours des actions violentes au centre du Mali.
Cible et dynamiques du « combat » peul
Toutefois il serait faux d’attribuer la violence politique au centre du Mali aux seuls mouvements ouvertement djihadistes. Deux autres logiques, au moins, côtoient la revendication religieuse : celle de l’autodéfense communautaire et celle de la promotion des intérêts des Peuls pasteurs, plus vulnérables que d’autres composantes des sociétés peules dans la zone. Par ailleurs, le combat « peul » ne cible pas exclusivement l’État. Comme souvent dans les contestations à caractère ethnique déclaré sont visées non seulement les autorités centrales mais aussi, plus sourdement, les élites communautaires jugées complices de l’État. À ces logiques politiques s’ajoute, enfin, du banditisme par opportunisme.
Les épisodes de violence récents reflètent la variété de ces dynamiques. Ainsi, Nampala (à l’ouest) a subi, en août 2016, une attaque meurtrière revendiquée conjointement par des djihadistes et des groupes armés se réclamant de la cause peule. En mai, des conflits intercommunautairesont secoué la zone de Dioura, opposant des communautés bambaras et peules. Plus à l’Est, les tensions anciennes entre agriculteurs Dogons et pasteurs peuls, exacerbées par l’absence de l’État depuis le putsch de mars 2012, provoquent régulièrement des règlements de comptes armés entre les deux communautés.
Enfin, la frontière entre Mali et Niger est un autre noeud de tensions, entre pasteurs peuls et tamasheq (appelés aussi touaregs) notamment. Crime organisé, accès aux ressources naturelles et djihad s’y entremêlent. Ces violences provoquent de massifs mouvements d’exode vers le Burkina Faso et surtout vers le camp mauritanien de Mbera et une crise humanitaire profonde.
Des élites locales pointées du doigt
Dans un contexte politique mouvant et fragmenté, ces aspirations plurielles ne fonctionnent évidemment pas indépendamment les unes des autres. Cette configuration confuse ouvre pour les acteurs des possibilités de positionnements relatifs multiples (alliances, ruptures, collaborations ponctuelles, etc.), et pour les observateurs des lignes d’interprétation des événements et de spéculation non moins nombreuses.
En 2012, la prise d’une partie du centre du Mali par les groupes armés tamasheqs puis djihadistes a rouvert des fractures entre les composantes au sein de la société peule mais aussi entre les Peuls et leurs voisins. En l’absence de l’État et de son armée, les élites locales n’ont pas été perçues comme capables de protéger efficacement les citoyens contre les Tamasheqs du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), souvent rivaux des Peuls dans l’accès aux ressources pastorales.
L’éviction du MNLA par les djihadistes du Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), à l’été 2012, a été vécue par beaucoup comme une libération partielle. Deux récents rapports très complets, l’un de l’International Crisis Group et l’autre de l’anthropologue Boukary Sangare détaillent abondamment la manière dont le MUJAO est parvenu à capitaliser sur l’histoire heurtée des relations entre Peuls et Tamasheqs, et les craintes suscitées par le MNLA parmi les populations.
L’absence de justice
Ces alliances avec les djihadistes, oscillant entre le pragmatisme et l’adhésion idéologique, ont été payées au prix fort au lendemain de l’opération française Serval (2013) contre la coalition islamiste. Dans le Hayré (cercle de Douentza), selon de multiples témoignages recueillis par la société civile peule, les Forces armées maliennes, évoluant dans la zone, se sont rendues coupables de nombreuses exactions : vols de bétail, intimidation des populations, arrestations arbitraires, et parfois exécutions sommaires.
À ce jour, aucune justice n’a été rendue concernant ces actes, ou ceux, antérieurs, commis par les mouvements armés. Plus au sud, dans le cœur du Macina, la crainte de l’armée et le sentiment d’abandon par l’État existent également. Mais l’activisme y est plus consistant, prenant la forme du djihad ou s’exprimant dans le registre ethnique. C’est là qu’opèrent le prêcheur djihadiste Amadou Kouffa ou la toute nouvellement créée Alliance pour la sauvegarde de l’identité peule et la restauration de la justice (ANSIPRJ).
Les maîtres de la foi
Par ses prêches, Kouffa a réussi, dans un premier temps, à véhiculer massivement son message de retour à une époque mythique de la foi prospère, une époque où les Peuls – aujourd’hui brimés, selon lui – étaient maîtres de la foi. Selon des témoignages récents, il dirait désormais avoir pour projet de soumettre tout infidèle à son modèle de foi, et n’avoir aucune considération ethnique.
La cohésion interne de son mouvement est cependant sujette à spéculations. Ainsi, de nombreuses recrues de Kouffa sont en fait des jeunes aux mobiles d’action hétérogènes. Un indicateur de l’endoctrinement variable de ces combattants (dont le nombre est estimé à quelques centaines) est la versatilité de leurs allégeances : certains auraient été récupérés, avec l’assentiment de l’État, par des cadres Peuls au tempérament martial, tels Hamma Founé Diallo.
L’identité guerrière, plus que djihadiste, de ces jeunes rend en effet possible leur intégration dans des dispositifs militaires étatique ou para-étatique, en vertu d’une logique de cooptation sécuritaire dont le Mali s’est fait une spécialité : ces dernières années, les milices pro-gouvernementales ont été plus actives au nord du pays que l’armée régulière. Cependant, les personnalités peules consensuelles auprès des jeunes sont rares, du fait notamment de la fragmentation des chefferies, et du sentiment de faible implication des intellectuels peuls sur le terrain.
Par ailleurs, les tentatives de recyclage combattant de jeunes Peuls dans des entités non peules comme la Plateforme – coalition des mouvements armés du nord pro-gouvernementale, essentiellement composée d’Arabes et de Tamasheqs loyalistes –, restent teintées de méfiance réciproque et invalidées par des tensions persistantes sur le terrain.
De fait, la majeure partie du Macina, et tout le Hayré, continuent de subir l’agitation de groupes isolés de bergers en révolte contre l’État, ou de groupes financés par le mouvement de Kouffa et son parrain Ansar Dine.
Un moment critique
La tentation d’une initiative contestataire identitaire peule est incarnée par l’ANSIPRJ. Cette organisation est née suite à la défection de quelques jeunes issus d’une coordination d’associations de la jeunesse peule. Parmi eux, Bakaye Cissé et Oumar Aldianna ont pris la tête de l’ANSIPRJ. On ignore les effectifs de cette force. Mais son leader Aldianna est adepte des déclarations tapageuses. Il a notamment déclaré que son mouvement serait aux prises avec l’armée malienne partout où nécessaire, crispant des cadres peuls habitués à la conciliation et redoutant une stigmatisation encore plus grande des communautés peules du Mali.
Les rencontres des cadres peuls, menés par l’association Tabital Pulaaku, avec le gouvernement malien de mars à juillet, ou les prises de contact spécifiques avec le ministre de la Justice Me Mamadou Konaté, n’ont pas permis de rassurer sur l’intervention réaliste de l’État au centre du Mali, au plan sécuritaire ou en matière de développement. Le forum de Niono en mai, entre Bambaras et Peuls du Karéri, ou les visites du ministre de la Justice dans les prisons de Bamako en juillet, bien que salutaires, n’ont pas mis fin aux tensions.
Dans ce contexte, Ali Nouhoum Diallo, président de l’Assemblée nationale du Mali durant dix ans (1992-2002), et originaire des communautés pastorales du Hayré, a décidé de lancer une coordination de cadres peuls, en septembre 2016. Longtemps avant cette création officielle, il a été l’une des figures de la dénonciation des abus de l’État au centre du pays. Sa coordination, et son ton acerbe face au gouvernement réveillent les craintes de la division nationale et agitent la société civile peule. Les capacités de conciliation à l’intérieur du monde peul, et d’écoute de la part de l’État malien traversent un moment critique.
Peur omniprésente dans le Centre
Le développement du Centre est à l’arrêt ; la peur y est omniprésente ; les besoins humanitaires sont aigus. Malgré les plaintes visant l’armée, le retour de l’État (ou plutôt d’un État) est souhaité par de nombreux représentants de la société civile. Le nord du Mali a longtemps été le point focal des soubresauts politiques nationaux et l’objet d’attention de la communauté internationale. Aujourd’hui, le centre – zone tampon – vit une crise politique intense, aux possibles ramifications internationales si l’on pense à l’étendue continentale du monde peul.
Comme on l’a vu, les velléités contestataires prennent plusieurs directions concomitantes, sans qu’aucune ne s’impose encore aux autres : celle du djihad, de la revendication communautaire violente, ou de l’activisme non violent soutenu par la société civile. Dans ce contexte indécis, l’attitude des autorités maliennes, à commencer par celle des forces de sécurité, peut encore décider des trajectoires à venir des mobilisations au centre du pays.
Sur un plan plus général, la situation dans cette région du Mali montre à quel point la proximité d’acteurs djihadistes armés rebat les équilibres politiques locaux. Mais elle montre aussi que les trajectoires politiques issues de cette proximité dépendent intimement de configurations sociales spécifiques. Douentza, Gao, Tombouctou, Kidal ont réagi à la confrontation avec les djihadistes chacune à leur manière, inventant parfois des formes d’accommodement inédites. Quiconque prétend aider le Mali à se défaire de la menace djihadiste a le devoir impérieux de reconnaître la variété de ces expériences sociales.