Dans quelques semaines, la France quittera la ville de Gao, sa dernière base au Mali, et mettra officiellement fin à l’opération Barkhane. Ce retrait ne signifie pas la fin de la guerre de la France au Sahel. Un nouveau dispositif allégé est d’ores et déjà en discussion avec les pays de la sous-région. Mais il acte la défaite de la force Barkhane face aux groupes djihadistes sahéliens qui ne cessent de gagner du terrain. Retour en cinq actes sur la plus longue opération militaire extérieure de la France depuis la guerre d’Algérie.
Ce troisième volet est consacré aux échecs en cascades de la force Barkhane mais aussi de la diplomatie française à partir de 2019.
Une chronique de David Poteaux
Pau, le 13 janvier 2020. Emmanuel Macron a convoqué les chefs d’État du G5-Sahel comme de vulgaires préfets. Le président français exige une « clarification » de leur part. C’est que la situation est en train de lui échapper dans des proportions que personne n’avait imaginées à Paris, et à une vitesse éclair. En quelques mois, ce qui n’était qu’une inquiétude des chercheurs les plus critiques est devenue une réalité évoquée par la plupart des observateurs : la France s’enlise.
Les armées du Mali, du Burkina et du Niger se sont montrées incapables de faire face aux offensives des djihadistes. Pis : elles ont subi de très lourdes pertes. Dans chacun de ces pays, des dizaines de militaires ont été tués lors de l’attaque de leur camp ou lors de déplacements sur les routes. Pour l’armée malienne, c’est la Bérézina : une quarantaine de Fama ont été tués dans l’attaque de leur camp à Boulikessi le 30 septembre ; et une cinquantaine sont morts à Indelimane le 1er novembre. Mais au Burkina et au Niger aussi, les FDS payent un lourd tribut à cette guerre. Le 10 décembre, 71 soldats nigériens ont été tués dans l’attaque de leur camp à Inatés. Des positions ont été abandonnées. Le moral des troupes est au plus bas.
Des pertes énormes
Même l’armée française subit des pertes énormes. Le 25 novembre, treize militaires meurent au cours d’une opération dans l’est du pays. Ils ne sont pas tombés sous les balles des djihadistes, mais dans la collision de deux hélicoptères, un Tigre et un Cougar. Cet accident porte à 39 le nombre de militaires français morts au Sahel depuis janvier 2013. Un bilan qui commence à peser…
En outre, les autorités maliennes ont perdu le contrôle d’une grande partie du centre du Mali. En l’absence de l’État (de l’armée, mais aussi des services de base comme l’éducation, la justice et parfois la santé), les communautés livrées à elles-mêmes sont contraintes de s’organiser pour assurer leur propre protection. Des milices se constituent. Les Dogons s’arment. Les Bambara s’arment. Les Peuls s’arment. Mais pour certains d’entre elles, il s’agit tout autant de combattre les djihadistes ou les bandits, que de s’accapare des terres convoitées. Dès lors, un cycle infernal de tueries endeuille la zone. Le 1er janvier 2019, 37 Peuls sont tués à Koulogon, probablement par une milice dogon, Dan Na Ambassagou. Le 23 mars, le pire massacre est commis à Ogossagou par la même milice : au moins 160 morts (des Peuls encore). Le 9 juin, 35 Dogons sont exécutés à Sobane Dah, par un groupe armé peul. La litanie des tueries est longue. Les civils sont désormais les premières victimes de ce conflit. La Minusma, dont c’est pourtant la mission, est incapable de les protéger, pas plus que l’armée malienne, qui a déserté les lieux, ni que l’armée française, qui n’intervient pas dans cette région, autant parce qu’elle ne le souhaite pas que parce que Bamako ne le veut pas.
Mais ce n’est pas tout. Au Mali, au Burkina et au Niger, les manifestations hostiles à la présence militaire française se sont multipliées en 2019. A Bamako, à Sévaré, à Ouagadougou ou encore à Niamey, des drapeaux bleu-blanc-rouge ont été brûlés et piétinés devant les caméras, des pancartes appelant au départ de la France ont été brandies. Nombre de Sahéliens ne comprennent pas pourquoi l’armée française, l’une des meilleures au monde, n’arrive pas, malgré ses avions de chasse, ses drones et ses tanks, à défaire des ennemis armés simplement de kalachnikovs, ni pourquoi elle est incapable de venir en aide à leurs soldats lorsqu’ils sont sous le feu des djihadistes. Des thèses complotistes commencent à poindre sur les réseaux sociaux. L’armée française est même accusée d’aider ceux qu’elle prétend combattre dans le but d’affaiblir les États et de s’accaparer les richesses naturelles.
En convoquant les chefs d’État mauritanien, malien, burkinabé, nigérien et tchadien dans le sud de la France, Macron espère inverser la tendance. Des actes forts sont posés. Un chronogramme est établi. Chacun doit faire sa part, en matière de sécurité, de justice, de gouvernance. Un « surge » est annoncé : la France enverra 600 soldats supplémentaires dans la région, portant son contingent à plus de 5 100 hommes (contre 3 000 au début de Barkhane).
Mais cette fuite en avant ne règle rien. Certes, les résultats sont spectaculaires après Pau. En quelques semaines, l’armée française neutralise plus de 150 combattants. La branche sahélienne de l’État islamique, active dans la zone des trois frontières, est particulièrement ciblée. Un temps, elle est clairement affaiblie. En juin 2020, la France peut même s’enorgueillir d’avoir tué le chef d’Aqmi, Abdelmalek Droukdel, frappé depuis le ciel alors qu’il se déplaçait en territoire malien (pour quelle raison avait-il fait le voyage ? On l’ignore). Mais ce sursaut n’aboutit à aucun résultat concret. Non seulement les armées sahéliennes ne gagnent pas du terrain, mais en plus, elles commettent des massacres contre des civils, qu’elles soupçonnent d’être sinon des djihadistes, du moins des complices. Fin mars et début avril, les soldats nigériens tuent 102 civils dans la zone d’Ayorou. Au cours du premier trimestre 2020, la Minusma accuse l’armée malienne d’avoir procédé à 101 exécutions extrajudiciaires et 32 cas de disparitions forcées. Au Burkina, l’armée est accusé d’avoir exécuté 31 civils à Djibo le 6 avril.
La stratégie de la terreur
À défaut de gagner les coeurs et les esprits, la stratégie de la terreur décidée par la France pourrait, pende-t-on, permettre de regagner du terrain… Mais non. Les djihadistes continuent de contrôler des pans entiers du centre du Mali, du nord et de l’est du Burkina, et continuent leur progression vers le sud : au sud du Burkina, au nord de la Côte d’Ivoire et du Bénin…
La France commet elle aussi des exactions – plus rarement il est vrai. La frappe de Bounti en est l’exemple le plus emblématique : le 3 janvier 2021, l’aviation française frappe un rassemblement d’hommes en périphérie de la localité de Bounti, dans le centre du Mali. Pour la France, il s’agissait d’une réunion de djihadistes. Mais les témoins locaux contredisent cette version et affirment qu’il s’agissait d’une célébration de mariage : pendant que les femmes faisaient à manger au village, les hommes s’étaient retirés dans une zone ombragée pour discuter. Dans un rapport publié quelques mois plus tard, la Minusma a confirmé cette version. Mais la France n’a jamais voulu reconnaître sa faute.
Bientôt, la France ne maîtrise plus grand-chose, ni sur le terrain militaire, ni sur le terrain politique. En difficulté, Paris tente de trouver des moyens de sortir de cette guerre la tête haute. Pour cela, les Français imaginent tout un tas de structures qui pourraient lui permettre de passer le relai. Mais aucun de ces projets n’imprime réellement. Le G5-Sahel est une coquille vide. Ses projets de développement restent des projets sur le papier, et sa force conjointe n’a de conjointe que le nom : les échanges entre les armées sont rares, hormis au niveau de l’état-major de la force, et les soldats sont en fait positionnés dans leur propre pays (hormis les Tchadiens, qui seront un temps envoyés dans la zone des trois frontières). L’Alliance Sahel, lancée à l’initiative de la France et de l’Allemagne en 2017 dans le but de coordonner le financement de projets entre bailleurs et d’éviter le « saupoudrage » de l’aide, a du mal à décoller. Et la force Takuba, que la France essaye de vendre aux Européens à partir de l’été 2020, ne suscite qu’un intérêt prudent. L’idée est la suivante : mettre sur pied un contingent de forces spéciales issus des armées européennes, le placer sous le commandement de Barkhane, et l’envoyer sur le terrain afin de combattre les djihadistes et d’accompagner et former l’armée malienne. Mais la France a du mal à convaincre ses alliés européens, qui rechignent à envoyer des soldats (pour différentes raisons) et, lorsqu’ils y consentent, en envoient au compte-goutte. L’Estonie envoie 95 hommes, la Suède 150, la Tchéquie 60, le Danemark 70, la Belgique quelques officiers de liaison… Pas de quoi gagner une guerre.
Au fil des ans, la France perd en outre de précieux alliés – pour ne pas dire, dans certains cas, des affidés. Le 18 août 2020, IBK est renversé par un coup d’État militaire dirigé par un quarteron de colonels. Cela faisait des semaines qu’il était contesté dans la rue, après un tripatouillage des élections législatives, et alors que les scandales politico-financiers s’accumulaient – certains concernaient d’ailleurs son fils, Karim Keïta. Un mouvement de contestation à la tête duquel se trouvait le M5-RFP (Mouvement du 5 Juin – Rassemblement des forces patriotiques), une coalition de partis politiques, de syndicats et d’organisations de la société civile, avait organisé plusieurs manifestations à Bamako, dont celles des 10 et 11 juillet, violemment réprimées. Mais c’est l’armée qui a eu raison du vieux président, et qui l’a contraint à la démission. Pour la France, c’est un coup dur, même si elle ne comptait plus vraiment sur IBK pour sécuriser le pays : elle ne connaît pas ces putschistes – elle ne les contrôle pas donc – et ignore tout de leurs intentions.
Quelques mois plus tard, Paris voit un autre allié disparaître – et pas le moindre : le 19 avril 2021, Idriss Déby, qui joue un rôle central dans le dispositif français, est tué alors qu’il s’était rendu au plus près des combats opposant, dans le centre-ouest du pays, l’armée tchadienne au groupe rebelle du FACT (Front pour l’alternance et la concorde au Tchad), venu de Libye. Cette disparition inattendue est rapidement gérée par le clan présidentiel : le fils de Déby, Mahamat Idriss Déby, s’empare du pouvoir dès le lendemain, en dépit de la Constitution qui prévoit qu’en cas de vacance du pouvoir, c’est au président de l’Assemblée nationale d’assurer l’intérim, et que de nouvelles élections présidentielles doivent être organisées « quarante-cinq jours au moins et quatre-vingt-dix jours au plus, après l’ouverture de la vacance ». Craignant le chaos dans un pays indispensable dans sa guerre antiterroriste, Macron ne trouve rien à redire. Il se rend même à N’Djamena pour assister aux obsèques de « l’ami » Déby et pour conforter sa succession dynastique. À Paris, on a beau estimer que la transition a été bien gérée, cette histoire complique encore un peu plus la tâche de la France : Déby fils n’a en effet pas la même poigne ni la même autorité que Déby père, au niveau national comme sur le plan international.
D’autant que l’épidémie de coup d’États militaires se poursuit. Au Burkina aussi, des militaires chassent le président élu, Roch Marc Christian Kaboré, au motif qu’il était incapable de résoudre la crise sécuritaire. Ils s’emparent du pouvoir le 24 janvier 2022. Si Kaboré, comme les militaires burkinabés, s’est toujours montré réticent à l’idée que l’armée française puisse opérer sur le sol burkinabé, sa chute ouvre une nouvelle période d’incertitude pour la France et pour l’opération Barkhane. Paris ignore ce que la junte envisage. Les intentions de Paul-Henri Sadaogo Damiba, le chef des putschistes, ne sont pas claires. La crainte de voir les Russes débarquer au Burkina comme ils l’ont fait au Mali, et ainsi de voir tout le dispositif militaire français s’effondrer – car c’est au Burkina que sont stationnés les forces spéciales françaises depuis plus de dix ans – est réelle.
Série Barkhane (volet 2), l’enlisement de l’armée française 2017-2018