Lorsque les deux journalistes, Pierre Biarnès et Philippe Decraene, quittent Le Monde, au début des années 1980, l’écrivain camerounais Mongo Beti raille la « virtuosité » dont ils ont fait preuve dans l’art de la « désinformation ». Philippe Decraene et Pierre Biarnès, note-t-il, « furent en quelque sorte les Bob Denard de la rotative ».
Ce texte est tiré de l’ouvrage L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, publié au Seuil en 2021 (1 008 pages, 25 euros), dont Thomas Deltombe, auteur de cet article, est l’un des quatre codirecteurs avec Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara et Benoît Collombat.
D’une tout autre inspiration sera l’hommage rendu en juillet dernier par « le Monde » à son ancien journaliste: » C’est un confrère loyal et un hôte attentionné pour les envoyés spéciaux de la rédaction. Sa maison dakaroise leur est ouverte, avec le bon accueil de sa femme, Monique, autrice d’un livre sur la cuisine sénégalaise. Ses confidences servent parfois pour des articles signés par d’autres que lui.
En 1982, Pierre Biarnès fait son entrée au Conseil supérieur des Français de l’étranger, instance consultative devenue assemblée en 2004. En partie grâce à une appartenance maçonnique dont il ne fait pas mystère, il se sert de ce Conseil comme tremplin pour son élection de sénateur des Français établis hors de France, sur la liste de l’Association démocratique des Français de l’étranger, située à gauche, en septembre 1989. Une ambition politique qui l’a amené à quitter Le Monde dès 1985. »
Couvrant l’actualité africaine depuis Dakar, où il est établi comme correspondant du Monde depuis 1959, Pierre Biarnès sillonne l’Afrique francophone dans les années 1960 et 1970 et en connaît intimement toutes les figures marquantes : Senghor, Houphouët, Bongo, Ahidjo, Mobutu, Bokassa, etc. En parallèle à son travail au Monde, il dirige la Société africaine d’édition (SAE), qu’il a fondée en 1961 et qui publie des revues spécialisées, comme Le Moniteur africain du commerce et de l’industrie (1961-1974) et Le Mois en Afrique (1966-1987). Pour animer ces revues, Pierre Biarnès fait appel à son collègue Philippe Decraene, autre spécialiste « Afrique » du journal Le Monde.
Désireux de diversifier les activités de la SAE, les deux hommes mettent leurs épouses à contribution. Paulette Decraene, embauchée par la SAE en 1965, s’occupe du bimestriel L’Afrique littéraire et artistique. Elle quitte cependant l’entreprise en 1973 lorsqu’elle est recrutée comme secrétaire particulière de François Mitterrand, qu’elle connaît depuis les années 1950 et auprès duquel elle travaillera pendant plus de vingt ans. Monique Biarnès publie pour sa part deux livres de recettes pour la SAE, La Cuisine sénégalaise (1972) et La Cuisine ivoirienne (1974), et devient rédactrice en chef d’une revue destinée aux expatriés, Français d’Afrique, lancée en 1979.
D’une façon générale, Pierre Biarnès et Philippe Decraene ne brillent pas par la radicalité de leur critique, ni à l’égard de la politique africaine de la France, ni à l’égard des satrapes africains alliés à Paris.
Pierre Biarnès confirme à sa manière la moquerie de Mongo Beti dans le livre qu’il publie, bien des années plus tard, aux éditions L’Harmattan : Si tu vois le margouillat. Souvenirs d’Afrique (2007). Ce livre étrange, à la fois informé, bourré d’inexactitudes et particulièrement graveleux, donne un aperçu saisissant des mœurs journalistiques françafricaines dans les années 1960-1970.
Pour Ahidjo, précise le journaliste, il valait mieux le voir chez lui, en fin de journée. Pendant qu’il prenait une douche, un de ses serviteurs vous offrait du champagne; puis il arrivait, prenait une bière, se tapait sur les cuisses et commençait à parler. Il était souvent un peu ivre.
Le journaliste boit également pas mal de champagne avec Omar Bongo et fréquente la boîte de nuit privative du palais présidentiel gabonais.
Joignant l’utile à l’agréable, Biarnès bénéficie des petits coups de main de ses amis africains. Sa société d’édition profite par exemple des largesses de l’ambassadeur du Zaïre à Paris, qui ponctionne quelques grosses coupures dans ses « énormes valises bourrées de billets » pour régler les factures impayées. Une faveur qui explique peut-être l’onctuosité avec laquelle le journaliste dépeint l’autocrate zaïrois, un « homme très intelligent » qui a réussi la prouesse de « rétablir l’ordre » dans l’ex-Congo belge. Mobutu, jure-t-il, n’avait « rien à voir avec les caricatures qu’en faisait la presse de gauche européenne, dont les plumitifs n’avaient d’ordinaire jamais mis les pieds au Zaïre ».
COLONEL D’HONNEUR DE L’INFANTERIE DE MARINE
Le correspondant du Monde entretient également des liens étroits avec les services de renseignement français. Plutôt difficiles avec le responsable du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) de Dakar, auquel le journaliste rend pourtant « bien des services », ses relations sont en revanche très cordiales avec Gérard Bouan, son homologue à Abidjan.
Quant au chef de poste de Yaoundé, il missionne carrément le correspondant du Monde pour une opération d’espionnage lorsque Goukouni Weddeye prend le pouvoir au Tchad au tournant des années 1980. Objectif : repérer pour le compte de l’armée française les activités libyennes à l’aéroport militaire de N’Djamena.
De retour à Dakar, mon petit exploit m’avait valu un diplôme de colonel d’honneur de l’Infanterie de marine, que m’avait remis l’attaché de défense, se félicite le journaliste. Puis, quelques mois plus tard, j’avais reçu les insignes de la Légion d’honneur.
Ce mélange des genres se retrouve dans ses activités au sein de la franc-maçonnerie. Membre du Grand Orient de France, Pierre Biarnès entretient d’étroites relations avec ses « frères de lumière », dignitaires africains ou diplomates français – à l’image de Fernand Wibaux, ambassadeur au Tchad puis au Sénégal. Envoyé par Mobutu en mission informelle à Bangui, pour humer l’ambiance dans les couloirs de la présidence centrafricaine au lendemain de la victoire des socialistes français en 1981, Biarnès ne se contente pas de « rendre compte » au dictateur zaïrois (qui met, pour l’occasion, un avion à sa disposition). Il fait aussi son rapport à Guy Penne, membre éminent du Grand Orient et conseiller Afrique de François Mitterrand.
« LES TRENTE GLORIEUSES DU CUL »
Ce qui frappe dans le récit de Pierre Biarnès, c’est l’omniprésence d’anecdotes sexuelles et de formules salaces. Le titre même de son livre, dérivé d’un refrain du chanteur ivoirien Daouda, est une métaphore phallique : le margouillat, lézard africain bien connu, se glisse où il lui plaît… Tous les ragots y passent. Celui, célèbre, prêtant à Valéry Giscard d’Estaing une liaison avec la femme de Bokassa (accusation lancée par l’ex-empereur lui-même peu après son éviction). Ou celui, plus trouble, accusant Houphouët-Boigny d’avoir assassiné « d’un coup de revolver sa maîtresse Bintou, la fille du grand écrivain malien Amadou Hampâté Bâ, qu’il avait surprise en train de se faire un chauffeur » (confidence que Biarnès dit tenir de Gérard Bouan).
Étalant ad nauseam ses obsessions libidineuses, Biarnès raconte par le menu ses expéditions dans les « boîtes à filles » et les « bars à putes », qu’il fréquente assidûment aux quatre coins du continent.
Un soir, j’étais sorti en boîte avec Yves Khun, que j’avais connu à Dakar et qui faisait fonction de chargé d’affaires à l’ambassade de Belgique. Nous avions ramassé deux putes et nous projetions d’aller les tringler dans le lit de l’ambassadeur. Mais au dernier moment, j’avais changé d’avis et je n’avais pas consommé. Bien m’en avait pris. Trois jours plus tard, Khun avait popol en chou-fleur. Il me l’avait montré, tout larmoyant, la goutte au nez. Quand il le pressait, la morve venait.
« Mais y avait-il un seul bar en Afrique qui ne soit pas à putes ? » s’interroge le journaliste en s’amusant de la facilité avec laquelle il s’attire les faveurs des jeunes Africaines. « Pas besoin de se mettre en frais pour lever une fille, note-t-il, une bouteille de Samba (le Lion), la célèbre bière du Katanga, suffisait. La chtouille était à chaque coup assurée. » Mais, ajoute-t-il plein de nostalgie, « nous vivions en des temps bénis, entre la vérole et le sida. C’étaient les Trente Glorieuses du cul ».
De retour de mission, le journaliste du Monde retrouve les plaisirs quotidiens de Dakar. Il apprécie notamment l’atmosphère du Chez-Vous, « le bordel le plus chic de la ville […], où plusieurs années après l’indépendance on trouvait encore des putes blanches ». Biarnès offrira à la tenancière de l’établissement un exemplaire dédicacé d’un de ses nombreux ouvrages : « À Solange, qui, elle aussi, défend vaillamment les positions françaises sur les côtes d’Afrique. »
DES BORDELS DE DAKAR AU SÉNAT FRANÇAIS
Biarnès ne précise pas si Solange a eu le temps de lire sa prose : « Elle sera assassinée d’une balle dans la tête, probablement parce qu’elle en savait trop. » Il ne précise pas non plus que cet assassinat – en réalité deux balles dans la tête – fait suite à l’ouverture d’une enquête lancée par la police française et Interpol en 1989. Le Chez-Vous, note alors une dépêche AFP, est la « plaque tournante d’un réseau de proxénétisme, mis en place en 1955-1956 par Alexandre et Solange Nemeti », entre Bordeaux et Dakar. Le couple « a “traité” en trente ans, selon les policiers, plusieurs centaines de jeunes femmes » (françaises, africaines, colombiennes).
Pendant que Pierre Biarnès vaque à ses occupations, sa femme Monique poursuit ses activités à la Société africaine d’édition. Son magazine est rebaptisé Revue des Français d’Afrique au moment où son mari quitte Le Monde et entame une seconde carrière. Encarté au Parti socialiste depuis les années 1960, il est élu sous cette étiquette au Conseil supérieur des Français de l’étranger (CSFE) en 1982. Sept ans plus tard, il entre au Sénat. Il y représentera les expatriés français jusqu’en 2008.